Marche vers Beit Lehèm

par Jean-Marc Rufiange

La traversée de Iéroushalaïm (Jérusalem) a été épuisante. Une étrange chaleur s’appesantit sur le pays. La poussière remplit les rues bruyantes et encombrées d’une foule lourde et nerveuse. Les chariots menacent d’écraser les piétons à chaque tournant. L’eau est rare.

Iôçeph ne peut s’empêcher de penser qu’une malédiction pèse sur ce temps. César a commandé le recensement du monde en son entier. Cela montre bien son impiété. À qui appartient le monde en son entier sinon à Dieu seul? Quel monstrueux orgueil peut commander à un homme, si puissant soit-il, de passer le plomb et le cordeau sur la terre et les cieux? Qui peut « encompasser » l’infini?

Les juifs connaissant la Torah savent bien l’histoire du recensement d’Israël ordonné par Daouid lorsqu’il était au sommet de sa propre et éphémère gloire. Et cela lui coûta bien des larmes et la mort de soixante-dix mille hommes. Tous les juifs pieux savent que recenser les peuples est une prérogative de la souveraineté de Dieu [1]. César s’arroge ce droit et cette puissance, et cela ne peut qu’engendrer l’affliction, se dit Iôçeph, qui songe aux trois malheurs proposés à Daouid en punition de sa faute [2].

Est-ce que César, ou son maître, dans tout ce branle-bas, n’essaie pas de jauger l’état des avancées de Dieu lui-même en ses voies? Cherche-t-il à prendre le contrôle de l’évènement à venir? Croit-il pouvoir ainsi empêcher le rétablissement de la royauté de Daouid et, finalement, le triomphe de la volonté de salut de Dieu?

Beaucoup de juifs ont décidé, comme Iôçeph, de profiter d’un pèlerinage à Iéroushalaïm lors de la fête des Soukkot, la fête des « huttes » [3], pour obéir, à leur corps défendant, à l’édit de César. Iôçeph voit ce pèlerinage comme une façon de réparer l’injure de César à l’égard de la souveraineté d’Élôïm. Pour Mariam et lui, les offrandes traditionnelles des Soukkot seront remplacées par l’offrande de ce voyage, que les circonstances rendent particulièrement exigeant.

L’atmosphère fébrile et gluante qui émane de la Ville sainte renforce le sentiment d’oppression éprouvé par Iôçeph, qui se préoccupe de son épouse dont la grossesse est fort avancée. Il jette un regard attentif à Mariam, assise sur l’âne. Cet âne est fort costaud et ne connaît pas la démarche habituelle de ces bêtes, il semble plutôt glisser doucement sur le chemin, sans ces à-coups typiques que ses congénères causent à chaque pas. Mariam est étonnamment sereine. À chaque fois que Iôçeph la regarde, les inquiétudes qui l’assaillent disparaissent, comme noyées dans une mer de douceur et de force. Qu’elle est belle ainsi, telle une vigne plantureuse, porteuse du fruit de la promesse ! On dirait une reine parée de ses plus précieux atours.

Ils sont arrivés à Iéroushalaïm pendant Soukkot et pourraient participer aux réjouissances traditionnelles. Mais le coeur de Iôçeph n’y est pas. Au Temple, la prière est absente, et ses parvis grouillent de vendeurs en cette fête devenue presque païenne. Les offrandes des quatre espèces : fruits, rameaux de palmier, branches d’arbres touffus et de gattiliers, abondent, mais on dirait que les dieux de Babylone se sont substitués à l’Éternel pour les recevoir, tellement règne la confusion.

Iôçeph et Mariam décident de partir dès le lendemain pour Beit Lehèm (Bethléem). Ils partent de très bon matin. Iôçeph marche au pas de l’âne, silencieux, alors que Mariam semble plus que sereine. Son visage resplendit, mais comme d’un autre monde, d’une splendeur que seul Iôçeph semble en mesure de percevoir.

Beit Lehèm enfin. Le soleil est encore plus implacable aujourd’hui, son apparence même, tel un globe d’or, pèse de tout son poids sur cette humanité effrénée et moite.

Iôçeph sent comme une vibration dans l’air, une effervescence, et toujours cette angoisse sourde, et il regarde à nouveau Mariam son épouse. Encore une fois, une paix profonde l’envahit. Elle est tellement radieuse que Iôçeph se demande si elle n’absorbe pas la puissance du soleil dans son corps. Des passants jettent un regard furtif vers elle et certains semblent étonnés par le spectacle singulier composé par cette femme extraordinaire et cet âne étrangement paisible. Un vieillard, à un moment, croise le regard de Iôçeph et lui sourit.

