Le Secret du Roi

par Jean-Marc Rufiange et Francine Dupras

Évènements

Il était encore tôt, ce matin-là. L’aube se levait à peine et une fraîche rosée couvrait le sol et les choses. L’odeur de l’herbe mouillée remplissait ses narines de son effluve presque boisé. Et les oiseaux chantaient si fort que Iôçeph ne put s’empêcher de sourire.

C’était au lendemain de l’arrivée si surprenante de ces mages partis d’Orient. Visiblement des savants mais aussi des sages. Leur visite s’était ajoutée à une suite d’évènements extraordinaires venus ponctuer un quotidien déjà très intense.

La naissance de l’Enfant avait été en soi bouleversante. En cette nuit bienheureuse, dans l’intimité et la simplicité d’une Soukka, la bénédiction de Shadaï s’était répandue comme une huile sainte. Une sorte de bien-être complet avait imprégné tout l’espace de cette modeste demeure. Une paix, une joie, sublimes. Au dehors, toutefois, cela n’avait pas semblé affecter la vie de la petite ville de Beit Lehèm. Iôçeph et Mariam auraient même pu croire que cet état de grâces n’était vécu qu’au plus intime de leur être. Ce qui leur aurait convenu.

Mais voilà que des bergers des alentours étaient venus. Émus, les yeux encore remplis des merveilles qu’ils avaient contemplées, ils avaient raconté. Leur veille dans la nuit et, soudain, cette immense clarté. Un ange, puis, des anges innombrables s’étaient manifestés en puissante fanfare et chorale pour leur communiquer la grande nouvelle: « Un Sauveur est né dans la ville de Daouid! » [1]

– « Iéshoua »!

Iôçeph prononça ce nom prédestiné avec grande délectation en regardant l’Enfant. [2]

La Nouvelle avait donc éclaté bien au-delà de leur Soukka, dans l’au-delà même. Comme si les cieux ne pouvaient contenir la joie universelle et cosmique de cette Naissance qu’Ishaia avait d’ailleurs annoncée.

Un enfant nous est né, un fils nous a été donné
pour que s’étende le pouvoir dans une paix sans fin
sur le trône de David et sur son royaume. [3]

Mariam et Iôçeph avaient déjà expérimenté la présence angélique lors de leur annonciation respective, mais dans le secret, loin des regards et dans le silence. Pour les bergers, les cieux mêmes s’étaient ouverts: des anges en étaient descendus et y étaient remontés. Ces âmes simples avaient été les seuls témoins de cette irruption de Gloire. Peut-être, simplement, parce qu’ils en étaient dignes, d’une dignité que le monde ne reconnaît pas.

Cet éclatement cosmique et angélique avait fait contraste avec le sentiment d’intimité que Mariam et Iôçeph éprouvaient dans le petit intérieur de cet abri temporaire où reposait l’Enfant. Chacun de leur côté, ils en avaient médité le sens. Une sorte de silence de vénération et d’adoration s’était installé entre eux. Ce qui convenait bien à un si grand mystère.

Pourtant, au temple, un nouvel évènement était venu briser le silence par une proclamation inéquivoque. Shimaôn (Syméon) et Hana, ces saints de Iaoué, avaient publié la venue du salut en désignant l’Enfant. Shimaôn leur avait aussi révélé, en les prenant à part, que l’heure viendrait où ce silence qui abritait le mystère et qu’ils chérissaient tous deux allait se transformer, devenir révélation. N’avait-il pas dit à Mariam: « Une épée te transpercera le coeur pour que les dialogues intérieurs de beaucoup soient dé-cachés »? [4]

Pour l’heure présente, installée à Beit Lehèm depuis peu et pour le temps que Iaoué seul connaissait, la famille vivait des moments heureux. Les affaires de Iôçeph allaient bien. Trop peut-être même. La réputation de la qualité de son travail le mettait déjà dans la situation de refuser des demandes. On se passait le mot à Beit Lehèm!

La bénédiction de Shadaï semblait donc promettre une réelle prospérité, ce qui n’était pas un mal en soi. Mais Iôçeph se rappelait l’histoire de Thobit, le père de Thobia, sa prospérité et sa déchéance. Rien n’est assuré que dans la providence de Iaoué. Or la providence de Iaoué n’empêche pas l’épreuve. L’Enfant de la Promesse lui-même connaîtrait l’adversité: « Voici, celui-ci est établi pour la chute et pour le relèvement de beaucoup en Israël, et pour signe de contradiction ». N’était-ce pas la prophétie de Shimaôn?

