La dynamique du binaire – p. 12

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2.3.3 La latéralité et le cerveau

De nombreuses études ont démontré l’existence de rôles spécifiques répartis sur les deux hémisphères, gauche et droit, du cerveau. Il y a déjà plus d’un siècle que des observateurs découvrirent que des problèmes de langage résultaient de dommages subis au côté gauche du cerveau et que de tels dommages subis au côté droit ne nuisaient en rien à ces mêmes facultés de langage. On fit alors une constatation importante: contrairement à ce que l’on imaginait, c’est le côté gauche du cerveau qui dirige le côté droit du corps, et inversement. Les cas de paralysie latéralisée résultant d’un traumatisme crânien furent ainsi éclairés.

Peu à peu, les recherches vinrent démontrer que l’élaboration du langage se produisait du côté gauche du cerveau. Les recherches ont aussi établi qu’il y a un lien intrinsèque entre cette latéralisation de la faculté de langage du côté gauche du cerveau et la priorité donnée à la main droite, d’autant plus qu’on a constaté l’inversion de ces dispositions chez une partie des gauchers[46]. Ce fait serait attribuable à la tendance d’un des deux hémisphères de procéder à l’initiation du geste, en l’occurrence l’hémisphère gauche pour le droitier, et inversement pour le gaucher. Certains savants[47] sont portés à penser que la détermination de la latéralisation du cerveau est, précisément, relative au contrôle de la motricité. Cela expliquerait la latéralisation plus forte dans le cas de l’articulation du langage, en regard de sa compréhension, et se justifierait par l’argument suivant : il est plus facile à un hémisphère, seul, de procéder à l’initiation du geste, qu’aux deux. Finalement, un hémisphère s’étant accaparé de certaines fonctions, l’autre n’a plus qu’à remplir les rôles secondaires que le premier ne peut assumer, faute d’espace et de temps; il est trop «occupé».

Ces observations du neurologue américain M.C. Corballis, comme on le sent déjà, impliquent la croyance en une sorte de prédisposition de l’hémisphère gauche à l’initiation du geste; cette position n’est pas sans poser des problèmes face à l’exception que constitue le gaucher. Corballis le reconnaît lui-même:

In proposing this admittedly rather incomplete account of the biological bases of human laterality, I am uneasily aware that I, too, may have failed to reckon adequately with that much left-out-group, the left-handers[48].

En effet, affirmer, catégoriquement, l’aptitude structurale de l’hémisphère gauche à traiter le langage ferait, des gauchers latéralisés, des êtres nécessairement sous-doués… et, des gauchers non latéralisés, des êtres incompréhensibles. Des recherches ont prouvé au contraire qu’il n’existe aucune infériorité intellectuelle chez les gauchers par rapport aux droitiers et que le fait d’être gaucher comporte même des avantages, particulièrement dans le domaine artistique[49].

Penchons-nous davantage sur la séparation des rôles entre les deux hémisphères du cerveau. Ce sont les recherches d’un groupe de médecins californiens, dont J.E. Bogen et R.W. Sperry[50], qui ont donné les plus grandes précisions quant au rôle spécifique des différents hémisphères. Au début des années soixante du siècle dernier, après avoir tenté l’expérience sur des singes, le groupe du docteur Sperry[51], du California Institute of Technology, commença une chirurgie spécifique pour soigner l’épilepsie; elle consistait à sectionner les ramifications nerveuses unissant les deux hémisphères du cerveau. Le résultat: l’épilepsie, limitée à l’un des deux hémisphères, s’étendait moins rapidement, ce qui laissait au patient le contrôle et le temps nécessaire pour se soigner lui-même et demander de l’aide. Non seulement cette opération procurait un moyen efficace d’amoindrir les difficultés des épileptiques, mais encore, elle ne provoquait aucun problème majeur quant à l’existence et aux capacités du patient, ce qui, il faut le dire, semble surprenant[52].

Cependant, après la mutilation relative de ces individus, on se mit à faire des recherches sur les conséquences de cette séparation radicale des deux cerveaux, dont les résultats ne sont rien moins que passionnants. D’abord, le Dr Sperry et ses collaborateurs réussirent, par ces tests, à démontrer, de façon définitive, que le siège du langage se trouve dans l’hémisphère gauche du cerveau pour le droitier[53]. Cette confirmation n’est certes pas le seul résultat intéressant des tests des neurologues californiens. Voici quelques exemples pour illustrer l’intérêt que leurs travaux comportent et renvoyer le lecteur aux auteurs concernés pour de plus amples informations[54].

