Le pain et le vin – p. 6

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 2.2 Un dualisme symbolique implicite; historique

À l’époque de la Réforme, on réclama la communion sous les deux espèces, les uns arguant le commandement divin, les autres la plénitude de la grâce. La réponse de l’Église romaine est caractéristique et donne à réfléchir:

C’est pourquoi ce saint Concile, instruit par l’Esprit Saint qui est «l’Esprit de sagesse et d’intelligence, l’Esprit de conseil et de piété» [Is 11,2], et guidé par le jugement et l’usage de l’Église, déclare et enseigne qu’aucun commandement divin n’oblige les laïcs et les clercs qui ne célèbrent pas à recevoir le sacrement de l’Eucharistie sous les deux espèces; et qu’il n’y a aucune raison de douter, sans léser la foi, que la communion sous une seule espèce suffise au salut. Car bien que le Christ, à la dernière Cène, ait institué et distribué à ses Apôtres ce vénérable Sacrement sous les espèces du pain et du vin […], cette institution et ce don n’ont cependant pas pour but d’obliger tous les chrétiens à recevoir l’une et l’autre espèce en vertu d’un commandement du Seigneur […] On ne peut pas non plus conclure du discours du chapitre VIe de saint Jean que la communion sous les deux espèces est un commandement du Seigneur, de quelque manière qu’on le comprenne, d’après les interprétations diverses des Pères et des docteurs. Car celui qui dit: «Si vous ne mangez la chair du Fils de l’Homme et si vous ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous» [Jo 6,54] dit aussi: «Si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement» [Jo 6,52]. Et celui qui dit: «Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle» [Jo 6,55] dit encore: «Le pain que je vous donnerai est ma chair, pour le salut du monde» [Jo 6,52]. Enfin, celui qui dit «Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui» [Jo 6,57] dit également «Qui mange ce pain vivra éternellement» [Jo 6,59][41].

Il n’y a pas lieu ici de discuter de la pertinence des arguments mais de saisir que la préoccupation de l’Église sur ce point est de défendre une tradition qu’elle ne peut se permettre d’admettre comme «erronée». Étant donné que le salut des personnes ne repose pas sur des problèmes d’interprétation théologique et des décisions hiérarchiques, cette position est en effet valable. Mais il n’empêche qu’on élude le cœur du problème en quelque sorte: y a-t-il une différence entre consommer une seule espèce ou les deux? Si non, quelle est la valeur du choix fait des deux espèces? Et si oui, laquelle?

La question de savoir si la communion sous une seule espèce donne autant de grâce fut délibérément laissée sans réponse, le Concile ne voulant absolument pas se lier à une opinion d’école déterminée[42].

Pourtant, la hiérarchie de l’Église n’a jamais craint de s’appuyer sur la pensée de Thomas d’Aquin pour ses arguments doctrinaux; elle en a même fait sa référence principale, ce que déclarait Pie XI en 1923:

Nous trouvons si justifiés les magnifiques hommages rendus à ce génie vraiment divin que, à Notre avis, il convient d’appeler non seulement Docteur angélique, mais encore Docteur commun ou universel de l’Église, celui dont l’Église a fait sienne la doctrine[43].

Pie X, comme le fait remarquer Pie XI, avait déjà affirmé: «S’écarter de Thomas d’Aquin, surtout en métaphysique, ne va pas sans grave préjudice»[44]. Pie XII enfin, encore plus près de nous, recommande avec instance l’étude de l’Aquinate aux «jeunes esprits»:

sa doctrine s’harmonise avec la révélation divine comme par un juste accord; elle est singulièrement efficace pour établir, avec sûreté, les fondements de la foi[45].

Alors comment comprendre que le Magistère n’ait pas relevé les considérations que le «Docteur commun» apporte immédiatement après avoir établi la plénitude de la présence du Christ sous chacune des deux espèces?

