La Couronne invisible. Essai sur la Constitution canadienne

Par Francine Dupras et Jean-Marc Rufiange

[NDLR: Édité 6 janvier 2013 pour refléter la version finale parue dans la revue ÉGARDS numéro 37 / Automne 2012 ; les auteurs tiennent à remercier M. Patrick Dionne, directeur de la rédaction d’Égards, pour ses conseils avisés. Cet essai regroupe les textes précédemment publiés sur ce blogue sous les titres de Dieu et l’État (avril 2011), Le Dominion et la République (juin 2011) et La Couronne invisible (janvier 2012).]
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Le 14 avril 2011, lors du débat télévisé en français des chefs de partis politiques canadiens, quelque chose de remarquable s’est produit. Le fait, cependant, est passé pratiquement inaperçu. Les adversaires en présence, toutes orientations confondues, se sont empressés d’en relativiser l’importance en passant outre, comme s’il s’agissait d’une simple tactique électoraliste. Il n’en a même pas été question dans les médias. Pourtant, il y a des réalités qui transcendent les intérêts partisans.

Parmi les quatre chefs, trois ont évoqué leurs « racines » québécoises. Celles de Gilles Duceppe, du Bloc Québécois, sont évidentes. Jack Layton, bien qu’il soit candidat en Ontario, a rappelé avec enthousiasme qu’il était né et avait grandi au Québec; il a d’ailleurs déjà confié à la presse que son élection à la tête du Nouveau Parti démocratique tenait pour beaucoup à ses origines québécoises. Même le chef du Parti Libéral, Michael Ignatieff, un autre Ontarien, candidat dans une circonscription de Toronto, a manifesté son attachement au Québec, entre autres parce que ses grands-parents sont enterrés dans les Cantons-de-l’Est. Il n’y a que Stephen J. Harper qui ne se soit réclamé du terreau québécois. Né en Ontario, il est député d’un comté de l’Alberta. Et c’est lui qui a dit la chose la plus remarquable. Elle est à ce point remarquable qu’elle a pu non seulement irriter les Anglo-Saxons mais déboussoler les nationalistes québécois radicaux : « Je suis très fier de parler la langue fondatrice de ce pays, je suis très fier de parler le français, même à la Maison Blanche », a-t-il affirmé lors du débat.

Le français, langue fondatrice de ce pays ? De quel pays parle-t-il ? Du Canada ? Mais de quel Canada ?

Le Canada de 1982, celui de Pierre Elliott Trudeau, a deux langues officielles, mais comme le Québec n’a pas signé la Constitution, ce Canada semble condamné à une polarisation idéologique sans issue entre le Québec « francophone » et le ROC (Rest Of Canada) « anglophone ». Quant au Canada de 1867, même en tenant compte de l’apport indéniable et inaliénable de George-Étienne Cartier et du leadership que celui-ci a exercé en collaboration avec John A. MacDonald (un autre Ontarien), il reste qu’il a été fondé en anglais.

Pour retrouver le français comme langue fondatrice du Canada, il faut remonter avant la Confédération et même avant la Conquête. Stephen J. Harper a confirmé dans ses propos du 14 avril que c’était bien ce qu’il avait en tête : « Ce pays a été fondé en français par des francophones qui avaient une vision d’un grand pays à travers le continent, au nord du continent américain, du continent nord-américain ». Et ce n’était pas la première fois qu’il soulignait cette particularité canadienne. Lors du 400e anniversaire de la fondation de la ville de Québec (1608-2008), plusieurs ont été désarçonnés par l’insistance du premier ministre à faire de cet anniversaire un événement pour tout le Canada, pas seulement pour la province de Québec :

La fondation de Québec rappelle que la langue française est la langue fondatrice du Canada. […]

Rares sont les villes nord-américaines qui peuvent célébrer un tel passé. C’est une date historique pour le Canada tout entier et pour l’Amérique du Nord. C’est à partir de cette date que nous avons véritablement commencé à devenir ce que nous sommes aujourd’hui, car la fondation de Québec marque aussi la fondation de l’État canadien.

