La dynamique du binaire – p. 13

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2.3.4 La sagesse chinoise et la complémentarité: le Yin et le Yang

Il est impossible, en fait, de traiter de la question de la complémentarité sans s’attarder quelque peu sur le très populaire et non moins mal connu principe du Yin Yang. Le principe d’interprétation du monde élaboré par les Chinois mérite beaucoup d’attention, et un grand respect, car il représente l’une des visions les plus complètes et les plus équilibrées parmi les synthèses dialectiques que la pensée humaine et la mythologie nous offrent. Il est regrettable que ce principe soit surtout exploité par l’ésotérisme.

La vision du monde fondée sur le principe Yin Yang a la propriété de respecter la logique inhérente au système binaire à un point beaucoup plus élevé que l’antique, mais toujours courant, dualisme occidental. Le Yin et le Yang ne sont pas condamnés à la guerre éternelle, et à l’éternelle infécondité du dualisme d’opposition absolue, dont les pôles prédominants sont le bien et le mal, entraînant avec eux toutes les autres polarités dans la ronde infernale de la domination, de laquelle a résulté, entre autres, l’assimilation du bien au mâle et du mal à la femelle. On aura l’occasion de revenir sur les implications de ce dualisme.

Penchons-nous donc sur ce fameux «principe» Yin et Yang. Puisque la question est fort complexe et exige certaines compétences, on se basera sur l’oeuvre du réputé sinologue français Marcel Granet, que l’on se contentera, dans un premier temps, de paraphraser[63].

La chose à éviter dans cette étude, selon Granet, est d’abord l’assimilation du Yin et du Yang à des concepts occidentaux comme «force» ou «substance»; ils ne sont ni l’un ni l’autre, en regard même des conceptions chinoises. Un examen quelque peu approfondi des emplois des termes Yin et Yang dans les textes anciens[64] le démontre.

Bien sûr, un des textes les plus employés par les cryptographes du couple Yin-Yang est le fameux Yi-King, le Livre des mutations, sorte de somme divinatoire, la seule par ailleurs qui nous soit parvenue dans son entier. Pourtant, déjà, ce n’est pas là qu’il faut chercher les racines réelles du Yin-Yang; le Yi-King emploie cette terminologie d’une façon presque technique et laisse supposer, par ce fait, un usage préalable né d’une tradition séculaire voire millénaire. Les allusions ou les utilisations les plus instructives du Yin-Yang sont fort anciennes et se placent dès avant le IIIe ou IVe siècle avant Jésus-Christ.

Prenons un aphorisme contenu dans une partie du Yi-King (que d’autres, beaucoup plus anciens, complèteront grandement):

La formule chinoise «yi Yin, yi Yang, c’est là le Tao» peut à la fois se traduire:

– « Un temps yin, un temps yang, c’est là le Tao ! »
– « Un côté yin, un côté yang, c’est là le Tao ! ».[65]

Ces deux traductions tenant compte de la similitude des représentations d’espace et de temps chez les Chinois, il convient non pas de choisir l’une ou l’autre, mais de les considérer ensemble[66]. Mais si l’on en reste là, il sera difficile de trancher à savoir si ce dicton affirme deux principes qui alternent ou s’opposent, ou bien d’aspects opposés et alternants. C’est pourquoi Granet essaie d’éclaircir la question en recherchant toutes les structures impliquant l’alternance «Yi… Yi…», comme étant parentes de celle dont on vient de parler.

Dans le Yi-King, on retrouve deux formules équivalentes:

1o – «une fois chaud, une fois froid», à propos des révolutions du soleil et de la lune autour de la terre. Cette formule précède immédiatement une indication à propos du Tao:
« K’ien (K’ien tao) constitue le mâle »
« K’ouen (K’ouen tao) […] constitue la femelle »[67]
Alors qu’effectivement, le K’ien et le K’ouen sont censés être la représentation graphique du Yin-Yang, ce premier groupement est déjà significatif.
2o – dans un autre endroit, l’auteur chinois assimile à la «porte», K’ouen, l’aspect féminin, quand elle est fermée (cachette, intériorité), et au K’ien, aspect masculin, quand elle est ouverte (extériorité, etc.). Le sage chinois ajoute:
«une (fois) fermée, une (fois) ouverte, c’est là le cycle d’évolution (pien)! un va-et-vient (wang lai) sans terme, c’est là l’interpénétration mutuelle»[68].

