Le pain et le vin – p. 5

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CHAPITRE SECOND:

L’efficience du couple symbolique pain-vin

2.1 Le dualisme dans la tradition judéo-chrétienne

On a présenté jusqu’à maintenant le binaire fonctionnant selon un principe de complémentarité. Dans les sciences, dans la sagesse chinoise et aussi, sans doute, dans l’Eucharistie, la structure transcendante du réel, dans sa dimension binaire, sert à répartir les termes d’un couple dans des relations fonctionnelles qui se complètent pour former une totalité.

Pourtant, il n’en va pas toujours ainsi à tous les niveaux de la réalité. La pensée et la vie sociale humaine «n’interprètent» pas toujours le binaire comme complémentaire. Au contraire, il est souvent vécu comme dualiste, au sens manichéen du terme. Même si les termes d’un couple ne sont pas toujours pressentis dans un rapport du bien au mal, ils seront, dans les autres cas, assimilés à une dialectique «dominant-dominé».

Le couple matière-esprit, par exemple, que Jung propose comme couple polaire de l’axe qu’il appelle synchronique, a longtemps été et est encore souvent interprété dans une relation dominant-dominé et même bien-mal. Demandez à quelqu’un si l’esprit est supérieur à la matière, il vous répondra sans hésitation, la plupart du temps, qu’il l’est. La religion est imprégnée de ce schème dans les termes chair-esprit ou encore âme-corps. En ce qui a trait à ces couples, la tendance est particulièrement fréquente d’attribuer la valence mal à la chair et celle de bien à l’esprit.

Pour illustrer l’universalité de cette tendance à classifier les couples selon une rubrique maîtresse dominant-dominé ou bien-mal, on prendra quelques couples parmi des échantillons de diverses cultures; on y reconnaîtra certainement quelques-uns des stéréotypes de nos propres sociétés. De même, dans la nomenclature suivante, on voudra bien remarquer que les rapports qui en résultent ne sont pas comparables à ceux qui seraient établis selon un principe de complémentarité:

Tableau BIEN (DOMINANT) - MAL (DOMINÉ)À partir des premiers termes bien-mal, on peut se faire recouper tous les autres couples. Par exemple, normalité = bien, inversion = mal, et ainsi de suite. On a inscrit le dernier couple homme-femme en accord avec toutes les classifications proposées par les différentes cultures[29], ce qui, dans la logique des termes, oblige à identifier l’homme au bien et la femme au mal, ou encore, l’homme à ce qui est dominant et la femme à ce qui est dominé.

On remarquera que ce dualisme n’appartient pas exclusivement aux cultures «païennes» et qu’il se retrouve dans la Tradition judéo-chrétienne. La conception de la femme n’y est pas toujours très enviable, elle devient même souvent l’élément dangereux à éviter à tout prix. Prenons-en à témoin la Bible[30] elle-même:

Et je trouve la femme plus amère que la mort, parce qu’elle est un piège, et son coeur est un filet, et ses bras sont des liens. Qui plaît à Dieu lui échappe, mais le pécheur s’y laisse prendre. (Qo 7,28)
C’est par une femme qu’a commencé le péché, et c’est à cause d’elle que nous mourrons tous. Ne donne à l’eau aucune issue, ni à la femme mauvaise aucune liberté, si elle ne se conduit pas à ta guise, de ta chair retranche-la. (Si 25, 24-26)
Mieux vaut la méchanceté de l’homme que la bonté de la femme; une femme couvre de honte et amène l’opprobre. (Si 42,14)

Le rapport symbolique est encore plus explicite au début de la Genèse:

Dieu dit à la femme: «vers ton mari (se portera) ton désir et lui dominera sur toi». (Gn 3, 16b)
Dieu dit à Caïn: «le péché n’est-il pas tapi à ta porte? Vers toi (se porte) son désir, mais à toi de dominer sur lui». (Gn 4, 7b)

La structure littéraire de ces deux versets impose d’elle-même les rapports suivants:

Femme -> Désir -> Homme
Péché <- Domination <- Caïn

La femme, qui devient l’expression même de la misère de l’humanité chez Qohélet, ne se sentira guère plus valorisée par la pensée scolastique qui a modelé l’Église du Moyen-âge et continue encore aujourd’hui à laisser des marques profondes. Écoutons le «maître» théologien de l’Église, Thomas d’Aquin lui-même:

Si nous regardons la nature dans les individus particuliers, la femme est quelque chose de défectueux, quelque chose d’avorté, car la vertu active qui se trouve dans la semence du mâle vise à produire quelque chose qui lui soit semblable en perfection selon le sexe masculin, mais, si c’est une femme qui est engendrée en fait, cela résulte d’une faiblesse de la vertu active ou de quelque mauvaise disposition de la matière[31] […]

Ou encore, comme Pierre Gallay le rapporte d’un autre texte:

Il faut dire que la femme est subordonnée à l’homme à cause de la faiblesse de sa nature (imbecilitatem naturae) en ce qui regarde la vigueur de son esprit et la force de son corps[32].

Ce qu’il faut reprocher à cette théologie n’est pas tant qu’elle ait été pensée car, à l’époque, même les conceptions biologiques étaient très partielles, mais le fait qu’on s’y réfère encore plus ou moins consciemment. René Van Eyden résume bien ce préjugé philosophico-théologique. Pour certains:

Le fait que la femme tient dans la famille, la société et l’Église une place subordonnée à celle de l’homme ne se fonde pas sur le pur hasard ou sur des circonstances culturelles, mais sur l’être et la nature de la femme elle-même au sein d’un cosmos ainsi bâti par Dieu. Dans ce modèle hiérarchique, le prêtre qui présente les offrandes et sert de médiateur entre Dieu et les hommes est par excellence le représentant de l’ordre sacré dans le monde et il confirme par cette qualité même la supériorité de l’homme et l’infériorité de la femme. C’est pour cela que l’homme seul peut accéder au sacerdoce; l’exclusion de la femme se fonde sur un droit de nature d’origine divine[33].

Comme on peut le constater, la question de la femme accompagne d’assez près la question du prêtre. Pour Thomas d’Aquin toujours: «Puisqu’il ne peut y avoir dans le sexe féminin aucun degré d’éminence, puisque la femme est dans un état de subordination, elle ne peut recevoir le sacrement de l’ordre»[34]. Les énoncés les plus problématiques sur la condition de la femme se font souvent entendre au moment où l’on propose un ministère sacerdotal de la femme ou le mariage du prêtre. René Laurentin fait ressortir le même problème par un autre biais:

À la suite de saint Augustin, dont l’influence a pesé lourd en cette affaire, l’Église n’a pas totalement liquidé les séquelles d’un certain manichéisme, qui tend à confondre «mal» et «sexualité». […] admettre des hommes mariés au sacerdoce, c’était introduire le mal dans les rangs purs du clergé[35].

Et si l’on se questionne sur la dignité de la femme en regard du sacerdoce ministériel, c’est parce que l’on a accordé à celui-ci une valeur spéciale dans la théologie:

Mais elle individualisa (la théologie) et pétrifia les ministères dans l’absolu, en élaborant une ontologie du sacerdoce. Le caractère, que saint Augustin identifiait au signe public de l’ordination, fut interprété comme une sorte de transformation personnelle qui élevait le bénéficiaire à un nouvel état chrétien, supérieur à celui des laïcs. Cette doctrine se durcit face à la Réforme protestante, fonctionnelle et anti-cléricale[36].

De ce point de vue, on peut déjà constater une double domination du sacerdoce : premièrement, en tant que clerc par rapport au laïc; deuxièmement, en tant qu’homme par rapport à la femme, et cela en vertu de la «dignité» du ministère spirituel que le prêtre remplit. Dès lors, on accordera au laïc la dimension opposée: le temporel sera son domaine[37]. Vatican II développe une théologie du laïcat plus ouverte, mais:

Ces éléments positifs n’empêchent pas la hiérarchie d’adopter vis-à-vis du monde une attitude de supériorité, en raison même du vieux rêve de chrétienté qui continue de hanter plus d’un esprit: on atteindrait l’idéal si la cité temporelle se construisait lentement sous la houlette souveraine de la hiérarchie[38].