Signe de chute et de relèvement, on se liguerait pour et contre Iéshoua. Étonnantes révélations. Troublantes considérations qui n’avaient fait que renforcer chez Mariam et Iôçeph le sentiment de cette nécessité du silence et de la discrétion.

Cependant, Iaoué semblait se plaire à surprendre les parents de l’Enfant. Comme hier, lorsqu’ils virent arriver, et tout Beit Lehèm avec eux, ces mages avec leur suite. Des chameaux lourdement chargés en manifestaient l’évidente opulence. Les voyageurs s’étaient présentés devant le logis de Iôçeph, qui les avait fait entrer et s’était empressé de refermer la porte derrière eux.

Découvrant l’Enfant avec Mariam, les mages s’étaient prosternés devant lui pour lui rendre hommage. Puis, ils lui avaient offert leurs présents, choisis parmi les plus précieux. De l’or, de l’encens et de la myrrhe. C’est ainsi que Mariam et Iôçeph avaient reçu, à l’abri des regards indiscrets, ce trésor. Un trésor de Roi!

Comment ne pas penser à la reine de Sheva (Saba) et aux offrandes qu’elle fit au roi Shelomo (Shelomo), successeur de Daouid son père! Ces mages venus d’Orient étaient comme cette reine venue du Midi. Ils avaient convergé vers Iéroushalaïm, car c’est la terre promise à Avraâm par Iaoué que Iaoué habite de sa présence. Et c’est là qu’il établit ses fils et ses filles pour le salut de tous. Comme il était écrit, des pays lointains on venait, les bras chargés de présents, constater cette présence et reconnaître les bénis de Iaoué.

Les mages, poussés par un souffle d’Élôïm, étaient donc venus adorer le Roi promis dans la ville de Daouid et lui offrir un trésor. Et cette offrande était bonne! Inspirée par Élôïm, elle avait surgi de la bonté de leurs coeurs, attentifs aux signes de l’Heure.

– « Béni soit Iaoué pour tant de merveilles! » exulta Iôçeph en y repensant.

Les mages avaient maintenant terminé leurs préparatifs. Ayant atteint le but de leur périple, ils s’en retournaient dans leur pays. Iôçeph comprit qu’ils avaient décidé de prendre la route de l’est, en remontant vers Iériho (Jéricho) pour traverser le Jourdain, sans repasser par Iéroushalaïm comme ils en avaient pourtant manifesté l’intention [5].

Iôçeph les salua une dernière fois et reprit le chemin de la maison, songeur.

Angoisse

Le soleil était complètement levé, la petite bourgade s’animait. En marchant, Iôçeph revoyait dans son esprit ces mages, graves mais sereins.

L’un d’eux, qui maîtrisait assez bien la langue des Iéoudïm (Juifs), leur avait parlé de choses étonnantes. Du soleil, de la lune et des étoiles. De l’eau, la terre, le feu et l’air. Du feu, particulièrement. Du combat entre le Bien et le Mal. D’une prophétie surtout: la venue d’un Sauveur, appelé d’un mot étrange dans leur langue, qu’une inspiration leur avait fait comprendre qu’il naîtrait chez les Iéoudïm. Une forte pulsion les avait alors poussés à entreprendre leur voyage vers l’Occident.

Ce mage avait raconté le long périple jusqu’à Beit Lehèm et comment l’astre leur montrait le chemin à suivre, et que, sur le point d’arriver à destination, ils avaient éprouvé une joie extraordinaire, à la fois profonde et exubérante. Cependant, mêlée à l’émerveillement lié au sens de cette visite, une angoisse nouvelle était venue perturber Iôçeph.

À un moment de son récit, le mage avait dit comment ils étaient arrivés à Iéroushalaïm et avaient demandé à Ôrôdôs de les aider à trouver le roi des Iéoudïm, nouveau-né. À la mention de ce nom, Ôrôdôs, Iôçeph avait été pris d’une alarme soudaine [6]. Le fil du conte de leur illustre visiteur s’était comme interrompu. Des impressions étranges l’avaient submergé.