En général, on peut dire que les spécialisations respectives des hémisphères gauches et droits se répartissent d’une façon complémentaire: continuité – simultanéité, verbal – spatial, linéarité – non linéarité, intellectuel – intuitif, etc.[55]. Un droitier non opéré, même malhabilement, peut écrire de sa main gauche; pour un opéré, cela devient impossible. Par contre, l’élaboration d’une figure géométrique à l’aide de blocs colorés est facilement obtenue par la main gauche du patient et impossible par la main droite. Souvent, devant l’incompétence de la main droite, la main gauche, «impatientée», corrige le travail de la droite[56]. D’autres expériences ont démontré, chez les singes au cerveau dédoublé (split-brain), la surprenante capacité de procéder à deux apprentissages simultanés, adressés respectivement aux deux hémisphères. Les cerveaux dédoublés sont réellement dédoublés au point que l’on puisse affirmer leur complète indépendance. Dans certaines expériences, un patient peut dire «non» (hémisphère gauche) et exprimer «oui» par le ton de la voix et l’expression (hémisphère droit).

Par la suite, on a cherché à repérer chez les gens normaux les mêmes distinctions. Il s’agissait, pour y arriver, de trouver les moyens de s’adresser exclusivement à l’une ou l’autre partie du cerveau. On a réussi à démontrer que les résultats évoqués ci haut s’appliquaient chez les gens normaux, la seule différence étant que la radicalité du résultat chez les cerveaux dédoublés s’avérait moins prononcée chez les gens normaux, étant donné le délai causé par le passage de l’information à travers le corpus callosum[57].

Ornstein s’appuie sur ces résultats pour affirmer la complémentarité des rôles des deux hémisphères cervicaux. Pour lui, le type de traitement qu’opère l’hémisphère gauche correspond à la notion de logos et celui de l’hémisphère droit à la notion de mythos. Cela justifie, à ses yeux, l’affirmation de l’existence de deux types de conscience, ou plutôt d’une conscience «duale», formée de deux types de traitement de l’information, totalement différents et complémentaires.

L’importance dominante accordée généralement au traitement de type «logique», centralisé dans l’hémisphère gauche, est à l’image de tous les déséquilibres enregistrés par l’Occident, spécialement et encore plus à notre époque techno-scientifique:

The idea of complementarity of two major modes of consciousness is hardly new. It antedates the I Ching and is found in many forms of philosophical, religious and psychological endeavor. It was emphasized in physics by Robert Oppenheimer and in metaphysics by many. What is new now is a recognition that these modes operate physiologically as well as mentally and culturally. With a recognition of the physiological basis of the dual specializations of consciousness, we may be able to redress the balance in science and in psychology, a balance which has in recent years swung a bit too far to right, into a strict insistence on verbal logic that has left context and perspective undeveloped[58].

Toute conception qui supposerait une sorte de prédisposition «ontologique» de la droite à la dimension logique, ou à une plus grande habilité, n’est aucunement fondée scientifiquement. Sur cette base, rien ne saurait donc justifier la domination de tel ou tel membre d’un «couple» sur un autre, et, dans les cas où cela serait constaté, il faudrait en rechercher la cause dans un déséquilibre fondamentalement marginal ou dans la perspective d’un équilibre non encore advenu.

Pour ce qui est de la latéralité dans la nature, Fritsch s’oblige à conclure:

La conclusion que M. Ludwig tire de toutes ces observations et faits merveilleux (sur la nature) […] est que nous ne connaissons aucune loi générale de la distribution de la droite et de la gauche dans le règne animal, et que seuls sont déterminants pour cette distribution ce que nous appelons communément les effets du hasard[59].

Pour résumer, on peut donc dire que les études modernes sur le cerveau permettent d’affirmer deux choses:

1° Il y a deux hémisphères autonomes qui composent le cerveau. Chacun procède au traitement des données selon un mode différent et complémentaire de l’autre; pour le gauche et le droit, respectivement comme suit : continuité-simultanéité, verbal-spatial, linéarité-non linéarité, intellectuel-intuitif;
2° Malgré une certaine priorité constatée dans la latéralité en général et dans la latéralité humaine (par exemple, 90% des humains sont droitiers), rien ne permet d’affirmer un ordre logique et normal tenant compte de ce fait. En principe, la gauche et la droite se valent.

L’asymétrie fonctionnelle du cerveau n’est qu’un exemple tiré de l’ensemble de la nature. Les organes vitaux sont souvent doubles et se répartissent selon un plan latéral. Souvent, un des organes semble plus efficace que l’autre. En fait, il est bon de savoir que le même rapport asymétrique est universellement constaté dans le monde animal. Et le zoologiste Wilhelm Ludwig se pose carrément la question à ce propos: «Pourquoi la droite et non la gauche (ou vice-versa)?»[60].