Donc,

Tout le drame vient de ce que tout en prétendant que les laïcs ont un rôle original à jouer dans le «temporel», l’on ajoute que leur apostolat s’y exerce sous la haute direction de la hiérarchie. Il n’y a d’apostolat véritable que l’apostolat hiérarchique. Ainsi, le laïc est assimilé, englobé par la hiérarchie et dès lors, dans une certaine mesure, il perd sa signification propre[39].

L’Église porte encore aujourd’hui le poids de conceptions qui fondent une domination du clerc sur le laïc impliquant celle de l’homme sur la femme, un clivage qui est toujours considéré comme justifié et irréductible dans la pratique, de sorte que subsiste ce que d’aucuns appellent une «caste de célibataires, allergiques à toute intrusion»[40], ce repliement identitaire encore perceptible chez une bonne proportion des membres du clergé. Cette double domination, du prêtre sur le laïc, de l’homme sur la femme, est très ancrée d’un point de vue philosophique et théologique puisqu’on lui attribue un caractère ontologique. La structure sociologique de l’Église est imprégnée de la vision dualiste qui en résulte et qui l’oblige à disposer les principaux éléments de sa «chair» même en des termes irréductibles.

Mais si la communion au couple pain et vin «signifie» la communion à un principe de changement radical au niveau du vécu, où donc se situe l’efficacité de notre propre communion à ce principe toujours pleinement actif en lui-même? Comment se fait-il que le sens du rituel eucharistique puisse impliquer la complémentarité symbolique des espèces pain et vin, corps et sang du Christ, alors que le vécu existentiel de son Église manifeste une conception dualiste des rapports entre ses membres? Mais voilà, justement, on ne communie pas au pain «et» au vin dans l’Église. Seuls les prêtres y ont droit absolument, la pratique de la communion sous les deux espèces n’étant pratiquée par le peuple chrétien qu’en d’assez rares occasions. On peut dire que la très grande majorité des catholiques ne communie que sous «l’espèce» du pain.

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[29]. Ces exemples de classifications couvrent un très vaste échantillonnage de cultures et débordent effectivement l’Occident. Notons aussi que même les Chinois, en possession d’un principe très harmonieux, n’échappent pas, en dehors de l’idéal, aux classifications de ce type, bien qu’elles soient souvent plus nuancées. Pour consultation voir Needham, op. cit., 116, 151, 154, 192, 195-196, 279, 328, 373, 387.
[30]. J’emploie la traduction du chanoine Osty à cause de sa fidélité littérale. La Bible, traduction par Émile Osty et Joseph Trinquet, Paris, Seuil, 1973.
[31]. Thomas D’Aquin, Somme théologique, Tome 5, première partie, question 92, article 1, p. ?.
[32]. Pierre Gallay, Les femmes-prêtres?, p. 75. La parenthèse est de nous. Supplementum, question 81, article 3, p. 148.
[33]. Ibid., p. 77-78. Tiré de « La femme dans les fonctions liturgiques », Revue Concilium, no 72, p. 75.
[34]. Ibid., p. 75.
[35]. René Laurentin, Réorientation de l’Église après le troisième Synode, p. 32.
[36]. René Laurentin, Nouveaux ministères et fin du clergé devant le troisième synode, p. 107.
[37]. Vatican II, Les seize documents conciliaires, Éditions du Centurion, 1967. Voir particulièrement la « Constitution Lumen Gentium », no 31, et « Apostolicam Actuositatem », nos 4-7.
[38]. Paul Guilmot, Fin d’une église cléricale? Le débat en France de 1945 à nos jours, p. 320-321.
[39]. Ibid., p. 323.
[40]. Laurentin, Réorientation de l’Église après le troisième Synode, p. 30.

 

 

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