Bien que le Christ tout entier se trouve sous chacune des deux espèces, ce n’est pas en vain.
1° Parce que cela sert à représenter la passion du Christ, dans laquelle son sang fut séparé de son corps. C’est pourquoi, dans la forme de la consécration du sang, on mentionne l’effusion de celui-ci.
2° Cela convient à l’usage de ce sacrement, pour qu’on présente séparément aux fidèles le corps du Christ en nourriture et son sang en boisson.
3° Quant aux effets du sacrement. On a vu plus haut que le corps nous est donné pour la santé du corps, le sang pour la santé de l’âme[46].

Il soutenait encore:

comme le note S. Ambroise: «Ce sacrement sert à la protection du corps et de l’âme; et c’est pourquoi le corps du Christ nous est offert sous l’espèce du pain pour le salut du corps, le sang est offert sous l’espèce du vin pour le salut de l’âme» car le Lévitique dit (17, 14): «L’âme de la chair est dans le sang»[47].

Thomas d’Aquin proposait déjà des raisons valables pour privilégier une communion sous les deux espèces[48]. L’Église s’est appuyée sur d’autres arguments du même docteur[49], notamment celui par lequel il justifie la pratique de la communion sous la seule espèce du pain dans le but de prévenir toute «irrévérence». Un certain type de fixation de la théologie à la présence réelle du Christ confère un caractère hasardeux à la manipulation du calice dans une foule, de sorte qu’à l’époque de Thomas d’Aquin, certaines églises avaient déjà pris l’habitude de restreindre la communion des fidèles au seul pain. Le théologien fut alors confronté à une certaine contradiction entre le principe théologique qu’il avait affirmé et la pratique de ces églises. Pour préserver intact le principe de la communion sous les deux espèces, il a dû faire appel à l’argument voulant que le prêtre communie au sang du Christ «au nom de tous les fidèles»[50].

Certains pourraient relever l’artificialité de cet argument: puisque le prêtre peut le faire en leur nom, pourquoi les fidèles continueraient-ils de communier tout simplement? Il ne faudrait toutefois pas oublier que, dans la perspective de Thomas d’Aquin, cette pratique de la communion au seul pain était encore exceptionnelle.

On peut comprendre que la dichotomie principe/pratique se résolve ponctuellement grâce à un certain clivage prêtre/laïcs, comme on le voit chez Thomas d’Aquin. Mais il est par ailleurs possible d’établir un lien direct entre la consommation exclusive du vin par le prêtre et la théologie ontologique du sacerdoce ministériel. Et si la raison historique qui mena à cette pratique est la relative difficulté, autant du point de vue hygiénique que pratique, de distribuer le vin à de grandes assemblées, cela dépend toujours de la même problématique, cristallisée à partir d’une centralisation excessive des ministères aux mains d’un groupe particulier entraînant l’obligation de servir les sacrements, et particulièrement l’Eucharistie, dans un contexte d’assemblée massive (quantitatif). L’institution ecclésiale se sclérose sous un mode hiérarchique sur la base d’une domination relative à la « dignité » sacerdotale (domination qualitative/ontologique du prêtre sur le laïc); parallèlement, au point de vue symbolique, on se fixe dans l’habitude de n’offrir que le pain aux fidèles (domination quantitative du pain sur le vin).

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[41]. Dumeige, op. cit., p. 417, extrait du document du Concile de Trente (XIXe Œcuménique), XXIe Session (1562) : Ch. 1. Les laïcs et les clercs qui ne célèbrent pas ne sont pas obligés de droit divin à la communion sous les deux espèces.
[42]. Ibid., p. 416.
[43]. Cattin-Conus, op. cit., p. 1124, extrait de « Studiorum Ducem » (Pie XI).
[44]. Ibid., p. 1128.
[45]. Cattin-Conus, op. cit., , p. 248, extrait de « Humani Generis » (Pie XII).
[46]. D’Aquin, op. cit., Tome 4, question 76, article 2, p. 585.
[47]. Ibid., question 74, article 1, p. 563.
[48]. Ibid., question 74, article 1, solution 3, p. 563.
[49]. Ibid., question 80, article 12, p. 638-639.
[50]. Ibid., question 80, article 12, solution 3, p. 639.

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