La dynamique du binaire – p. 5

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1.3.1 Les couples mythiques: la catégorie sexuelle

Le couple «ciel-terre» est certainement un des plus fréquemment rencontré dans l’esprit religieux de l’humain. Il manifeste de son observation de l’espace vertical: les oiseaux quittent le sol et volent dans le ciel; la pluie tombe du ciel vers la terre, etc. Ce qui, sans doute, exerce une fascination puissante sur l’humain est l’opposition entre la proximité de la terre que nous foulons sans cesse et l’inaccessibilité du ciel, le contraste entre le «toujours atteint» et «l’inatteignable». Les manifestations de puissance que se permet la nature dans le firmament, la pluie, les orages, qui ne laissent pas d’être impressionnants, sont bien entendu considérées comme émanant de forces transcendantes comme le ciel où demeurent les divinités. D’autre part, l’inaccessibilité du ciel prend, par le fait même, la signification des aspirations profondes de l’homme, sa recherche du transcendant. Le ciel est la demeure des divinités et le symbole du transcendant[11].

D’autre part, encore, la terre, le sol que nous foulons, concret par le fait même, apparaît aux yeux des hommes comme le lieu d’une intense activité et d’une grande fertilité. L’abondance des végétaux, qui prennent racines à même la chair de cette terre, en exprime particulièrement bien la réalité féconde, spécialement chez les cultures agricoles. Le ciel, par sa pluie, devient le fécondateur; la terre, en offrant son flanc, la fécondée. Le couple ciel-terre est transposé en celui de Père-Mère. On en retrouve une application bien connue dans Isaïe 55,10: dans cette structure mythique, l’eau de la pluie venant du ciel et fécondant la Mère-Terre porte des fruits. La pluie est vue comme le sperme divin fécondant la matrice universelle que constitue la Terre. Le symbolisme sexuel, en l’occurence, tient une place considérable en regard du couple Terre-Ciel, on le conçoit bien, en passant des images (le soc de la charrue, par exemple, figurant l’organe sexuel masculin, et le sillon, l’organe sexuel féminin) aux actes: chez l’humain archaïque, un rituel sexuel préside souvent à l’inauguration d’une saison agricole[12].

On connaît maints autres couples symboliques qui sont traités de façon semblable. Le soleil et la lune, par exemple, sont généralement associés aux catégories sexuelles. En fait, la tournée des principaux symboles universels révèle une récurrence du principe: l’humain applique l’élément sexuel de sa propre réalité à l’ensemble des symboles qu’il utilise pour exprimer sa vision du monde. Les deux astres éclairant alternativement le jour et la nuit deviennent, pour un l’homme, pour l’autre la femme.

Dans l’esprit de chacun, cependant, ces attributions de catégories sexuelles à des symboles prennent, à un certain point de vue, une valeur absolue qui ne saurait être déniée. Pour le francophone, par exemple, la lune est féminine, le soleil masculin; mais qu’elle n’est pas sa surprise lorsqu’il apprend que le germanophone connaît plutôt «un» lune et «une» soleil! L’absolu de l’interprétation n’en fait pas l’absolu dans la réalité. L’analyse de quantité d’autres symboles oblige en effet à faire la remarque suivante: ce qui est universel n’est pas l’application, par exemple, de la catégorie sexuelle féminine à tel symbole, mais le fait qu’on lui accorde une catégorie sexuelle. Loin de compliquer les choses, cette remarque aide à surpasser le problème que constitue l’ambivalence du symbole; il n’est plus question de rechercher la valence sexuelle d’un symbole donné et de justifier les exceptions par des élucubrations philosophiques plus ou moins éthérées, mais de constater le rapport établi par le mythe entre un couple symbolique donné et le couple sexuel.

Certains penseurs vont cependant accorder une importance primordiale à ce couple, au point de le considérer comme catégorie ultime et définitive du monde. La psychanalyse de Freud, par exemple, apparaît manquer de nuances sur ce point, et l’on connaît les conséquences que cela peut avoir aux yeux de l’homme et surtout de la femme modernes. Les approfondissements sérieux que nous apporte particulièrement l’ethnologie ne justifient désormais plus de considérer la catégorie sexuelle, et encore moins ses applications spécifiques, en termes de masculin-féminin, comme clef d’interprétation de la réalité. Le rapport polaire demeure évident dans la symbolique et la praxis même, mais il déborde grandement le domaine sexuel. Ni les choses, ni les symboles n’ont de sexe. L’absolutisation de cette catégorie et son application auront pour effet de neutraliser grandement la signification de couples symboliques comme le pain et le vin du symbole eucharistique, pour ne citer que cet exemple. Il est nécessaire d’ouvrir les catégories pour parvenir à une théorie du symbole plus large et plus signifiante[13].

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[11]. Mircea Éliade, Traité d’histoire des religions, p. 47.
[12]. Ibid, p. 267 et 299 ss.
[13]. Je reviens plus amplement sur cette problématique de catégorisation sexuelle dans «Le rond et le pointu».

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