Le pain et le vin – p. 7

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2.3 Synchronicité des dissymétries pain-vin, homme-femme, prêtre-laïc (Note de l’auteur: cette page est présentement en reconstruction)

Dans les deux parties précédentes (2.1, 2.2), nous avons abordé les dichotomies sous-jacentes aux trois couples associés dans notre étude: prêtre/laïc, homme/femme et pain/vin. On est maintenant en mesure de proposer une lecture de ces différentes observations au point de vue structurel.

En respectant le principe de dualisme, on se doit d’établir des comparaisons de valeur entre les termes; l’un se retrouve automatiquement supérieur à l’autre qui, pour rétablir l’équilibre se conçoit supérieur en quantité. Il se produit alors une inversion qualité /quantité[51].

Ainsi, la hiérarchie a souvent employé  l’expression «masse des fidèles» pour désigner le peuple. Cette expression exprime une perception «quantitative» des laïcs opposée à la perception «qualitative» du clergé. En effet,  comme on l’a vu plus haut,  le clerc reçoit une qualification ontologique supérieure dû au caractère sacerdotal. Or, si le clerc se retrouve automatiquement supérieur en qualité au laïc, les laïcs sont conçus comme supérieurs en quantité.

Il y a par ailleurs une  disproportion absolue de la représentation féminine et masculine dans la hiérarchie, la femme étant exclue de la hiérarchie. Et, finalement, on communie beaucoup plus au pain qu’au vin. Si le pain est consommé plus massivement dans l’Église romaine, cela correspond-t-il symboliquement à un déséquilibre des rapports de présence et de «pouvoir»? La femme est effectivement exclue de la hiérarchie et les laïcs de leurs responsabilités «spirituelles». On communie à une «rupture» dans la mesure où l’on ne communie pas à une harmonie symbolique, signe et efficience d’une harmonie existentielle. Dans cette perspective, si l’Eucharistie est la source et le sommet de la vie chrétienne, il se pourrait qu’il y ait rupture à la source et au sommet dans la mesure où une rupture se manifeste dans les rapports de «forces socio-ecclésiales ».

Voyons comment cela peut se présenter schématiquement en terme de qualité versus quantité[52].

A)    PAIN > VIN QT

Cette expression signifie: Le pain est plus important (>) quantitativement (QT) en terme de consomation.

Et, d’après ce qu’on disait sur la place de la femme dans l’Église:

B)    HOMME > FEMME QT

C’est-à-dire: l’homme est plus important quantitativement en terme de présence dans la hiérarchie.

On pourrait adjoindre à ces deux premiers ensembles de relation de «supériorité», les rapports suivants, en correspondance de leur situation respective dans la double colonne dualistique que nous avons présentée plus haut.

RAPPORTS DES QUALITÉS PAIN-VIN HOMME-FEMME CLERC-LAÏC
chef > sujet 1 Cor 11, 3;
Eph 5,23
hiérarchie
activité > passivité travail-société apostolat
régulier > incontrôlable forme dogmatisme
ferme > doux consistance attitudes
logique > intuitif intelligence

De cette manière, on retrouve avant tout une confirmation des stéréotypes les plus répandus sur l’homme et la femme. Bien que certaines applications aux deux autres couples soient aussi possibles, on s’est contenté de relever celles qui semblent les plus plausibles. Les «rapports de qualités» sont donc reproduits dans la conception des rapports pain/vin, homme/femme, clerc/laïc. C’est ainsi que prennent naissance les stéréotypes.

Les stéréotypes correspondent à une vision qui conçoit une qualité comme positive et la qualité correspondante comme négative. À la limite, le mâle et le clerc, étant tous deux «ontologiquement» supérieurs, ne peuvent que s’attribuer les qualités dominantes. Il est intéressant de voir que la question du pouvoir est sous-jacente à la limite qualitative du vin, «incontrôlable» en tant que liquide, au même titre que ce qui surgit du peuple de l’Église: un certain charismatisme, qui a par ailleurs provoqué de réels excès et conduit la hiérarchie à renforcer sa fonction «dogmatique». Une autorité «dominante» mise sur la défensive rejette toute réalité ou toute action qui peut causer une perte éventuelle de son pouvoir, de sorte que s’est constituée peu à peu une façon d’être de la hiérarchie fondée sur un rationalisme logique et formel, le goût de l’ordre et de la loi, une attitude de «maître», c’est-à-dire et en quelque sorte, qu’une primauté a été donnée aux qualités dites masculines. La rupture a toujours pour effet d’hypertrophier le versant dominant.

Et pourquoi ce schème aurait-il cours dans l’Église? Selon la théologie traditionnelle:

C)    PRÊTRE > LAÏC QL

Cette expression signifie: Le prêtre est plus important qualitativement conformément à l’ontologie du sacerdoce.