Un bruit assourdissant, anormal. Un bruit étranger à ce que la nature, même dans ses éclats les plus terrifiants, peut produire. Ce bruit ne montrait pas, comme l’orage ou le vent, la puissance de Élôïm. C’était le bruit des combats, le bruit de la guerre que mène aux enfants de Élôïm celui qui fait périr: Ashmedaï (Asmodée). Ce bruit était celui de l’angoisse, face à la douleur, face à la mort.

Un ciel gris, d’un gris sans vie. Comme si les nuages étaient animés des mêmes intentions, grises et mauvaises, que le maître qu’ils auraient décidé de servir, et qu’ils voulaient empêcher la lumière du soleil d’atteindre la terre.

Une pluie, poisseuse, tombait sur ce champ de désolation, comme un déni de la bénédiction de la grâce de Élôïm qui tombe du ciel.

Une odeur nauséabonde, si puissante que même le goût dans la bouche en était amer, imprégnait le corps de Iôçeph.

Et Iôçeph pensait à Thobia et à Sara qu’avait tourmentée Ashmedaï. Comme il aurait voulu faire brûler le foie et le coeur de tous les poissons de la mer pour chasser les démons qui harcèlent le monde! [7] Et il priait de toutes ses forces, dans son coeur, pour que les Kérouvïm de Élôïm accourent défendre les multitudes assaillies.

Puis…

– « Iôçeph? »

C’était Mariam, son épouse, qui venait de prononcer son nom avec grande délicatesse. Il avait entendu sa voix comme venant de loin, et lentement, lui avait-il semblé, comme remontant d’un abysse incommensurable, Iôçeph était sorti de torpeur.

Un seul instant cependant s’était écoulé puisqu’il avait pu suivre aisément le cours du récit du mage qui continuait, imperturbable. Mariam avait souri à Iôçeph mais il avait vu à son regard qu’elle avait perçu chez lui l’émoi de cet instant pourtant fugace.

Pendant un moment, Iôçeph avait cherché à reprendre son souffle. Ces sensations inquiétantes étaient encore tellement réelles! Tout en écoutant le mage, son regard demeurait posé sur l’Enfant et sur sa mère, son épouse, qui étaient près de lui. Comme toujours, une bouffée de joie et de douceur l’avait bientôt rasséréné, allégeant ce poids d’angoisse qui pesait encore sur ces épaules, tel un joug.

Le soir, quand les mages se furent retirés sous la tente et que le petit Iéshoua fut endormi, Mariam et Iôçeph s’étaient concertés. Que devaient-ils faire de ce trésor qui révélait non seulement la fortune des mages mais la royauté de celui à qui il était destiné?

Ils savaient tous deux que les bénédictions de Iaoué éprouvent ceux qui les reçoivent, et que, s’il éprouve, c’est pour que soit révélé ce qu’il y a dans les cœurs [8]. Il en avait été ainsi de Shelomo. Pourvu de gloire et de richesses, de puissance et d’or à profusion, toutes ces bénédictions lui avaient été accordées par Iaoué. Mais alors même qu’il avait demandé la sagesse aux jours de sa jeunesse et qu’il en avait été hautement gratifié, Shelomo s’était laissé entraîner hors des chemins de Iaoué.

Et la faute entraîne la division. C’est ce qu’il advint de la lignée royale de Daouid. À cause de l’infidélité de Shelomo, pourtant béni de Iaoué, la lignée avait été dépossédée et le Royaume d’Israël divisé. Iôçeph et Mariam connaissaient par coeur les paroles par lesquelles Iaoué avait institué Iôrôvôam bèn Nevath (Jéroboam fils de Nebat), à la place de Shelomo.

Voici que je vais arracher le royaume de la main de Salomon et je te donnerai les dix tribus. Il aura une tribu, en considération de mon serviteur David et de Jérusalem, la ville que j’ai élue de toutes les tribus d’Israël. C’est qu’il m’a délaissé, qu’il s’est prosterné devant Astarté, la déesse des Sidoniens, Kemosh, le dieu de Moab, Milkom, le dieu des Ammonites, et qu’il n’a pas suivi mes voies, en faisant ce qui est juste à mes yeux, ni mes lois et mes ordonnances, comme son père David.

Mais ce n’est pas de sa main que je prendrai le royaume, car je l’ai établi prince pour tout le temps de sa vie, en considération de mon serviteur David, que j’ai élu et qui a observé mes commandements et mes lois; c’est de la main de son fils que j’enlèverai le royaume et je te le donnerai, c’est-à-dire les dix tribus. Pourtant je laisserai à son fils une tribu, pour que mon serviteur David ait toujours une lampe devant moi à Jérusalem, la ville que j’ai choisie pour y placer mon Nom.

