La dynamique du binaire – p. 10

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2.3.1 La physique moderne et la complémentarité

Le terme même de complémentarité en tant que concept a été consacré par la théorie du physicien Niels Bohr[32].

Au début du XXe siècle, la physique n’arrivait plus à supporter le poids de ses propres découvertes. Une multitude de réalités apparemment contradictoires, les théories corpusculaire et ondulatoire de la lumière, par exemple, plaçaient les physiciens devant des situations inextricables. Bohr est venu révolutionner l’approche de la physique en postulant un principe de complémentarité à la base de la physique. De cette manière, les phénomènes apparemment irréductibles pouvaient être étudiés comme faisant partie d’une totalité. La physique quantique et ses principes ont eu des répercussions principalement sur la biologie et l’on peut dire que celle-ci est nettement tributaire de la révolution de la physique au siècle dernier[33].

La physique n’échappe pas plus que la philosophie aux contradictions et c’est au milieu de celles-ci qu’est surgie la physique contemporaine. Au cours du cursus scolaire, nous avons presque tous abordé, avec plus ou moins d’intérêt, la partie de la physique concernant la lumière. Quelques expériences nous aidaient à nous la représenter comme énergie ondulatoire. Par ailleurs, on nous tenait souvent en marge de la théorie, moins communément admise, des corpuscules. Le problème de fond nous échappait, comme peut-être à nos professeurs eux-mêmes.

Le déclenchement de cette véritable révolution en physique revient à Planck et à son quantum d’action. Le résultat confirma l’irréductibilité de deux visions. Sans qu’il ne s’en rende compte lui-même, Planck amenait en physique un problème fort semblable aux questions philosophiques séculaires sur le général et le particulier, l’Objet et le Sujet. En introduisant le principe du quantum d’action, il procédait, d’un point de vue épistémologique, à l’inverse des théories physiques traditionnelles. En accordant une valeur radicale et définitive à l’individu atomique par le quantum d’action, Planck venait contrer la loi même des théories physiques qui s’efforçaient de déduire le particulier du général. Bien que les grands systèmes gardèrent toujours une certaine autorité, beaucoup frémirent en constatant l’indéterminabilité des actions au niveau atomique et subatomique. Il fallait passer de l’application rationnelle d’un principe général à une notion inséparable des statistiques et des probabilités; à grande échelle, il était possible d’affirmer des faits avec une assez grande exactitude, mais impossible de prévoir le saut d’un électron.

Mais la physique quantique comportait d’autres effets; un deuxième problème se posa à la suite des expériences de Planck. Alors qu’il était communément admis que la lumière était de nature ondulatoire, certaines de ses expériences obligèrent les physiciens à réviser leur position en démontrant, sans doute permis que, d’une part, la lumière était de nature corpusculaire et que, d’autre part, la théorie ondulatoire était incapable de rendre compte des résultats de ces mêmes expériences. Par la suite, on élabora différents types d’expérience qui ne s’accommodèrent que de l’une ou l’autre théorie de la lumière, de façon exclusive[34].

Le point de vue de la physique quantique apportait enfin une troisième et non moins importante nuance à propos de l’expérimentation: on s’aperçut que, lors d’expérimentations sur des objets de très petite dimension, ou sur des quantités atomiques, l’appareillage expérimental interférait de façon systématique et significative au niveau des résultats[35].

On voit combien le problème pouvait se poser aux yeux des physiciens : des contradictions qui remettaient en cause tout le système scientifique traditionnel. Une solution s’impose, la physique agonise.

C’est en septembre 1927, à l’occasion du centième anniversaire de la mort de Volta, que le physicien Niels Bohr présente pour la première fois son idée de complémentarité. Son but est simple : donner le moyen de continuer la recherche en physique sans se buter constamment sur le problème que posent les apparentes contradictions énumérées ci haut: «Le point de vue de la complémentarité s’offre comme un moyen de dominer la situation»[36]. Bohr est le premier apôtre de l’idée de complémentarité en physique. Au point de départ, son idée est simple aussi: les oppositions ne sont pas contradictoires en soi, elles sont complémentaires, en ce sens que, au-delà de leur irréductibilité, elles rendent compte ensemble de la totalité d’un phénomène. C’est le cas pour le couple onde-corpuscule. De plus, les problèmes causés par l’interaction de l’observateur et de son appareillage doivent être admis comme faisant partie de la théorie.

Niels Bohr avait déjà modifié le schéma atomique en 1913, imaginant les différents niveaux de l’atome en orbites superposées, fréquentés par les électrons. La disposition des électrons s’exprime par les quatre nombres quantiques[37]. Ils déterminent quatre états différents et complémentaires de l’électron dans l’atome. Wolfgang Pauli, l’ami de Jung[38], détermina, entre autres, que deux électrons d’une même «case» ne pouvaient partager les quatre mêmes nombres quantiques; ultimement, ayant les mêmes nombres l, m, n, ils doivent être de spin opposé. C’est son principe d’exclusion, fondé finalement sur l’idée de complémentarité.