Aucun premier ministre canadien, avant Stephen J. Harper, n’a défendu cette position constitutionnelle. Cela étonne d’autant plus qu’il s’agit d’un anglophone. Cette perspective éclaire d’une lumière nouvelle les raisons de l’impasse constitutionnelle de 1982. Elle permet, du même coup, d’entrevoir la manière d’en sortir, éventuellement.

Par-delà les prises de positions partisanes qui souvent se radicalisent durant une campagne électorale au point de perdre toute mesure, l’enjeu des élections fédérales demeure la recherche d’équilibre et de prospérité pour tous les Canadiens. Plus profondément encore, l’enjeu consiste à réaliser un projet de société original, un projet ancré dans la mémoire canadienne, d’un océan à l’autre, un projet qui lui confère son identité et dont « la vision française » est l’un des fondements.

La vision française en Amérique

Si le Canada est le fruit d’une initiative française à la base, il faut ajouter que cette initiative n’est pas seulement française au sens de l’usage d’un idiome. Toujours dans son message aux Canadiens soulignant le 400e anniversaire de Québec, Stephen J. Harper a touché aux raisons de la survivance de cette langue en Amérique :

La survivance du français en terre d’Amérique du Nord depuis quatre siècles n’est pas un accident de l’histoire. On parle encore français au Canada aujourd’hui à cause du courage, de la ténacité et de la créativité des générations de francophones qui ont enraciné et nourri dans le Nouveau Monde des valeurs et des espoirs venus de l’ancien continent.

L’historien américain George Bancroft avait observé : « Ce ne furent ni l’esprit d’entreprise, ni l’ambition du monarque, qui portèrent la puissance de la France au cœur du continent américain; ce fut la religion[1]. » François-Xavier Garneau s’est exprimé dans le même sens : « Si nous voulions marquer en peu de mots les motifs qui ont amené les Européens en Amérique, nous dirions que les Espagnols y vinrent pour chercher de l’or; les Anglais, la liberté politique et religieuse, et les Français pour y répandre les lumières de l’Évangile[2]. » Enfin, dans son Histoire des origines religieuses du Canada, Georges Goyau constate : « […] en définitive, depuis Cartier jusqu’à nos jours, l’histoire tout entière du Canada se déroule comme un acte de la France religieuse à laquelle cent cinquante ans durant la France politique vint tenir compagnie[3] ».

Évidemment, des erreurs furent commises, dont certaines tentatives d’assimilation culturelle et religieuse, ou encore de récupération du projet initial à des fins strictement mercantiles, provoquant un enchevêtrement d’actions et de réactions sur fond de guerres de religions et de rivalités nationales, entre catholiques et protestants, entre Français et Anglais, notamment. Cet aspect de l’histoire a été largement documenté, mais il pourrait nous faire perdre de vue une caractéristique politique essentielle du pays, enchâssée dans sa Constitution même.

À distance de plusieurs siècles, l’entreprise française au Canada apparaît comme un projet ultramoderne, particulièrement en ce qui concerne le rapport entre homme et femme. Il y avait aussi quelque chose d’inusité dans ce leadership exercé par des laïcs, même en ce qui a trait aux choses religieuses. Prenons la consécration du Canada à saint Joseph en 1624. Un tel événement, de nos jours, est presque invariablement soumis à une lecture biaisée; dans une société plus ou moins sécularisée où prédomine le concept de séparation de l’Église et de l’État, le cloisonnement entre ce qui est religieux et laïc est très étanche. Mais au XVIIe siècle, il n’en était pas ainsi. Les initiatives dites religieuses, comme une consécration, impliquaient souvent des séculiers, hommes et femmes engagés, prêts à entreprendre de folles équipées pour étendre le règne de Dieu, quitte à affronter les océans et à parcourir des continents encore inexplorés. L’Église catholique a d’ailleurs surnommé le XVIIe siècle « le siècle des laïcs ».

Qu’est-ce qui caractérise ce règne de Dieu dans le contexte canadien, du point de vue politique ? Avant tout, son universalité et sa recherche continue de relations de qualité entre les peuples et les individus[4]. Le but n’était pas de nier la spécificité des êtres et des sociétés, mais de les assembler sous l’égide de Dieu pour qu’advienne son règne, annoncé par les uns et espéré par les autres. On oublie souvent que l’incorporation des peuples amérindiens faisait partie de cette visée initiale canadienne et qu’elle était considérée comme un signe de son universalité. La découverte de nouveaux territoires s’alliait à la quête d’un Nouveau Monde encore vierge des tiraillements idéologiques et religieux qui affligeaient le Vieux Continent.