L’hypertrophie qualitative du sacerdoce ministériel consacrerait-elle les deux hypertrophies quantitatives du pain dans l’Eucharistie et de l’homme dans la hiérarchie? Elle sacrifierait alors au principe récurrent de la domination : richesse d’une minorité, pauvreté de la masse[53]. Le dualisme opte souvent pour ces deux groupes ainsi répartis:

1)    DOMINANT    QL > QT
2)    DOMINÉ         QT > QL

Si l’on se sent toujours obligé de choisir entre la quantité ou la qualité considérées comme irréductibles l’une à l’autre, on peut faire les déductions suivantes.

On a déjà:

A)    PAIN           >    VIN           QT
B)    HOMME    >    FEMME   QT
C)    PRÊTRE    >    LAÏC          QL

Ajoputons ce «corollaire» évident:

D)    LAÏC           >    PRÊTRE    QT

Poursuivant cette logique, on peut donc conclure que:

E)    VIN             >    PAIN            QL

En effet, il est permis de penser que le prêtre, se sachant le seul pleinement autorisé à boire le vin-sang du Christ, accorde à celui-ci, plus ou moins consciemment, une plus grande valeur: s’il lui est réservé, qu’elle en est donc la raison sinon qu’il possède un sens plus riche et/ou plus précieux? Dans la vie courante, le vin n’est-il pas le breuvage des adultes, le breuvage des grandes occasions, des fêtes aussi? Et, finalement, le breuvage de l’âme même[54]?

On voit que le tableau qui apparaît alors réunit des rapports différentiels quantité-qualité en opposition: (tableau à venir)

PAIN > VIN (QT) et VIN > PAIN (QL)
LAÏC > PRÊTRE (QT) et PRÊTRE > LAÏC (QL)

Pour achever le tableau, on doit revenir à:

HOMME             >    FEMME            (QT)

Et, selon la cohérence de ces différentes équations, on est obligé de conclure:

FEMME             >    HOMME            (QL)

Ce qui donne le tableau définitif suivant:

PAIN > VIN QT VIN > PAIN QL
LAÏC > PRÊTRE QT PRÊTRE > LAÏC QL
HOMME > FEMME QT FEMME > HOMME QL

La proposition finale de ce cheminement logique femme > homme (QL) donne peut-être une clé de compréhension pour connaître l’en-jeu de ce système: la qualification de la femme. Si le vin est ressenti comme breuvage de choix, il n’est pas impossible que, par ailleurs, la femme soit perçue inconsciemment par l’homme comme une personne de choix, c’est-à-dire comme étant en possession d’une richesse qu’il n’a pas. On peut se demander, au fond, si la clef du problème ne réside pas tout simplement dans ce mécanisme. Dans une perspective dualiste, si un terme est nécessairement supérieur à l’autre, l’homme en tant que «dominant» s’empressera de se définir comme tel et il y tiendra de crainte que la définition du versant «dominé» ne lui soit attribuée.

Le vin signifie la fête, la jouissance, l’abondance, la richesse. Son goût est délicieux, son effet enivrant. L’ivresse mystérieuse qu’il provoque peut mener à des états d’être assimilables au Nirvana, il devient facilement le breuvage des élus. Il est pourtant dangereux. Il brise les barrières et conduit à l’amour[55], il convient donc de le bien contrôler:

notre sainte mère l’Église, qui connaît son pouvoir dans l’administration des sacrements, fut amenée, pour de graves et justes raisons, à approuver cette coutume de communier sous une seule espèce[56].

Cette «mère» (la hiérarchie) est formée d’hommes pourtant «nés de femmes». Une certaine interprétation de la création, fondée sur le second récit biblique de la création, semble vouloir «contre-balancer» ce fait indéniable:

On voit la leçon que veut donner l’écrivain inspiré : l’homme est «né de la femme»; mais la femme est née de l’homme[57].

Serait-ce que cette question de la maternité préoccuperait l’homme? Ne voit-il pas, justement dans la maternité, la richesse exclusive de la femme, celle qui conférerait à celle-ci une supériorité de qualité? En tout cas, notre «Mère» l’Église est effectivement formée de «Pères», qui ne voient aucune contradiction dans le fait de s’assimiler la qualité maternelle. Pour ne donner qu’un exemple, au synode des évêques en 1971 on fit la proposition suivante:

Le célibat manifeste que l’apôtre est dans le Christ père et mère de ses communautés[58].

Il s’agit là d’une première possibilité qui comporte cependant le défaut de confiner la femme au rôle de mère. Il sera important de pousser l’analyse. Retenons pour le moment l’hypothèse qui veut que le problème fondamental se situe dans la compréhension du rôle de la femme dans l’Église.