Pour toi, je te prendrai pour que tu règnes sur tout ce que tu voudras et tu seras roi sur Israël. Si tu obéis à tout ce que je t’ordonnerai, si tu suis mes voies et fais ce qui est juste à mes yeux, en observant mes lois et mes commandements comme a fait mon serviteur David, alors je serai avec toi et je te construirai une maison stable comme j’ai construit pour David. Je te donnerai Israël et j’humilierai la descendance de David à cause de cela; cependant pas pour toujours. [9]

Il ne fallait donc pas faire comme Shelomo, mais suivre les voies de Iaoué comme Daouid, le bien-aimé de son coeur. Humiliée était sa descendance, certes, « cependant pas pour toujours », avait promis Iaoué. Il fallait s’appuyer sur cette Promesse pour traverser les épreuves entrevues et encore à venir.

Iôçeph se souvenait qu’ils s’étaient ensuite retirés pour la nuit, dans la paix et la confiance. Et ce matin, après le départ des mages, un Proverbe lui revenait à la mémoire: « Iaoué fait toute chose en vue d’une fin » [10]. Il en était pleinement convaincu.

Le trésor

Iôçeph entra dans son logis, cherchant Mariam du regard. Elle s’occupait de l’Enfant qui venait de s’éveiller et babillait gentiment. Dans le coin de la maison qu’ils réservaient à la prière, ils avaient déposé les offrandes des mages. Que devaient-ils en faire? La question devenait pressante. Ils en discutèrent à nouveau, après qu’elle eut nourri Iéshoua.

Peut-être faudrait-il offrir les aromates aux prêtres pour le culte? Et l’or? Le donner aux pauvres? Mais quelle commotion cela causerait-il? Suite au témoignage des bergers et à la visite des mages, déjà toute la ville était remplie des rumeurs de la naissance d’un nouveau Roi. Serait-il bien avisé de maintenir l’attention sur leur famille en révélant le précieux Trésor, exposant ainsi l’Enfant à la vue de tous, avant son heure?

« De Iaoué vient la réponse », disait le Proverbe [11]. C’était devenu une commune habitude pour Mariam et Iôçeph que de chercher cette Réponse en méditant ensemble les Écritures. Ils avaient tous deux un attrait particulier pour le Livre de Thobia qui leur avait enseigné tant de choses. Et il les inspirait encore.

L’envoyé de Élôïm, Rephaël (Raphaël), n’avait-il pas dit à Thobia et à son père Thobit qu’il convenait de garder le secret du roi, tandis qu’il convenait de révéler et de publier les oeuvres de Élôïm? [12]

Le secret du roi…

Pour Mariam et Iôçeph, le secret du roi apparut clairement. Il s’agissait de protéger le roi par le secret justement, tout en sachant que la révélation des oeuvres de Élohim se ferait, assurément, en son heure.

Un Trésor avait été offert pour l’Enfant et peut-être pour cette heure à venir. Il fallait donc le conserver. Mais d’ici là, pour préserver le Secret, devait-on l’enterrer?

Ils pensèrent de nouveau à Thobit, qui était un homme d’affaires avisé. Aux jours de son opulence, il avait confié ses richesses à son ami Guebaél (Gabaël) [13]. Il s’en était souvenu à l’heure de son infortune et avait envoyé son fils Thobia en reprendre possession. Iôçeph réalisa tout à coup qu’il connaissait lui-même des amis habitant tout près, à Béthanie, qui avaient de grands biens et suivaient les voies de Iaoué, dans la sainteté.

Alors Iôçeph sut qu’il fallait partir tout de suite, monter à Béthanie avec les présents reçus des mages pour les leur confier. Entre des mains amies, le Trésor serait bien gardé et il attirerait beaucoup moins l’attention que dans la possession d’une famille d’artisan, aussi prospère qu’elle puisse être. La nécessaire discrétion serait maintenue autour de cette magnificence et le silence, qui devait régner autour de la naissance et de la croissance de celui qui aura, plus tard, son heure, serait observé.

Mariam approuva aussitôt ce projet empreint de sagesse.