Qu’un empire veuille s’étendre pour accroître ses richesses ou ses ressources est une loi qui semble régler le cours de l’histoire, créant et modifiant les frontières des pays, reconfigurant les allégeances des peuples. Mais comment s’y prend-on pour étendre le règne de Dieu sur la terre ? Il n’est pas question ici de prosélytisme, ce zèle déployé par les missionnaires de toutes confessions dans le dessein de recruter des adeptes, mais de gestes fondateurs qui ont accompagné la découverte de nouveaux territoires et la naissance de nouveaux pays, comme le Canada. Des gestes « géomystiques », pourrait-on dire.

Ainsi, dès qu’il accoste, le 24 juillet 1534, Jacques Cartier élève une croix portant les armoiries du roi de France. Son geste signifie davantage que la prise de possession d’un territoire au nom de François 1er; il aurait pu se contenter de hisser le drapeau royal. Son intention devient explicite dans le compte rendu qu’il adresse « Au Roy Treschretien ». La Relation de Cartier commence par un long prologue dominé par une métaphore, celle du soleil entendu comme symbole universel des bienfaits de Dieu. La course du soleil qui, « d’Orient en Occident », éclaire et réchauffe toute la terre en un jour, évoque à ses yeux la découverte de nouvelles terres et surtout de nouveaux peuples, pour que s’étende ainsi, en même temps que la connaissance, la reconnaissance de la Souveraineté de Dieu sur le monde[5]. Il n’est pas encore question de confession religieuse particulière. Cette croix manifeste la suprématie divine d’abord; en ce sens, il s’agit d’un geste géomystique qui détermine l’identité constitutionnelle du Canada.

Dieu avant le roi, c’est aussi ce que proclamait Thomas More (1478-1535) jusque sur l’échafaud : « Je mourrai bon serviteur du roi et de Dieu en premier ». Cela signifie que le roi ne peut s’approprier ni la primauté ni le pouvoir absolu, qui appartiennent à Dieu. Sous cet angle, la monarchie absolue est aussi éloignée de Dieu, politiquement parlant, que le communisme athée. Précédant la condamnation de Thomas More d’un siècle, il y eut celle de Jeanne d’Arc (1412-1431). Durant son procès ecclésiastique, à la question : « Ne croyez-vous pas être sujette à l’Église qui est sur la terre, notre saint Père le Pape, cardinaux, évêques et autres prélats d’Église ? », elle répondit : « Messire Dieu, premier servi ». L’Anglais et la Française ont donc connu le martyre en professant la prééminence de Dieu non seulement sur l’État mais sur l’Église, sans pour autant contester le respect de l’autorité dévolue à chacune de ces deux institutions.

Le geste fondateur de Cartier témoigne de cette réalité. Il est si fortement enraciné dans notre sol que la Constitution de 1982, curieusement, le réitère, et ce malgré des oppositions et le fait que le premier ministre d’alors, Pierre Elliott Trudeau, n’en voyait pas à prime abord la pertinence. On le retrouve inscrit dans le Préambule de la Charte canadienne des droits et libertés :

Attendu que le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu […].

Certaines voix se sont fait entendre pour éliminer ce Préambule[6], mais en vain, jusqu’à maintenant. Alors que les sociétés occidentales sont pratiquement toutes sécularisées, pourquoi hésiter à supprimer ce petit bout de phrase ? De même, pourquoi, dans une société québécoise post-Révolution tranquille officiellement laïque, l’Assemblée nationale a-t-elle refusé à l’unanimité des voix de retirer le crucifix du Salon bleu[7] ?