Un malaise structurel et peut-être même ontologique a donc cours dans l’Église. La complémentarité fonctionnelle de la structure de l’Église en souffre et la communion en est affectée, ce que reflèterait le déséquilibre de la consommation des éléments symboliques dans l’Eucharistie. Une telle rupture ou dépolarisation ne peut mener à l’harmonie. L’Église actuelle identifiée en bonne partie à sa structure hiérarchique serait-elle menacée de déclin au même titre que l’antique société romaine:

une société telle que la société romaine avait décliné, puis avait disparu par dépolarisation, c’est-à-dire par rupture de la tension antagoniste au profit d’une seule « fonction » : la fonction martienne. Le « césarisme » qui lentement allait acheminer Rome au totalitarisme fatal, c’est l’annexion homogénéisante des fonctions antagonistes au profit d’une seule[59].

L’Église romaine serait alors aux prises avec le même problème que l’institution qui lui a légué son droit et sa structure: l’empire romain[60]?

Eu égard aux réflexions contemporaines relatives à la fécondité des rapports complémentaires, on est en droit de penser que l’Église est privée d’une part de ses richesses du fait qu’on ne confie pas de responsabilités majeures aux femmes et que l’on continue de sur-diriger «spirituellement» les «non clercs» confinés au temporel. Dans cette optique, l’une des implications pratiques, existentielles, de l’approche du symbole proposée dans cette collection d’essais serait que la structure sociale de l’Église catholique fondée sur une conception ontologique du sacerdoce ministériel se répercute directement sur le traitement du symbole eucharistique qui en constitue le surgissement au niveau langagier, manifestant le clivage clerc-laïc, homme-femme dans un déséquilibre affectant la consommation des deux espèces sacramentelles. En d’autres termes, le parallèle s’établit symboliquement si l’on comprend qu’une consommation déficiente du vin dans l’Église correspond à une majoration de la «qualité» du ministère sacerdotal.

Mais si l’Église est considérée comme le Corps du Christ, quel est son rapport au Sang du Christ? En tant qu’elle chemine, on pourrait dire qu’elle correspond au Sang du Christ dans son devenir, dans la qualité du don réciproque, de son amour, du «sacrifice» qu’exprime le sang répandu et recueilli dans la coupe[61] [62].

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[51] René Guénon fait une analyse intéressante de cette opposition qualité/quantité dans Le Règne de la quantité et les signes des temps, Paris, Gallimard (Idées), 1945, 377. Pour ma part, je me sers de ce rapport particulier pour classifier les trois niveaux de structure pain/vin, homme/femme, prêtre/laïc.
[52] J’emploierai les abréviations suivantes : QT pour quantitatif et QL pour qualitatif.
[53] On connaît bien l’analyse classique de Marx sur ce point. Dans L’Idéologie allemande, qui constitue une véritable somme sur le principe de domination, on retrouve avec Marx (et Engels) une grande quantité de rapports «dominant-dominé». La conception allemande de la domination de l’Esprit, dont le principal et le plus influent représentant est sans doute Hegel, y est exposée avec clarté. Quant à la conception de la hiérarchie de Max Stirner, elle consiste en une sorte de concentration utopique de toutes les conceptions de pouvoirs représentées principalement dans les pouvoirs religieux. Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1968, 195ss.
[54] D’Aquin, op. cit., question 74, article 1, p. 563.
[55] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 1016-1018.
[56] Dumeige, op. cit., p. 418.
[57] Philippe Lecarme, L’Église (et l’État) contre la femme?, p. 10.
[58] Laurentin, Réorientation de l’Église, p. 70.
[59] Gilbert Durand, L’Âme tigrée. Les pluriels de psyché, p. 61-62.
[60] Laurentin donne une courte mais intéressante histoire de la clergification de l’Église dans Nouveaux ministères et fin du clergé, p. 104-109.
[61] Léon-Dufour attribue au corps cette signification du pain-corps en faisant dire au Christ: «Jusqu’ici je vous étais présent juxtaposé à vous dans l’espace, et votre communauté se groupait autour de moi. Maintenant, c’est par vous, unis à moi qui vous donne ce pain, que je serai désormais en relation avec vous les hommes et m’exprimerai dans le monde». L’Église devient le corps du Christ (quantitatif). Par contre, selon l’exégète, elle ne peut pas devenir le «sang de l’alliance», car celui-ci exprime plutôt la condition (qualité) du don de Jésus dans sa mort. Une alliance avec le Dieu qui, dans son amour, a toujours cherché à s’unir aux hommes. Léon-Dufour, op. cit., p. 79.
[62] Il est intéressant de noter le parallèle avec la situation de déséquilibre pain-vin: la consommation quasi exclusive du pain (et ce qu’elle implique dans ses significations) et la «Queste du St-Graal», véritable leitmotiv du Moyen-Âge chevaleresque et alchimiste.

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