Le pain et le vin – p. 9

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CONCLUSION

On conçoit de plus en plus la richesse que peut comporter une lecture binaire complémentaire du réel. Mais la clé d’interprétation binaire n’est pas absolue, la preuve en est que, si l’on s’y fixe, la dualité devient «duel» entre le dominant et le dominé; la guerre, le viol, l’oppression en découlent.  Pour remédier au problème, on cherchera ou à créer un pouvoir monolithique aux mains des dominants ou à uniformiser à l’extrême dans la ligne des dominés. Ces solutions sont vouées à la «mort», exactement comme si l’on cherchait à donner le pouvoir à l’électron dans l’atome (on sait ce que cela produit), ou encore, à inventer un atome ne possédant qu’un noyau.

La création elle-même enseigne la nécessité de la différence dans une perspective de complémentarité, mais différence ne veut pas dire séparation définitive. La séparation des «espèces» du pain et du vin, par exemple, est comprise par la théologie traditionnelle comme signe du sacrifice de la mort du Christ[72]. Lui-même a proposé un mémorial de cette mort dont la conclusion est toujours, dans la communion, une réunification des deux principes complémentaires de l’être, symbolisés par le pain et le vin, communion qui devient donc communion au Ressuscité[73].

Il est assez remarquable que Jésus, un Juif, qui aurait dû voir la consommation du sang comme tabou, propose précisément ce rite lors de l’Eucharistie. Il faut comprendre que les Juifs avaient un sens aigu du symbolisme du sang et de la chair. Le sang est la vie même de l’être auquel il appartient. Le consommer avec la chair revient à recréer l’unité en soi et s’assimiler l’être que l’on mange, chose absolument inconcevable pour eux. Jésus propose justement cette assimilation: communion à l’harmonie divine par la consommation de son corps et de son sang, et, par le fait même, acquisition de la vie éternelle:

Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle; et moi, je le ressusciterai au dernier jour. (Jean 6, 54)

Nourriture de mort

Ce n’est pas la première fois qu’un rituel de manducation s’impose dans le vécu religieux, bien au contraire: à travers l’Histoire on retrouve une histoire de la manducation symbolique. Du fruit mangé à l’Éden, en passant par la Pâque, jusqu’à Jésus et son mémorial eucharistique.

On mange de tout pour retrouver l’unité avec Dieu, la vie éternelle: des végétaux, des viandes… On se mange aussi réciproquement dans l’illusion de recréer en soi l’image primordiale de l’unité divine: anthropophagie, spermatophagie, coprophagie et érotisme rituels sont très souvent au cœur des rites des cultures les plus diverses[74]. La sexualité devient un lieu privilégié de cette quête.

La séparation sexuelle est le signe de la non divinité de l’homme, son «sacrifice». L’érotisme devient alors le moyen par excellence de recréer la divinité et, partant, la vie éternelle, par le moyen d’une véritable auto-manducation:

Éros apparaît donc comme une puissance primordiale, sans père ni mère, sans sexe ni âge, permettant d’unir les principes opposés et donnant à chacun le regret de l’unité, d’un paradis perdu où n’existaient pas encore le féminin et le masculin, les tendances dissociatrices de la multiplicité[75].

L’humain de désir cherche ici sa nourriture:

L’homme devenu Éros est un être de désir, ne connaissant qu’un espace, l’espace oral, la bouche dévorante, oscillant en permanence entre le besoin de jouir et le besoin de dominer[76].
D’un autre côté, ce rassasiement des sens sera bien incomplet s’il n’y avait le désir d’assimiler l’autre, de le manger, de le digérer, d’en faire sa chose, afin que la puissance ne puisse être tenue en échec[77].

René de Gourmont expose bien cette réalité dans ce dialogue inventé entre Satan et Lilith, au cours d’une libation érotique:

SATAN – Oui, tels devaient être nos premiers baisers, à nous! nous avons pour jamais faussé l’amour! nous lui avons mis la tête en bas, Femelle, je t’adore!
LILITH – Mâle, je t’adore!
S. – Femelle, à toi mes éjaculations du soir.
L. – Mâle, à toi ma prière du matin[78].
S. – Nous avons communié sous les deux espèces… Tu ne comprends pas? Dans quatre ou cinq mille ans, cette plaisanterie aura quelque sel. Tu verras, c’est assez blasphématoire.
L. – O mon pain quotidien!
S. – O ma coupe de vin nouveau!
L. – J’ai faim de ta chair, ô mon bouc!
S. – J’ai soif de ton sang, ô ma louve![79]

L’Histoire, d’un repas à l’autre

Pour le chrétien, l’histoire de la manducation commence dès le début. Il sait que Dieu avait planté deux arbres en Éden, celui de la vie et celui de la connaissance du bien et du mal (Gen 2,9). Adam, le fruit de l’humus, l’humain[80], pouvait consommer de tous les fruits du jardin, mais ne devait pas manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où il en mangerait, il deviendrait passible de mort (Gn 2,17).

Après la première étape de son jardinage munificent et de l’installation de l’humain en Éden, Dieu s’appliqua à distinguer en l’humain un couple complémentaire: il fallait que l’Un soit complété par l’Autre. Et Dieu distingua en l’humain, l’homme et la femme[81] (Gn 2, 22). «Or tous deux étaient nus, l’homme et la femme, et ils n’avaient pas honte l’un devant l’autre» (Gn 2,25). Ils n’éprouvaient pas de trouble face à la différence: ni désir, ni domination (Gn 3,16).