L’observation du phénomène de l’asymétrie dans la nature avait amené Pasteur à s’intéresser à des recherches du «principe» en biologie, et ce qu’il en pensait donne un élément de solution. Il croyait, comme il l’écrivit en 1841:

à une influence cosmique dissymétrique qui préside naturellement, constamment, à l’organisation moléculaire des principes immédiats essentiels à la vie, et qu’en conséquence les espèces des règnes de la vie sont dans leur structure, dans leurs formes, dans les dispositions de leurs tissus, en relation avec les mouvements de l’univers… Je voudrais arriver par l’expérience à saisir quelques indices sur la nature de cette grande influence cosmique dissymétrique. Ce doit être, cela peut être l’électricité, le magnétisme[61].

Assez couramment, une telle vision pourrait justifier aux yeux de plusieurs, un principe de domination de la droite: le système solaire ayant, par exemple, une rotation de gauche à droite… (très relatif au point de vue et nettement subjectif). Mais Pasteur lui-même semble écarter cette possibilité. Au fond, seuls les herméneutes mythologistes peu au fait des sciences modernes sont encore enclins à soutenir une éventuelle domination d’un «côté» sur l’autre. Vilma Fritsch s’évertue d’ailleurs à renverser l’illusion du miroir, et l’on peut dire que, même dans le problème de la latéralité proprement humaine, il est difficile sinon impossible de trancher.

On optera, à la suite de Fritsch, et conséquemment à l’ensemble des observations faites jusqu’ici, pour une position affirmant un équilibre idéal dans la nature, qui, pour procéder à «l’activation de l’énergie», selon l’expression de Pierre Teilhard de Chardin (dans son essai éponyme), procède en deux temps complémentaires. Le cerveau, par exemple, est équipé de deux systèmes complètement autonomes au départ, de façon à pouvoir traiter les différents éléments opérationnels qui, considérés comme un tout, ne peuvent justement pas être traités en même temps par le même module, selon les propositions mêmes de Ornstein[62]. Cette théorie a l’avantage de tenir compte de la dualité universelle toujours exprimée, autant par les savants que par l’intuition populaire. Mais elle suppose aussi l’existence d’une structure du réel où justement la complémentarité est nécessaire, parce que le réel est toujours formé, à tous niveaux et au départ, de deux «forces» (si l’on peut dire) aux rôles complémentaires.

Cette réalité non seulement binaire mais complémentaire, dont les sciences semblent attester la présence dans la matière et la vie, tient sûrement d’une dimension structurelle de la réalité, puisqu’on la retrouve partout. Et, toujours en vertu de l’idée que tous les niveaux de réalité sont reliés, on peut comprendre que, si une structure binaire de complémentarité est présente à la base de la matière et de la vie (archégènes binaires), l’on puisse la retrouver (sous forme d’archétypes binaires) dans le mythe et le symbole. Cette connexion présumée, les Chinois l’ont découverte bien avant nous et mise en pratique dans leur vie sociale. La philosophie chinoise de la complémentarité est un exemple frappant de cohérence et de richesse.

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[46]. Certains gauchers, curieusement, ne sont pas latéralisés; le contrôle du langage est réparti sur les deux côtés en alternance.
[47]. Michael C. Corballis, Human Laterality, chapitre 1 «Laterality and Myth», p. 1-9.
[48]. Ibid., p. 6.
[49]. Ibid., p. 7.
[50]. Ibid., p. 8-9.
[51]. R. R. Sperry, «The Great Cerebral Commissure», dans Scientific American, Jan., 1964, 42-52.
[52]. Robert E. Ornstein, The Psychology of Consciousness, p. 57.
[53]. Je ne rapporterai que les résultats des droitiers; qu’il soit entendu que, dans le cas des gauchers, il s’agit généralement, comme on le disait plus haut, d’inverser pour obtenir le même rapport.
[54]. Ornstein, op. cit., p. 67.
[55]. Ibid., p. 58.
[56]. Ibid., p. 58.
[57]. Ibid., p. 6l.
[58]. Ibid., 84-85 (I Ching = Yi King).
[59]. Vilma Fritsch, La gauche et la droite, vérités et illusions du miroir, p. 125.
[60]. Ibid., p. 123.
[61]. Ibid., p. 110-111.
[62]. Ornstein, op. cit., p. 72 ss.

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