Même si la mention de Dieu dans une structure gouvernementale comporte certaines exigences morales, controversées comme on le sait – les levées de boucliers sont rapides en ce domaine –, craindrait-on plus ou moins consciemment ce qui pourrait prendre sa place ? Un Canada sans Préambule, ou un Québec sans crucifix, ouvrirait la porte à quel despotisme ? Il est commun de dire que le communisme athée a remplacé Dieu par la dictature des masses; le nazisme par le culte de la race aryenne. Fonder un pays en reconnaissant d’abord la suprématie de Dieu serait-il une façon de le protéger contre les déséquilibres inhérents à certains régimes comme le totalitarisme, le fascisme nationaliste ou même l’anarchie des droits individuels engendrée par une démocratie complètement débridée ? Les régimes théocratiques ne garantissent pas l’équilibre non plus. Dans leurs Constitutions, l’Autorité relève habituellement d’une Caste capable d’instaurer un suprémacisme clérical ou héréditaire.

Il importe donc de distinguer le rapport qui s’établit naturellement entre Dieu et l’État, du concept de séparation de l’Église et de l’État. La mention de Dieu dans une Constitution n’a rien à voir avec la pratique d’une religion ou l’appartenance à une Église; elle n’est pas confessionnelle à proprement parler. Le rapport entre Dieu et l’État est de l’ordre des fondements du politique. Il est d’ailleurs au cœur des délibérations qui ont marqué l’évolution constitutionnelle du Canada.

Quand l’histoire s’accélère

Le 2 mai 2011, nous avons assisté à un bouleversement complet de l’échiquier politique : les défaites retentissantes et inattendues du Parti Libéral du Canada et du Bloc Québécois ont éliminé d’un coup leur importance sur la scène fédérale. À tel point que le débat sur le statut constitutionnel du Québec prend une nouvelle dimension dans le contexte des élections provinciales du 4 septembre 2012.

Évidemment, notre réflexion sur Dieu et l’État est à l’opposé du type de débats qui font les manchettes, mais son angle historique a l’avantage de mettre en lumière différentes étapes de la définition constitutionnelle du Canada, dont on pourrait s’inspirer aujourd’hui avec profit. Dans ce débat, le rapport entre Dominion et République est crucial. C’est pourquoi il importe de préciser que la conception de l’État privilégiée au Canada se distingue de celles de la mère patrie française et du voisin américain, toutes deux républicaines.

Géodynamique de la Confédération canadienne

On pense généralement que la devise du Canada, « D’un océan à l’autre », s’inspire de la configuration géographique du pays qui, d’est en ouest, s’étend de l’Atlantique au Pacifique. Mais l’expression n’évoque pas seulement ce territoire; elle inscrit le Canada à l’intérieur d’un projet politique géodynamique universel.

I. Unanimité fondatrice

Lors de la rédaction de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, il fallut nommer le nouveau pays. Parmi les appellations proposées, la préférence de John A. Macdonald, qui sera le premier chef du Parlement canadien, allait à « Royaume du Canada ». C’est alors que Samuel Leonard Tilley, ancien premier ministre du Nouveau-Brunswick, pharmacien de formation et pieux anglican, fit part aux délégués présents de l’inspiration qu’il avait eue, le matin même, au cours de ses dévotions. Dans le contexte des discussions entre les délégués des provinces sur l’idée d’une confédération s’étendant véritablement d’un océan à l’autre, on peut comprendre sa surprise et son émotion quand il tomba sur cet extrait d’un psaume :

He shall have dominion also from sea to sea, and from the river unto the ends of the earth[8].

L’idée d’un « dominion » au Canada s’imposa donc à son esprit, comme émanant d’une logique géomystique puissante.

Une telle scène paraît incongrue aujourd’hui : un homme politique éminent citant un passage de la Bible devant ses pairs pour déterminer le nom d’un pays encore à naître. Pourtant, lorsque Samuel Leonard Tilley suggéra « Dominion du Canada », sa proposition fut adoptée à l’unanimité. Ainsi, le verset 8 du Psaume 72 (71) n’a pas fourni qu’une devise au Canada; on y a puisé le concept politique qui le définit.

Ce psaume annonce un « roi de paix et son Royaume », un roi devant qui « tous les rois se prosterneront », dont le règne durera « de génération en génération », et dont le dominion « s’étendra du fleuve jusqu’aux confins de la terre ». Selon la foi chrétienne, ce roi messie, c’est Jésus, fils de David, venu établir le règne universel de Dieu, son Père.