Iôçeph ayant aussi des clients à Béthanie, ils décidèrent d’y aller tous les trois, avec l’âne, des outils et quelques commodités, comptant sur l’hospitalité bienveillante de leurs amis. Ainsi, dans leur entourage à Beit Lehèm, on ne s’interrogerait pas outre-mesure sur leur départ subit.

Les amis de Béthanie

Malgré l’évidente surprise causée par leur arrivée, Iôçeph, Mariam et Iéshoua furent accueillis avec une joie sans mélange. On s’empressa de prendre des dispositions, nécessaires notamment à l’installation de Iéshoua. Le couple ami avait une petite fille, leur premier enfant, qui commençait à peine à marcher. Elle se tenait, tranquille, près de l’Enfant, et le regardait, fascinée.

Ce fut jour de grand faste en cette demeure. Un accueil royal fut réservé à Mariam et Iôçeph qui purent se rafraîchir et se reposer pendant qu’on préparait un véritable festin, avec des viandes grasses et du vin.

À la fin du repas, leurs hôtes, qui ne leur avaient posé aucune question, dirent avec une certaine solennité : « Vous êtes ici chez-vous et tout ce qui nous appartient vous appartient. »

« Un ami fidèle est un puissant soutien. Qui l’a trouvé a trouvé un trésor », répondit Mariam, citant le sage Iéshoua bèn Çira [14], pendant que Iôçeph, ébahi, s’exclamait en lui-même: « Que les voies de Élôïm sont impénétrables! Nous venions ici pour qu’ils veillent sur le trésor de Iéshoua et ce sont eux qui mettent leurs propres richesses à notre disposition. »

Le silence descendit sur les convives, les hôtes laissant à leurs invités l’initiative de livrer ou non les motifs de leur visite.

Iôçeph commença. Il leur raconta la visite des mages et leur révéla l’existence de ce trésor des offrandes. Puis il leur annonça qu’ils avaient l’intention de le leur confier.

Les deux époux se consultèrent du regard, puis l’ami dit: « Nous sommes vos serviteurs car vous avez la bénédiction de Iaoué. »

Iôçeph poursuivit: « Nous voudrions que vous soyez pour nous comme Guebaél le fut pour Thobit. Que vous soyez les gardiens de ce trésor. Vous en disposerez comme nos ayant droit. Ou plutôt, comme les ayant droit de l’Héritier promis à Daouid, dont vous ne révèlerez point l’existence. Vous serez tenus par le secret. »

Nulle autre explication n’était nécessaire. Les amis comprenaient toute l’importance de cette directive.

Mariam ajouta: « Mais il faut que tous les dons de Iaoué fructifient. On ne peut les mettre en terre. Vous serez donc les ministres de ce trésor et nous voudrions que vous en usiez. »

« Voici comment », expliqua Iôçeph: « Vous ferez d’abord des aumônes, car Rephaël l’a ainsi enseigné à Thobit et à son fils: l’aumône sauve de la mort et elle purifie de tout péché. [15] Vous donnerez aussi de l’encens pour le service du temple. Il faudra qu’une partie de cet encens serve au Yom Akipourïm et qu’il brûle derrière le voile dans le Saint des Saints. Iaoué saura que cet encens lui parvient de la part de son fils, le fils de Daouid. Enfin, vous donnerez de la myrrhe pour l’ensevelissement des morts. Particulièrement ceux qui sont abandonnés, car Thobit s’est attiré les faveurs de Iaoué en enterrant les morts laissés sans sépulture. » [16]

Mariam compléta en disant: « Cette myrrhe sera un gage pour la vie, de son triomphe sur la mort, car Iaoué renverse et replace les choses à leur endroit ».

Alors Iôçeph conclut: « Ce trésor est le Secret du Roi. Vous le ferez fructifier pour Iéshoua, car nous ne pouvons le faire maintenant, devant rester cachés. »

« Qu’adviendra-t-il de vous? » s’enquit la maîtresse de maison, avec sollicitude.

Pour toute réponse, Mariam se mit à réciter la prière de Hana, mère de Shemouel.

C’est Yahvé qui fait mourir et vivre,
qui fait descendre au shéol et en remonter.
C’est Yahvé qui appauvrit et qui enrichit,
qui abaisse et aussi qui élève.
Il retire de la poussière le faible,
du fumier il relève le pauvre,
pour les faire asseoir avec les nobles
et leur donner un trône de gloire;
car à Yahvé sont les piliers de la terre,
sur eux il a posé le monde. [17]

Encore une fois, les amis comprirent et acquiescèrent. Émus, ils s’engagèrent dans la même voie d’abandon: « Nous ferons comme vous le demandez. »

Et sur ce ils allèrent tous se coucher car il se faisait tard.

