Le pain et le vin – p. 8

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2.4 Retour à l’efficience du symbole

Depuis la scolastique, le principe de rupture se perçoit aussi dans la «théorie du symbole». Si les Pères de l’Église unissaient volontiers symbolisme et efficience, les théologiens scolastiques en vinrent à séparer res et sacramentum, de sorte que l’on se retrouve avec une objectivisation du sacrement à la consécration[63]. Pour réunir res et sacramentum, il faudrait réintégrer le sens de la manducation des éléments symboliques[64]. D’une part, l’acte de manger est un acte de subsistance, d’autre part, le fait de s’assimiler une nourriture marque le lien vital entre l’homme et l’univers[65].

les paroles du discours johannique, qui suit le miracle des pains, ouvrent sur le mystère de la nourriture eucharistique; elle accomplit dans l’ordre spirituel ce que fait la nourriture terrestre : communiquer la vie[66].

Cette vie est vie divine, vie trinitaire, vie harmonieuse, vie complémentaire. Il est donc important de retrouver aussi le sens du «repas ensemble», car la fonction première du repas communautaire est bien celle d’associer des êtres[67]. Les rapports réciproques entre les personnes doivent s’en imprégner. À ce moment, la communion prendra encore davantage son sens:

Les paroles de Jésus ne veulent pas simplement affirmer un nouvel état du pain et du vin; cherchant à engager un dialogue, elles proposent non pas une théorie à admettre, mais une nourriture à assimiler en vue d’un engagement existentiel[68].

Cet engagement existentiel doit viser à dépasser les ruptures, particulièrement celle strictement ecclésiale, prêtre-laïc:

Il faut renoncer à monopoliser le sacré dans un système clérical, si l’on veut que le Salut (le sacré authentique) se réalise tout en tous[69].

Un nouveau couple binaire vient confirmer cette nécessité. En effet, bien que l’Eucharistie comporte le couple symbolique pain-vin, elle fait elle-même partie d’une dualité qui a été plus ou moins oblitérée dans la théologie et dans la pastorale, et que relève Léon-Dufour:

Deux genres de mémoire sont demandés au disciple de Jésus : l’une par une action liturgique, l’autre par un comportement de service. Dans leurs rassemblements autour d’une table, les premiers chrétiens ont reconnu, pleins de joie, le Ressuscité présent parmi eux; puis ils se sont rappelé le commandement d’anamnèse donné par le Seigneur lors de son dernier repas; ainsi, par la mémoire de ce qu’avait fait Jésus en dernier soir pour couronner sa vie entière, ils ont ritualisé leurs assemblées sous la forme du repas eucharistique. D’autre part, comme l’a explicité le IVe évangile, Jésus a laissé aussi une autre mémoire à faire, qu’il appelle «l’exemple donné», à savoir le lavement des pieds. Deux types de «mémoire» étaient donc requis de la part des chrétiens, mémoire eucharistique proprement dite et mémoire du service que symbolise le geste de Jésus lavant les pieds de ses disciples. La convergence entre les deux mémoires s’imposait, au point qu’au XIIIe siècle, le lavement des pieds a été considéré comme un sacrement, en un sens large qui n’est plus retenu aujourd’hui.
Dans l’un et l’autre cas, Jésus domine le temps. Sa parole sur le pain et sur la coupe, son geste de laver les pieds, voilà ce que les croyants doivent «faire en mémoire», faire selon «l’exemple donné». D’emblée, l’Église est invitée à deux actions différentes, l’une dans sa vie cultuelle, l’autre dans son existence profane, mais l’une et l’autre axées semblablement sur l’amour des frères: les deux ont pour finalité d’animer l’Église. L’une symbolise par la nourriture, l’autre exprime par tel geste de service approprié la vie nouvelle des chrétiens. L’une et l’autre manifestent la présence à travers l’absence, que ce soit dans l’action liturgique par laquelle le Seigneur se rend présent à ceux qu’il vivifie, ou dans le geste de la charité par lequel le Seigneur est rejoint dans le plus petit des hommes en situation de misère[70].

Le mécanisme de domination impliqué dans le dualisme est cohérent dans le fait que concevoir un «couple» dans une relation dominant-dominé se répercute sur tous les autres rapports connexes. L’Eucharistie a elle-même été hypertrophiée en tant que rituel par rapport à l’existence du chrétien, devenant le pôle dominant par rapport à celui de la qualité du service fraternel exprimée dans le lavement des pieds. Ce nouveau clivage pourrait expliquer que l’on puisse pousser à ce point la conception du «droit sacerdotal» dans le contexte de l’Eucharistie:

Quand il [le célébrant] s’approche de l’autel, c’est donc en tant que ministre du Christ, inférieur au Christ, mais supérieur au peuple. […] Le peuple […] ne peut en aucune manière jouir du droit sacerdotal[71].

L’hypertrophie sacerdotale impliquerait l’hypertrophie du rituel par rapport à l’existence; l’hypertrophie sacerdotale serait elle-même relative à l’hypertrophie sexiste; et l’hypertrophie du rituel eucharistique serait accompagnée d’une hypertrophie de la consommation du pain. Par conséquent, rétablir un équilibre en tenant compte de la complémentarité inhérente au réel dans son ensemble, répartir les tâches sociales sans références aux stéréotypes sexuels imprégnés de dualisme et accueillir la réciprocité de service dans l’Église, sont quelques-unes des propositions qui émergent du cheminement entrepris à travers cette collection d’essais. Mais elles ne sont pas les seules souhaitables.

L’Église aspire à son accomplissement, à l’harmonie divine, trinitaire, qu’exprime la communion pleine et entière au pain et au vin, au Corps et au Sang du Fils de l’homme, principe de vie éternelle:

En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous. Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour. Car ma chair est vraiment une nourriture et mon sang vraiment une boisson. Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. (Jn 6, 53-56)
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[63]. Didier, op. cit., p. 21-26.
[64]. Ibid., p. 27-32.
[65]. Léon-Dufour, op. cit., p. 43.
[66]. Ibid., p. 45.
[67]. Ibid., p. 47.
[68]. Ibid., p. 322.
[69]. Laurentin, Réorientation de l’Église, p. 147.
[70]. Léon-Dufour, op. cit., p. 323-324.
[71]. P. Cattin et H. Th. Conus, Sources de la vie spirituelle, Documents pontificaux, Tome II, p. 1652.

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