Bien que l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, acte de naissance de la Confédération canadienne, ne nomme pas Dieu, l’appellation « Dominion » et la devise « D’un océan à l’autre » témoignent que les fondateurs du Canada reconnaissaient la géodynamique propre à l’établissement de ce dominion de Dieu. Le Préambule de la Constitution de 1982, qui rappelle que l’État canadien se fonde sur des principes reconnaissant la suprématie de Dieu, a donc des racines qui remontent à la Confédération.

Mais pourquoi la proposition de Tilley a-t-elle rallié tous les partis à l’idée de Dominion, plutôt qu’à celle de République, plus populaire et conquérante au XIXe siècle ? Il y avait beaucoup de diversité à la table de la Confédération, dans les orientations, les préoccupations, les manières d’envisager les solutions. Or, sur ce point déterminant, une communion de conviction a permis de dépasser les intérêts de partis et même les divisions entre confessions religieuses. Les raisons de l’unanimité qui a prévalu à cette étape importante de l’histoire canadienne méritent d’être approfondies.

II. Républicanisation et laïcité

L’acte fondateur du royaume de France fut le baptême de Clovis, le baptême du roi étant en soi un geste politique reconnaissant la suprématie de Dieu. Or, en instituant le gouvernement de la Nouvelle-France au XVIIe siècle, c’est comme si ce royaume s’était préparé d’avance une enclave hors France pour échapper au futur sillon républicain. Car, tout au long des XVIIIe et XIXe siècles, ce sillon allait contribuer à creuser un fossé entre Dieu et le politique; cette séparation deviendra même un principe de la conception dite émancipée de l’État.

De ce point de vue, la Conquête anglaise de la Nouvelle-France en 1760 apparaît sous un jour plus complexe. Malgré quelques tentatives britanniques d’assimilation, notamment celle de Lord Durham, la Conquête s’est avérée stratégiquement positive dans la mesure où elle a permis le maintien au Canada d’une conception de l’État reconnaissant la suprématie de Dieu, conception qui caractérisait l’initiative française dans le Nouveau Monde et que les signataires de la Constitution canadienne de 1867 ratifieront à leur manière.

Au moment où l’on s’apprête à signer l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, les nations européennes sont encore soumises aux répercussions constitutionnelles des révolutions républicaines qui s’étendent aux colonies d’outre-mer. Dans ce contexte, l’appellation « Dominion du Canada » et la devise « D’un océan à l’autre », tirées d’un psaume exaltant le règne universel de Dieu, vont à contre-courant de l’engouement républicain.

Bien que l’on puisse définir une république de plusieurs façons et en déterminer différents types, nous pensons que la républicanisation moderne des États, qui a connu une extension quasi universelle, est fondamentalement laïque. Quand la souveraineté est conférée au Peuple, celui-ci se substitue non seulement au Roi, mais à Dieu. Évidemment, la plupart des chartes constitutionnelles républicaines ou démocratiques comportent un article sur la liberté de culte, mais celle-ci concerne le domaine privé et vise essentiellement la tolérance interreligieuse, alors que les institutions publiques deviennent l’apanage de la laïcité. À moins, bien sûr, qu’on ne se prémunisse contre cette tendance foncière, à l’instar du Canada qui a doté ses Constitutions de 1967 et 1982 d’un Préambule à cet effet.

III. Républicanisation et annexion

Il faut considérer l’importance du caractère laïc de la devise de la France républicaine : « Liberté, égalité, fraternité », adoptée lors de la Révolution française, mais aussi son retentissement jusqu’en Amérique. Même parmi les Patriotes de 1837, on trouvait des Fils de la Liberté qui étaient partisans de l’annexion à la République américaine.

Historiquement, on peut dire que la Conquête anglaise de 1760 a joué contre la républicanisation du Canada sur deux fronts. D’une part, en brisant le lien entre la Nouvelle-France et le Royaume de France, elle a préservé les Canadiens français d’un passage obligé à la République avec la mère patrie en 1789. D’autre part, en soumettant le Canada à la juridiction de la Royauté anglaise, la Conquête a eu pour effet collatéral d’allier la cause des Canadiens français à celle des Canadiens et Loyalistes anglais lorsque vint le temps de repousser les prétentions annexionnistes de la République des États-Unis d’Amérique (proclamée en 1776).