La fuite

Iôçeph se réveille soudain. Il vient à nouveau de recevoir la visite de l’Envoyé dans un songe. En cette heure nocturne, il s’agit d’un avertissement:

Lève-toi, prends avec toi l’enfant et sa mère, et fuis en Égypte; et restes-y jusqu’à ce que je te dise. Car Ôrôdôs va rechercher l’enfant pour le faire périr. [18]

Presque aussitôt, il entend des pleurs d’enfant. Frémissant de crainte pour Iéshoua, il accourt. Ses amis sont là avec Mariam qui tient Iéshoua dans ses bras, encore ensommeillé. C’est la petite qui pleure ainsi. « Elle ne pleure jamais la nuit », assurent ses parents, bouleversés sans savoir pourquoi. Ils ne comprennent pas ce qui se passe avec elle.

Retrouvant, intactes, les lourdes sensations qu’il avait éprouvées au cours du récit du mage, Iôçeph dit à Mariam: « Amie, nous devons partir sur-le-champ avec l’Enfant. Ôrôdôs veut le faire périr! »

Mariam ne demande pas d’explications, les amis sans comprendre saisissent toutefois l’urgence, et même leur petite, semble-t-il, qui se tait et se rendort bientôt dans les bras de sa mère. L’ami de Iôçeph insiste pour qu’ils acceptent une bourse contenant assez d’argent pour pourvoir aux nécessités d’un long voyage et à leur première installation en Égypte.

C’est donc dans un vif empressement et aidés du mieux qu’ils le peuvent par leurs amis, que Iôçeph et Mariam quittent Béthanie avec Iéshoua.

Iôçeph ne croit pas prudent de repasser par le sud et Beit Lehèm ni par Iéroushalaïm. Il décide de se rendre en Égypte par le nord, empruntant la route qui mène vers Rama de Béniamïn (Benjamin). Ôrôdôs ne les trouvera pas au nord. En prenant ce chemin, ils vont sortir de Juda et se trouver tout près du royaume de Iôrôvôam, situé au nord de Beniamin, mais sans y entrer. Le royaume de Iôrôvôam, celui que Iaoué avait choisi suite à la faute de Shelomo. Le royaume d’Israël.

Ainsi Mariam et Iôçeph referont avec Iéshoua la route de l’exil. Car c’est aussi de Rama que les Iéoudïm furent exilés vers Babylone. Là où pleura Rahel (Rachel). Le territoire de Beniamin son fils.

Portant Iéshoua dans ses bras, Iôçeph se rappelle les pleurs de la petite fille de Béthanie. Étaient-ils destinés à porter tous les malheurs encourus par des générations et des générations d’infidélités envers Iaoué? Shelomo et son fils Réhôvôam (Roboam) ont perdu les faveurs de Iaoué, et Iôrôvôam ne les conserva guère. « Pourquoi, Iaoué, toutes ces divisions et ces combats, ces humiliations et ce long joug sous tes ennemis? »

« Tu répèteras mes paroles à tes fils, aussi bien assis dans ta maison que marchant sur la route » [19], avait dit Moshe, en donnant au peuple les lois de Iaoué. Alors, tout en marchant, Iôçeph récite à voix haute, pour Iéshoua, la longue plainte du Psaume.