Les formalités du recensement accomplies, Iôçeph se met à la recherche d’un abri, car le soir tombe lentement. Mais il n’y a plus de place nulle part.

Il faut pourtant trouver gîte et couvert. Après avoir passé la nuit dans les cours des caravansérails tout au long de leur parcours, Iôçeph hésite désormais à envisager une telle solution, car Mariam est prête d’enfanter. Le brouhaha de ces lieux de rassemblement, les regards furtifs, les conversations superficielles ou les récriminations contre l’envahisseur, toute cette promiscuité, ne conviennent pas à l’évènement qui s’en vient. Mais personne n’est prêt à fournir à Iôçeph ce qu’il désire: un endroit intime pour le repos de son épouse dans la condition qui est la sienne.

C’est dans la cour de l’un de ces lieux que Iôçeph remarque soudain, en appentis, une belle Soukka [4], fraîchement aménagée, parfaitement propre, et pourtant apparemment abandonnée. Personne ne sait qui l’a construite et personne ne la réclame. Un seul occupant cependant: un énorme boeuf attaché près de sa mangeoire.

Il y règne une certaine fraîcheur malgré le soleil d’or à l’extérieur. Avec du foin et de la paille et leurs couvertures, et quelques ajustements rapides, Iôçeph en fait un logis fort confortable. Sa tâche terminée, il ne peut que sourire en constatant que, de tout leur voyage, c’est l’endroit où ils auront été le mieux installés et que, de surcroît, ils pourront ainsi remplir la prescription de Moïse pour la fête des Soukkot: « vous habiterez sous des huttes ». Les voies de Dieu sont vraiment surprenantes!

Après s’être assuré que Mariam était bien à son aise, Iôçeph attache l’âne près du boeuf, puis il s’installe à son tour au côté de son épouse, pour la soutenir et l’assister en cas de besoin.

Quelle étrange aventure. Les voici dans cette soukka dont ils apprécient la fraîcheur reposante et douce, en la paisible compagnie de ces deux belles bêtes [5]. Et Iôçeph se sent ici chez lui. Dieu leur a préparé ce lieu, cette maison. Quel mystère…

« Beth », la première lettre du Sepher Bereshit [6], c’est la « maison », le lieu de la création, le lieu de tout. Et ils se retrouvent, Mariam et lui son époux, à la veille de l’Enfantement, justement à Beit Lehèm, « maison-du-pain », la maison de Daouid.

Les grands champs de blé de Beit Lehèm, ce matin, semblaient gorgés de ce soleil puissant et unique. Que sera le pain de ces grains? Serait-ce le pain de l’offrande véritable que Moïse désirait pour le Seigneur? Beit Lehèm n’est-elle pas la Maison du Pain… Est-ce que Mariam, aussi gavée de ce soleil miraculeux, porte le Pain qui nourrira Israël relevé?

Le coeur et l’esprit tournés vers l’Avènement tout proche, Iôçeph ferme les yeux. Il écoute. Le souffle de Mariam parvient à son oreille et remplit le silence de sa tranquillité. Auprès d’elle, Iôçeph sommeille enfin, toujours vigilant.

Nous sommes le 21 tishrei, le septième et dernier jour de Soukkot de l’an 3758 après la création du monde [7].

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Séquences de vie cachée

Avant-propos
Avertissement des auteurs

Mariam à l’aube

Iôçeph au réveil

Marche vers Beit Lehèm
Quarantaine
Le Secret du Roi
Au pas des exilés

Premiers mots. (Devarïm)

Index des noms hébreux


[1] Voir Deutéronome 32, 8-9.

[2] Voir 2 Samuel 24, 9-15.