Parler le français, même à la Maison Blanche

Il est aussi important pour le Canada de se distinguer des États-Unis que pour le Québec de protéger son identité nationale. L’argumentation actuelle en faveur du multiculturalisme affaiblit le pays en diluant son identité; ce faisant, elle le rend plus vulnérable à la puissance assimilatrice de son voisin.

On n’a qu’à considérer de quelle manière les États-Unis ont évolué pour conjuguer une variété culturelle plus vaste que la nôtre. Ils ont misé sur l’Un : la langue unique, l’hyperpatriotisme, le rêve américain, qui donnent sa spécificité à ce qu’on a appelé le melting pot. La propagande concernant l’universalité de leur expérience les a même amenés à s’approprier le nom « Amérique ». Ainsi, dans le langage courant, quand on parle du peuple américain, il n’y a aucune confusion; malgré la réalité géopolitique des trois Amériques, tous comprennent qu’il s’agit des États-Unis.

À cet égard, il est hautement significatif que, lors du débat des chefs du 14 avril 2011, Stephen J. Harper ait choisi d’affirmer que le français était la langue fondatrice du Canada, dans un contexte où l’on disait craindre l’américanisation des valeurs canadiennes. Il est doublement significatif qu’il ait ajouté qu’il était « fier de parler le français, même à la Maison Blanche ».

On se souviendra qu’à l’occasion d’une visite à Washington deux mois plus tôt (février 2011), la partie du discours qu’il avait livrée en français (il commence tous ses discours dans la langue fondatrice du Canada) fut escamotée par les médias américains. Lors de cet incident, M. Obama lui-même déclencha l’hilarité des journalistes en déclarant sur un ton badin qu’il était particulièrement d’accord avec les commentaires en français de son homologue canadien; il est en effet de notoriété publique qu’il ne parle pas cette langue.

Puis, au moment du repêchage amateur de la Ligue nationale de hockey (LNH) au Minnesota, le 24 juin 2011, Pierre Gauthier, alors directeur général des Canadiens de Montréal, imita son premier ministre en débutant l’annonce de son choix en français; il fut accueilli par les huées d’une partie de la foule qui se mit à scander : « USA, USA … ».

Le Canadien anglais devrait donc chérir l’idée que le Canada n’est pas un pays à la langue unique ni à la nationalité unique comme les États-Unis, car sa spécificité française, fondatrice et historique, le distingue substantiellement de son puissant allié américain. Et si le Canadien français a pu préserver sa langue et ses institutions, particulièrement dans la province de Québec, il devrait reconnaître que cela ne tient pas qu’à sa ténacité, mais aussi à la forme spécifique de l’État canadien. Les choses auraient été bien différentes sous les auspices de la République américaine. En effet, les Canadiens français qui, pressés par le besoin, ont pris le chemin d’un exil volontaire vers les États-Unis n’ont pas résisté à l’assimilation.

La survie du fait français en Amérique et le statut fondateur qui le caractérise au sein du Canada sont donc, paradoxalement, consécutifs à la reddition française du 8 septembre 1760. Et il s’agissait alors de bien plus que de quelques arpents de neige…

La Couronne, fondement de l’État canadien

Dans une société moderne, parler de la Couronne pourrait être perçu comme franchement archaïque, passéiste. Mais pourquoi cette notion politique serait-elle plus dépassée que celles de République et de Démocratie, sur lesquelles ont réfléchi des penseurs de l’Antiquité comme Platon et Aristote ?

En outre, le terme « archaïque » peut receler un sens beaucoup plus riche; l’étymologie donne archès, qui signifie « principe », « fondement », « commandement ». Dans ce sens, dire qu’un concept politique est archaïque ne renvoie pas à une période reculée de l’histoire, mais à un contenu, c’est-à-dire à une définition du politique et des principes le régissant. Ces principes sont atemporels. Il est donc vain de spéculer sur leur obsolescence. Sur ce plan, les penseurs du politique, qu’ils soient contemporains ou antiques, réfléchissent sur des principes qui transcendent l’espace-temps.