Pourquoi, Élôïm, rejeter jusqu’à la fin, fumer de colère contre le troupeau de ton bercail?
Rappelle-toi ton assemblée que tu as acquise dès l’origine,
que tu rachetas, tribu de ton héritage, et ce mont Sion où tu fis ta demeure.
Élève tes pas vers ce chaos sans fin: il a tout saccagé, l’ennemi, au sanctuaire;
dans le lieu de tes assemblées ont rugi tes adversaires,
ils ont mis leurs insignes au fronton de l’entrée, des insignes qu’on ne connaissait pas.
Leurs cognées en plein bois, abattant les vantaux, et par la hache et par la masse ils martelaient;
ils ont livré au feu ton sanctuaire, profané jusqu’à terre la demeure de ton nom.
Ils ont dit en leur coeur: « Écrasons-les d’un coup!  »
Ils ont brûlé dans le pays tout lieu d’assemblée sainte.
Nos signes ont cessé, il n’est plus de prophètes, et nul parmi nous ne sait jusques à quand. Jusques à quand, Élôïm, blasphèmera l’oppresseur?
L’ennemi va-t-il outrager ton nom jusqu’à la fin?
Pourquoi retires-tu ta main, tiens-tu ta droite cachée en ton sein?
Pourtant, Élôïm, mon roi dès l’origine, l’auteur des délivrances au milieu du pays,
toi qui fendis la mer par ta puissance, qui brisas les têtes des monstres sur les eaux;
toi qui fracassas les têtes de Léviathan pour en faire la pâture des bêtes sauvages,
toi qui ouvris la source et le torrent, toi qui desséchas des fleuves intarissables;
à toi le jour, et à toi la nuit, toi qui agenças la lumière et le soleil,
toi qui posas toutes les limites de la terre, l’été et l’hiver, c’est toi qui les formas.
Rappelle-toi, Iaoué, l’ennemi blasphème, un peuple insensé outrage ton nom.
Ne livre pas à la bête l’âme de ta tourterelle,
la vie de tes malheureux, ne l’oublie pas jusqu’à la fin.
Regarde vers l’alliance. Ils sont pleins, les antres du pays, repaires de violence.
Que l’opprimé ne rentre pas couvert de honte, que le pauvre et le malheureux louent ton nom!
Lève-toi, Élôïm, plaide ta cause, rappelle-toi l’insensé qui te blasphème tout le jour!
N’oublie pas le vacarme de tes adversaires, la clameur de tes ennemis, qui va toujours montant! [20]

Dans le silence qui suit, sentant monter en lui le flot de larmes profondes, Iôçeph s’arrête. Il reste là, comme en attente.

Mariam qui marchait à côté de lui, en avant de l’âne, s’arrête aussi. Elle laisse comme déposer les paroles entendues. Puis, de sa claire voix, elle se met à chanter doucement la victoire de Iaoué.

Au moment que j’aurai décidé,
je ferai, moi, droite justice;
la terre s’effondre et tous ses habitants;
j’ai fixé, moi, ses colonnes.
J’ai dit aux arrogants: Pas d’arrogance!
Aux impies: Ne levez pas le front,
ne levez pas si haut votre front,
ne parlez pas en raidissant l’échine.
Car ce n’est plus du levant au couchant,
ce n’est plus au désert des montagnes
qu’en vérité, Élôïm le juge,
abaisse l’un ou élève l’autre:
Iaoué a en main une coupe,
et c’est de vin fermenté qu’est rempli le breuvage;
il en versera, ils en suceront la lie,
ils boiront, tous les impies de la terre.
Et moi, j’annoncerai à jamais,
je jouerai pour l’Élôïm de Iaqov;
je briserai la vigueur des impies;
et la vigueur du juste se dressera. [21]

Réconforté, Iôçeph redresse la tête, et ils reprennent leur marche.

Oui, un nouveau songe est venu réorienter leur destinée. Et il y a de l’espérance! Un autre Iôçeph, frère aîné de Beniamin et fils de Rahel, fut lui aussi marqué par les songes: d’abord ceux qui le concernaient lui-même puisqu’ils révélaient sa destinée, puis ceux des autres car il possédait le don de les interpréter. Vendu par ses propres frères, ne s’est-il pas retrouvé lui aussi en Égypte?

Oh, mystère incommensurable de Élôïm! Mystère de salut toujours, car c’est ainsi qu’Israël fut sauvé. Par le frère exilé. [22]

Maintenant, c’est Iéshoua, le fils, l’Héritier promis à Daouid, qui doit se rendre en cette terre étrangère d’Égypte, lieu de toutes les contradictions, terre d’exil mais aussi terre de refuge.

Que les voies de Élôïm sont insondables! Voici que le descendant de Shelomo, fils de Daouid, est chassé par Ôrôdôs en Égypte, alors que Shelomo lui-même avait chassé, en cette même terre d’Égypte, le roi nouvellement choisi par Iaoué pour régner sur Israël. Comme il est écrit:

Salomon chercha à faire mourir Jéroboam; celui-ci partit et s’enfuit en Égypte auprès de Sheshonq, roi d’Égypte, et il demeura en Égypte jusqu’à la mort de Salomon. [23]

Est-ce le signe avant-coureur de la rémission de la lignée de Daouid? Est-ce la fin de l’humiliation de sa descendance? Car Iaoué l’avait promis: « j’humilierai la descendance de Daouid… cependant pas pour toujours! »

« Pas pour toujours »… Peut-être que c’est ainsi que Iaoué, dans sa grande sagesse et selon sa justice, rétablit les choses et relève ce qui est tombé

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Séquences de vie cachée

Avant-propos
Avertissement des auteurs

Mariam à l’aube

Iôçeph au réveil

Marche vers Beit Lehèm

Quarantaine
Le Secret du Roi
Au pas des exilés

Premiers mots. (Devarïm)
Index des noms hébreux



[1] Luc 2, 11.