[3] Lévitique 23, 39-43 : « … le quinzième jour du septième mois, lorsque vous aurez récolté les produits du pays, vous célèbrerez la fête de Yahvé pendant sept jours. Le premier et le huitième jour il y aura jour de repos. Le premier jour vous prendrez de beaux fruits, des rameaux de palmier, des branches d’arbres touffus et de gattiliers, et vous vous réjouirez pendant sept jours en présence de Yahvé votre Dieu. Vous célèbrerez ainsi une fête pour Yahvé sept jours par an. C’est une loi perpétuelle pour vos descendants. C’est au septième mois que vous ferez cette fête. Vous habiterez sept jours sous des huttes. Tous les citoyens d’Israël habiteront sous des huttes, afin que vos descendants sachent que j’ai fait habiter sous des huttes les Israélites quand je les ai fait sortir du pays d’Égypte. Je suis Yahvé votre Dieu. »

[4] La « soukka » (hutte, tente, cabane) est un lieu de résidence temporaire, construit pour la fête dite « des Soukkot » : la fête des huttes, tentes ou cabanes.

[5] « Le boeuf connaît son possesseur, et l’âne la crèche de son maître ». (Isaïe 1, 3)

[6] Bereshit : « B », beth, première lettre du premier mot du Livre de la Genèse biblique.

[7] Si nous sommes en l’an -4 selon notre calendrier, Soukkot a commencé le 6 octobre. Cejourd’hui nous sommes le 12. Demain, le 13, c’est la fête de Chemini Atseret, la fête du huitième jour.

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3 Responses to Marche vers Beit Lehèm

  1. Lucie dit :

    Très beau texte avec plusieurs couches sémantiques.
    Nous sommes le 12 octobre dites-vous, donc Noël serait le 13 octobre. Une danse du soleil qui marque l’histoire. Est-ce que Fatima serait un signe pour le second avènement ?

  2. Lise Tancrède dit :

    Mariam et Joseph voulaient obéir à l’édit de César , comme tout juif , ils partirent et le contexte de la maternité de Mariam rendait ce périple audacieux , même la nature et l’environnement pendant ce voyage leurs étaient contraires .
    Un pèlerinage de réparation de l’injure de César à la souveraineté de Dieu fut pour eux une stimulation à vivre ce temps difficile avec force.
    2014 …SE RÉVEILLER
    Peu et beaucoup d’évènements ont changés.
    l’Homme continu d’injurier Dieu et porte les conséquences de ses orientations.Aussi des malheurs s’ abattent sur le monde : des tremblements de terre , des tsunamis , des déraillements de trains , des inondations …partout dans l’univers.
    Toutes ces manifestations favorise un réveil !
    Où allons – nous ? Qu’est ce qui se passe ? Pourquoi ?
    2014 …LA RÉVOLTE.
    l’homme adresse un message à Dieu , il veut gérer sa vie :
    Accent sur la sexualité , divorce , homosexualité , euthanasie , avortement. ..ces comportements dérangent les consciences , déroutent de l’avènement de Bethlehem .
    2014 … UN ÉCLAIRCI : AIMER
    Pourquoi ne pas essayer de renverser la vapeur , de se prendre en mains…
    Si l’amour prenait sa place dans nos relations , plusieurs déviations ou orientations pourraient être détournées , contournées , enrayées …
    Stéphane Laporte , dans un article paru dans La Presse le 15 février 2014 , nous interpelle à réfléchir sur notre manière d’aimer…
    C’est un début qui oriente vers une sortie d’impasse …c’est beau , pas facile, réalisable. Il faut y mettre du sien …
    Poursuivre la réflexion , l’approfondir rencontrer celui qui est l ‘ AMOUR , qui peut nous en instruire .
    2014… LA RELÈVE.
    Pourquoi ne pas participer à l’exemple de Mariam et de Joseph, qui ont pris part à l’avènement du Royaume , par un programme de réparation…
    On pourrait prieroffrir nos contrariétés , nos dépassements , nos petits sacrifices , en vue d’un avenir plus heureux.
    Se relever la tête , retrousser nos manches , ouvrir notre cœur , cela est à notre portée et donne une perspective d’espérance et de force pour le deuxième avènement.
    Merci beaucoup M Rufiange de m’avoir fais réfléchir et cheminer !

  3. Marilyn dit :

    Je voudrais souhaiter un très Joyeux Noël à toute l’équipe de Tendances et Enjeux! J’ai relu les Séquences de vie cachée et encore une fois, j’ai vibré à chaque mot. Je vous remercie d’avoir fait de mon Avent un temps privilégié pour me préparer à Noël, en compagnie de Mariam et Iossef. Je goûte particulièrement les relations entre ses deux personnes et je me sens constamment appelée à vivre de même.
    Que Dieu vous donne au centuple ce que vous avez semé avec vos textes sur ce site, et merci de toujours nous stimuler à la contemplation de Dieu.

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