Il faut cependant distinguer le politique de la politique et leur façon de s’intégrer au temps et à l’espace.

La politique est essentiellement fluctuante, elle se module et se modèle; elle évolue, souvent cahin-caha, selon les circonstances et les idéologies qui prévalent à tel ou tel moment de l’histoire. Elle s’établit sur des territoires déterminés et sans cesse remis en question, ce qui fait que la conquête de ces territoires et la conservation du pouvoir orientent fortement les programmes et stratégies politiciennes. La politique est donc tributaire des conjonctures de temps et d’espace du fait qu’elle doit négocier avec les ambitions, quêtes et préoccupations humaines immédiates.

Le politique concerne les principes qui président à l’exercice du gouvernement, quel que soit le régime privilégié. Il est axé sur le principe de la Souveraineté qui, elle aussi, s’exerce sur un espace, un territoire délimité, conférant à la nation qui l’habite son identité, une identité qui devrait naturellement tendre à la pérennité, à l’accomplissement. Car définir un pays, c’est se doter d’un projet de société. Ainsi, les concepts émanant du politique sont en quelque manière transhistoriques, ils continuent d’influer sur les peuples à travers les siècles. On évoque souvent, à cet égard, le « caractère » d’un peuple.

I. La politique au Canada en 2012

La politique canadienne est actuellement conditionnée, entre autres, par la crise économique mondiale, mais aussi par les résultats des élections fédérales du 2 mai 2011: l’élection d’un gouvernement conservateur majoritaire et la « vague orange » qui a porté les néo-démocrates au rang d’opposition officielle, forçant les partis dominants des dernières décennies, le Parti Libéral du Canada et le Bloc Québécois, à redéfinir sinon leurs orientations, du moins leur agenda.

Des politiques du gouvernement de Stephen J. Harper, on retient pêle-mêle: une approche des lois plus sévère, le retrait du Protocole de Kyoto; le retour du portrait de la Reine dans certains bureaux du gouvernement et de l’épithète « royal » pour identifier les Forces Armées, la Marine et l’Aviation canadiennes; la défense d’une souveraineté du Canada dans l’Arctique, les projets de construction de pipeline, notamment celui de Keystone XL; la célébration de la guerre anglo-américaine de 1812, et d’autres encore.

Nous pensons qu’il est abusif de qualifier certaines de ces politiques de « conservatrice » ou de « néoconservatrice », notamment celles qui se rattachent à la Couronne et qui méritent d’être interprétées à la lumière du politique. Car si la politique partisane inscrit certaines mesures à l’agenda du gouvernement en exercice, le politique s’intéresse aux principes impliqués dans cet exercice. Or, la Couronne est l’une des caractéristiques essentielles du système de gouvernement canadien. On l’associe généralement à un type de régime politique, la monarchie, mais elle constitue un symbole de la Souveraineté, quel que soit le régime mis en place.

II. Autorité et pouvoir

La Souveraineté est le principe de l’autorité suprême, un souverain étant l’instance qui détient l’autorité légitime pour exercer le pouvoir sur un territoire, sur un peuple.

Tout pouvoir, pour s’exercer, doit en avoir l’autorité. Inversement, tout pouvoir qui s’exerce sans autorité est un abus. Le pouvoir doit donc s’exercer selon les règles du droit pour être légitime. Le droit, s’il prévaut, ne peut cependant être premier, « s’autocréer »; il doit se référer à une nature ou à un ordre définis, pour élaborer les lois et les interpréter.

C’est ici que la conjonction Autorité et Pouvoir en découvre une autre que plusieurs contestent sur la scène publique: le rapport naturel entre Dieu et le Politique.

Dieu, que l’on soit croyant ou athée, représente l’autorité morale la plus haute. Considéré comme le créateur et l’ordonnateur des choses, Dieu est non seulement l’autorité morale suprême, il fonde le droit. Son droit d’Auteur, ou, plus exactement, son Autorité, donne une assise à tous les droits qui policent la société. L’acharnement avec lequel certains régimes politiques cherche à exclure Dieu de la Cité, le communisme ou encore la laïcité, par exemple, témoigne de son ascendant. Leur souci premier est d’effacer tout signe public pouvant évoquer cette autorité morale.