[2] Iéshoua, c’est-à-dire « Iaoué sauve ». L’ange avait dit à Iôçeph dans un songe: « tu l’appelleras du nom de Jésus [« Iéshoua »]; car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés. » (Matthieu 1, 21)

[3] Isaïe 9, 5a et 6a.

[4] Luc 2, 35.

[5] Ôrôdôs (Hérode) avait dit aux mages : « Allez vous renseigner exactement sur l’enfant et quand vous l’aurez trouvé, avisez-moi, afin que j’aille, moi aussi, lui rendre hommage. » (Matthieu 2, 8)

[6] Hôrôdôs : Selon Claude Tesmontant (Évangile de Matthieu, p. 255), cette graphie du nom de Hérode reflète le symbolisme des nombres associés aux lettres hébraïques, car la lettre qui est reprise trois fois est le waw, qui équivaut ici à la voyelle « O », et qui correspond au chiffre 6. Nous aurions ainsi H6R6D6S. Le lien avec la mention du chiffre de la Bête évoqué dans Apocalypse 13, 18 est ainsi affirmé : « C’est ici qu’il faut de la finesse! Que l’homme doué d’esprit calcule le chiffre de la Bête, c’est un chiffre d’homme: son chiffre, c’est 666. »

[7] Tobie 6, 8.

[8] Deutéronome 8, 2.

[9] 1 Rois 11, 31b-39.

[10] Proverbes 16, 4.

[11] Proverbes 16, 1

[12] Tobie 12, 7.

[13] Tobie 1, 12-14.

[14] Ecclésiastique 6, 14. (Livre de Ben Sirac le Sage)

[15] Tobie 12, 9.

[16] Tobie 1, 18.

[17] 1 Samuel 2, 6-8.

[18] Matthieu 2, 13.

[19] Deutéronome 6, 7.

[20] Psaume 74 (73).

[21] Psaume 75 (74), 3-11.

[22] « Je suis Joseph [Iôçeph), votre frère, que vous avez vendu en Égypte. Mais maintenant ne soyez pas chagrins et ne vous fâchez pas de m’avoir vendu ici, car c’est pour préserver vos vies que Dieu m’a envoyé en avant de vous. » (Gn 45, 4b-5)

[23] 1 Rois 11, 40.

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2 Responses to Le Secret du Roi

  1. Amicalement dit :

    Chers amis,
    J’espère que vous me permettez de vous appeler « amis » , car j’ai toujours considéré qu’un écrivain ou écrivaine qui se dévoile à travers ses écritures devient un ami pour celui ou celle qui le lit. En relisant encore et encore votre texte je m’imprègne de plus en plus de votre pensée et j’apprend à vous connaitre un peu plus à chaque fois.

    Lorsque j’ai commencé à lire ce texte, je me disais combien la relation de Iossef et Mariam est belle, quelle harmonie, quel unité de coeur , quelle union, quelle relation avec Dieu ! Quel bonheur ! On aspire à ce que cela dure sans cesse.

    Mais voilà que l’on découvre qu’eux aussi vivent des angoisses , de la souffrance, de l’inquiétude; cela fait partie du mystère du salut. J’aime méditer vos textes et m’imaginer avec vous comment Iossef et Mariam ont traversé leurs épreuves et répondu à l’appel de Dieu . Tous deux sont vraiment des exemples pour nous.

    Merci pour cet écrit!

  2. Carole dit :

    Comme j’aime lire ces genres de textes. Ils sont vraiment beaux. Non seulement beaux, mais sûrement inspirés par Dieu lui même. On le sent, et le voit. Continuer, c’est comme toucher Dieu et le sentir de près. Ou plutôt comme si Dieu vous touche pour qu’il revive par vos écrits pour notre temps.
    Merci!
    Dieu Merci!

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