Louis de Broglie apporta, une dizaine d’années après Bohr, un complément au schéma atomique: il y adjoint les principes de la mécanique ondulatoire[39]. Cette amélioration n’est pas superflue; elle seule peut rendre compte des résultats expérimentaux.

On entrevoit déjà que le principe de complémentarité joue un rôle au coeur même de la matière: le «réel» de la matière se structure sur des fonctions différentes, parfois opposées, mais toujours complémentaires. Bohr prit les devants, il se mit à «prêcher» l’application du principe de la complémentarité à la nature en général. Il ne se permit jamais de l’imposer dans des domaines autres que ceux de sa compétence, mais proposa aux savants d’autres disciplines d’utiliser le principe de complémentarité dans un esprit semblable à celui, nouvellement acquis, de la physique.

Notons simplement qu’en biologie et, spécialement, en microbiologie et en génétique, les principes de la physique quantique ont connu une grande expansion.

Voici pour conclure un petit fait intéressant à propos de Bohr. Il fut reçu, en 1944, de l’ordre danois de l’Éléphant, dignité importante au Danemark. À cette occasion, il eut à dessiner un «blason» personnel. Celui-ci montre bien quelles étaient les priorités dans la pensée de ce grand physicien. Sur ce blason, en plus de la devise qui est explicite – Contraria sunt complementa –, on remarque l’utilisation du symbole chinois Tai’Ki, dont le rôle est justement d’offrir une représentation graphique du phénomène de la complémentarité. Son utilisation par Bohr exprime sans équivoque l’importance que le physicien accordait au principe en lui-même, en dehors de ses strictes applications au domaine de la physique.

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[32]. Gérald Holton, Eranos Jahrbuch, Volume 37, Tome 2, p. 45-90, texte intitulé «The Roots of Complementarity».
[33]. Andrée Goudot, Les Quanta et la vie, p. 7 ss.
[34]. «La théorie des quanta eut pour promoteur, en 1901, Planck par l’étude du corps noir. Les conditions expérimentales qui définissent un tel corps font qu’à chaque température le rayonnement a une répartition spectrale déterminée. On peut chercher à déterminer théoriquement la répartition spectrale de ce rayonnement. Lord Rayleigh essaya, en se servant de la théorie classique de l’électromagnétisme; mais il trouva une formule qui ne s’accordait avec les résultats de l’expérience que pour les grandes longueurs d’ondes. Max Planck montra que pour rendre compte des résultats expérimentaux, il était nécessaire d’admettre que les échanges d’énergie entre matière et rayonnement ne pouvaient se faire de façon continue comme le voulait la théorie classique, mais d’une manière discontinue: par quanta.» Goudot, op. cit., p. 9-10.
[35]. Niels H. D. Bohr, Physique atomique et connaissance humaine, p. 29-30, 55 ss.
[36]. Ibid., 33
[37]. «On caractérise chaque orbite par le rang qu’elle occupe à partir du centre d’après la suite des nombres entiers. On appelle cette première caractéristique le nombre quantique principal que l’on désigne par n. Le rayon de ces orbites stationnaires varie comme la suite des carrés n2.
Une deuxième caractéristique de l’orbite stationnaire est son ellipticité à laquelle correspond un nombre quantique azimutal 1.
Une troisième caractéristique, dans le cas où l’atome se trouve dans un champ magnétique, c’est l’orientation de l’orbite par rapport au champ. À cette orientation correspond un nombre quantique, dit magnétique, m.
Une quatrième caractéristique de l’électron est son «spin». Indépendamment de son mouvement de rotation sur sa trajectoire, l’électron tourne sur lui-même à la manière d’une planète. Cette rotation peut être dextrorsum ou sinistrorsum, on lui adjoint le nombre quantique de spin s.» Goudot, op. cit., p. 11.

[38]. Voir «Le symbole et le réel», p. 12.
[39]. «L’atome tel que l’avait conçu Bohr qui avait donné une explication du spectre de l’atome d’hydrogène donna ensuite pour le système de 2 électrons de l’hélium des résultats qui ne s’accordaient plus avec les résultats expérimentaux sur les spectres.
La nouvelle théorie modifia la rigidité de la précédente configuration.
Les orbites ne sont plus des trajectoires définies. Le noyau est entouré d’un cortège électronique dont on cherche à établir la distribution.
On ne parle plus de la présence d’un électron sur une orbite à une distance déterminée du noyau, mais de la probabilité de densité électronique dans un élément de volume de l’atome». Goudot, op. cit., p. 14.

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