Et Granet propose déjà:

Le rapprochement de ces formules suggère l’impression que les notions de Yin et de Yang s’insèrent dans un ensemble de représentations que domine l’idée de rythme. On croit même entrevoir que cette idée peut avoir pour symbole toute image enregistrant deux aspects antithétiques[69].

Un autre livre, le Kouei Tsang fournit plusieurs structures très parentes. Parmi les principales:

« yi ming yi houei »: – d’abord la lumière, puis l’obscurité!
– ici la lumière, là l’obscurité![70]

Elles sont très proches d’une des formules du Yi-King. Plus loin, l’auteur accumule les dictons de même forme (Yi… Yi…) Yi plénitude, Yi décrépitude…, Yi affinement, Yi épaississement…, Yi vie, Yi mort…, Yi affaissement, Yi surrection… etc.[71]. Ailleurs, on voit encore intégrée la même structure: le ténu et le lourd, l’aigu et le grave (sons), etc.

quand Tchouang Tseu (l’auteur), avec le désir de révéler la constitution de toutes choses, écrit, à grand renfort de centons, une manière de symphonie cosmique, il ne paraît pas qu’il ait la moindre idée d’une distinction entre la matière et le rythme. Il ne pense point à opposer, comme des entités indépendantes, des forces ou des substances; il ne suppose de réalité transcendante à aucun principe; il se borne à évoquer un choix d’images contrastantes. Or, le centon «yi ts’ing yi tchouo» (ici du ténu, là du lourd, etc.) est suivi par une formule […] qui a surtout la valeur d’un résumé: «Le Yin et le Yang concertent (tiao) et s’harmonisent (ho)» […] L’antithèse du Yin et du Yang peut, semble-t-il, […] servir à évoquer tous les contrastes possibles […] Cette antithèse n’est en rien celle de deux Substances, de deux Forces, de deux Principes. C’est tout simplement celle de deux emblèmes, plus riches que tous les autres en puissance suggestive. À eux deux, ils savent évoquer, groupés par couples, tous les autres emblèmes. Ils les évoquent avec tant de force qu’ils ont l’air de les susciter, eux et leur accouplement. Aussi prête-t-on au Yin et au Yang la dignité, l’autorité d’un couple de Rubriques-maîtresses. C’est en raison de cette autorité que le couple Yin-Yang se voit attribuer cette union harmonique, cette action concertante (tiao ho) que l’on imagine au fond de toute antithèse et qui paraît présider à la totalité des contrastes qui constituent l’Univers[72].

On peut résumer de la façon suivante: le Yin et le Yang sont les catégories ultimes qui servent à représenter toutes complémentarités d’aspects contrastants, constituant l’Univers à tous les niveaux du réel.

Ici s’arrêtent généralement les Occidentaux; on se contente d’une théorie permettant de catégoriser le Monde. De ce point de vue, l’intérêt du couple Yin-Yang est tout aussi relatif que n’importe quelle structure et n’acquière d’importance que par sa valeur esthétique. En poursuivant la lecture de Granet, on constate un fait de première importance: les Chinois, non seulement ont «inventé» le «système» Yin-Yang, mais l’ont autrefois appliqué systématiquement dans leur vie quotidienne, de sorte qu’il est impossible de déterminer qui, de la théorie ou de la pratique, est première.