Survint le serpent qui, le premier, transforma la distinction, la séparation complémentaire, en rupture. Il s’adressa d’abord à la femme (Gn 3,1), établissant le dialogue avec elle exclusivement. Celle-ci accepta de manger du fruit et en donna à l’homme. Désormais, ils «connaissaient» le bien et le mal; ils avaient acquis une vision dualiste de la réalité. À partir de ce moment, «ils connurent qu’ils étaient nus» (Gn 3, 7a), ils éprouvèrent du trouble face à la différence, désormais vécue en termes opposés. «Ils cousirent des feuilles de figuier et se firent des pagnes». (Gn 3, 7b). Le vêtement devient un écran au duel latent: «Ta convoitise te poussera vers ton mari et lui dominera sur toi» (Gn 3, 16b).

Dès lors, l’homme et sa femme se cachent aussi de Dieu, car ils ne sont plus en harmonie de pensée avec lui. L’humain se sent nu, même devant Dieu, il «sent» la différenciation dualiste avec Dieu même. À partir du moment de la chute, c’est la réaction en chaîne des séparations fixées: «C’est la femme, c’est le serpent» (Gn 3, 12-13). Les conséquences: souffrances dans la grossesse, sueur, désir et domination, et, surtout:

Yahvé Dieu dit: «Voilà que l’homme est devenu comme l’un de nous, pour connaître le bien et le mal! Qu’il n’étende pas maintenant la main, ne cueille de l’arbre de vie, n’en mange et ne vive pour toujours!» Et Yahvé Dieu le renvoya du jardin d’Eden pour cultiver le sol d’où il avait été tiré. Il bannit l’homme et il posta devant le jardin d’Eden les chérubins et la flamme du glaive fulgurant pour garder le chemin de l’arbre de vie. (Gn 3, 22-24).

L’humain s’est illusionné, la connaissance du bien et du mal est caduque pour lui, sa position de créature, sans doute, le rend incapable d’assumer la «non réalité» du mal et l’infinité de la possibilité du bien; il devient déchiré, il meurt. Et depuis ce temps, il a faim, il a soif, il éprouve une insatiable nostalgie de la saveur du fruit de l’arbre de vie. Et depuis ce temps, il mange, cherchant la vie. Il tente de recréer cette unité primordiale par l’érotisme, cette nourriture, cette «communion» qui tend à réunir les opposés…

Mais les chérubins veillent à l’entrée du jardin: seul Dieu peut en permettre à nouveau l’entrée.

Nourriture de vie

Et Jésus surgit au milieu et à la fin de l’histoire de l’humain et de l’histoire d’un Dieu qui, tendrement, veut redonner la vie à sa créature. Au jour fixé apparaît celui qui donne la vie en donnant à manger sa chair et son sang. Le blasphème n’a plus de portée, le Diable (Dia-ballein: qui sépare et fixe la séparation en se mettant «au travers») a mené Jésus à la mort, mais celui-ci, parfaitement uni à son Père, est ressuscité.

Je mettrai une hostilité entre toi et la femme, entre ton lignage et le sien. Il t’écrasera la tête et tu l’atteindras au talon. (Gn 3,15).

Et Jésus laisse un mémorial de vie, un Sym-bole qui a le pouvoir de contrer le Dia-bole.

En attendant, tâchons de repérer les dualismes, les disharmonies et laissons le mémorial de Jésus remplir son efficience: rituel eucharistique et lavement des pieds. Concevoir désormais l’Église comme une communauté de service où chacun porte son ministère (I Cor 12, Rom 6, 8), dans une alternance de moments où l’on sert et où l’on est servi. Mangeons la nourriture de vie éternelle, force pour le service, avec l’espérance de la promesse de Jésus:

Vous mangerez et vous boirez à ma table dans mon royaume. (Luc 22, 30)
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[72]. Didier, op. cit., p. 36-38.
[73]. L’Église a toujours tenu compte du fait que la résurrection du Christ impliquait l’unité de ses parties (vi concomitantiae, Didier, op. cit., p. 37). De sorte qu’elle affirma que tout le Christ était présent dans chacune des espèces, mais, ce faisant, elle passait complètement à côté de la richesse symbolique contenue dans le geste de communion qui réunit les deux éléments complémentaires que la mort avait séparés.
[74]. Pierre Mariel, Sectes et sexe. La sexualité dans l’ésotérisme traditionnel, St-Jean de Braye (France), Dangles, 1978. Cet ouvrage recueille beaucoup de traditions dont les gestes visent le but « divinisateur ».
[75]. André Cuvelier, Sensualité, sexualité et vie spirituelle, Montréal, Editions Pauline, 1976, 41.
[76]. Ibid., p. 44
[77]. Ibid., p. 43.
[78]. Mariel, op. cit., p. 57.
[79]. Ibid., p. 60.
[80]. Voir note « j », p. 32, dans Bible de Jérusalem : « L’homme, Adam, vient du sol, adamah. Le nom collectif deviendra le nom propre du premier humain. » (Nous soulignons). La Bible de Jérusalem, Paris, Cerf, 1974.
[81]. Voir note « i », p. 35, dans Bible de Jérusalem : « L’hébreu joue sur les mots îshsha « femme » et îsh « homme ». Adam, tiré de l’humus, l’humain est composé de îshsha et îsh, l’homme et la femme.

1 Responses to Le pain et le vin – p. 9

  1. Lucie dit :

    Merci M.Rufiange de nous partager vos recherches sur le pain et le vin.
    A l’approche de Pâques (et du Jeudi-Saint), c’est une bonne occasion de réfléchir sur le sens de ce mémorial qui peut nous aider à retrouver l’harmonie. Si Jésus nous a laissé le pain et le vin, c’est que ces 2 éléments étaient nécessaires à l’homme qui a faim et soif.

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