Si, théoriquement, la rubrique-maîtresse Yin-Yang paraît souveraine en termes de classification, c’est qu’elle est relative à la catégorie de sexe qui domine la pensée chinoise. Bien sûr, il faut remonter aux traditions anciennes et retrouver la fraîcheur de la pensée mythique pour bien dégager le problème. La simple description des moeurs de la Chine ancienne est d’un secours considérable pour comprendre le mécanisme des interactions du Yin et du Yang.

Cette société chinoise, de type agraire, fondait sa structure sociale sur la répartition entre deux groupements antagonistes représentant respectivement les hommes et les femmes, «car l’opposition des sexes était la règle cardinale de l’organisation chinoise»[73]. Ces deux groupes, antagonistes et concurrents, se répartissaient l’ensemble des tâches qui constituent le quotidien d’une société de type agraire. Les femmes, les tisserandes, travaillent l’hiver; les hommes, les laboureurs, l’été. Pendant l’hiver, les hommes, réunis dans une maison commune, au centre d’un groupement de maisons (propriété des femmes) sont inactifs. C’est la saison de la nuit, du froid, les femmes sont reines et maîtresses. Durant l’été, les femmes restent, la plupart du temps, à l’intérieur, et, quand vient le temps de tisser les grands habits de fêtes, fuient carrément le soleil, incompatible avec leur tâche, tandis que les hommes sortent du village et travaillent dans les champs au soleil. En hiver, les portes du village sont fermées, en été, ouvertes.

Le produit du travail des deux groupes leur appartient en propre et leur sert à s’enrichir; la mise en commerce se produit dans les entre-saisons où, encore, la femme possède le leadership au printemps et l’homme à l’automne.

Les réunions occasionnées par les entre-saisons ont aussi d’autres buts : la rencontre des deux groupes sexuels qui se solde par des fêtes sexuelles où les rôles sont répartis avec le même équilibre[74]. Oublions les images d’orgies sexuelles et représentons-nous plutôt un rite complexe, où les deux camps antagonistes s’affrontent dans une joute verbale et musicale visant à exprimer l’harmonie qui résulte de l’action concertante. C’est dans un contexte hautement esthétique et empreint d’une réelle sagesse que se produisaient les rencontres sexuelles où était banni tout «excès de débauche et, plus encore, de chasteté»[75].

L’ensemble de la réalité est conçu de la même façon et c’est la rubrique maîtresse Yin-Yang qui sert à les départager. Les choses se voient attribuer un sexe mais en ayant toujours en vue l’application du Yin et du Yang selon un certain type d’opposition:

L’opposition du Yin et du Yang n’est pas conçue en principe (et n’a jamais été conçue) comme une opposition absolue comparable à celles de l’Être et du Non-Être, du Bien et du Mal. C’est une opposition relative et de nature rythmique entre deux groupements rivaux et solidaires, complémentaires au même titre que deux corporations sexuelles, alternant comme elles à la besogne et passant tour à tour au premier plan[76].

Donc, la catégorie sexuelle rattachée au principe Yin-Yang l’est seulement à cause de sa valeur de représentation pour l’homme qui, le nez collé sur sa propre réalité, se voit sexué, et, observant la dualité du réel, y retrouve des extensions de nature sexuelle. Le principe Yin-Yang étant plus général et plus englobant, il devient plus utile pour catégoriser l’être, surtout qu’il est presque exempt des préjugés présidant à toute crise de domination: si l’on demande à un ancien Chinois qui de Yin et de Yang est le plus grand, il ne répondra pas. L’un et l’autre partagent des rôles complémentaires dans la totalité.

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[63]. Granet, op. cit., 101 ss.
[64]. Ibid., 101.
[65]. Ibid., 104.
[66]. Id.
[67]. Ibid., p. 105.
[68]. Id.
[69]. Ibid., p. 107. Je souligne.
[70]. Ibid., p. 106.
[71]. Ibid., p. 106-107.
[72]. Ibid., p. 107-108.
[73]. Ibid., p. 119.
[74]. Ibid., p. 121.
[75]. Ibid., p. 119.
[76]. Ibid., 123.

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