Par ailleurs, dans nos régimes démocratiques, l’Homme est au centre de la société. L’autorité morale est conçue dans les termes juridiques des chartes. La balance des droits et libertés des individus et des collectivités mène régulièrement à l’impasse. Les Cours « suprêmes » sont alors sollicitées comme Arbitres pour se prononcer sur des questions d’ordre moral et constitutionnel. En ce domaine, l’ascendant qu’acquiert le juridique sur le politique a des conséquences qu’il faut questionner.

L’attitude de certains juges donne l’impression que le Préambule de la Constitution canadienne possède « la valeur d’une plante verte », que la suprématie de Dieu est devenue « lettre morte » (dead letter)[9]. Or, du point de vue du politique comme de la politique, le Préambule de la Loi constitutionnelle de 1982 subsiste et il exprime, encore plus nettement dans sa brièveté, cette conjonction entre Dieu et le Droit, Dieu et le Politique:

Attendu que le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu ET la primauté du droit…

Cet attendu représente à nos yeux ce qui détermine la nature de l’État au Canada, depuis ses origines. Il confère une texture spécifique à la conception canadienne de la Couronne.

Du Dominion à la Couronne canadienne

Il n’est pas inutile d’approfondir la réflexion sur le sens de la Couronne au Canada, car des inexactitudes et des incompréhensions demeurent. Au Québec, en particulier, persiste l’idée que le serment canadien d’allégeance à la Reine s’adresse à la souveraine d’Angleterre et qu’il constitue un rappel constant du statut minorisé des Canadiens français en tant que peuple conquis et soumis à une domination étrangère:

Au Canada, monarchie constitutionnelle érigée en Dominion depuis 1867, tous les parlementaires, y inclus ceux du Québec, doivent prêter un serment de vraie allégeance au Souverain du Royaume-Uni avant d’entrer dans leur fonction. C’est là une obligation que leur fait la constitution canadienne. […]

Ainsi, en prêtant vraie allégeance au monarque anglais, les parlementaires canadiens et québécois perpétuent, d’élections en élections, d’époque en époque, l’ancienne majesté de la féodalité. Par cette cérémonie, digne de l’adoubement chevaleresque, ils délaissent le capital de confiance confié par l’électorat pour se constituer en vassaux d’une Couronne étrangère et glorieuse[10].

Cette interprétation idéologique, pour ne pas dire démagogique, est fort éloignée de la réalité politique canadienne. Il est vrai que des rois de France ont régné sur le Canada aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, et des souverains britanniques aux XVIIIe et XIXe siècles. Mais, en 1867, le Canada est devenu un royaume autonome se définissant par un nouveau concept politique, celui de « Dominion ». Ce n’est donc pas à titre de Reine du Royaume-Uni, mais en tant que Reine du Canada que Sa Majesté Elizabeth II règne sur le pays, et c’est à ce titre que les Canadiens lui jurent allégeance.

Cette particularité s’est affirmée et confirmée avec le temps. Dans un article intitulé « La succession royale, la Constitution canadienne et la Constitution du Québec[11]», André Binette rappelle que la Couronne canadienne est devenue distincte en droit de la Couronne britannique avec le Statut de Westminster en 1931[12]. Le titre de Reine du Canada ainsi pleinement reconnu fut attribué pour la première fois à Elizabeth II lors de son avènement en 1952.

Binette poursuit :

Qui plus est, puisque les Couronnes sont distinctes, la monarchie pourrait être abolie au Royaume-Uni (par une loi puisqu’il n’existe dans ce pays aucune procédure plus rigoureuse pour les modifications constitutionnelles) sans qu’elle le soit au Canada, si l’unanimité du Parlement fédéral et de chacune des assemblées législatives des provinces n’était pas obtenue. […]

Sur le plan juridique, la monarchie est ainsi mieux protégée […] au Canada qu’au Royaume-Uni[13].

Il est donc opportun de considérer l’évolution de la position britannique à l’égard du territoire conquis en 1763, pour constater à quel point le Royaume-Uni s’est éloigné du pouvoir réel au Canada.

Le principe de la monarchie

Lord Henry Herbert Carnarvon était Secrétaire d’État aux Colonies lorsqu’il écrivait à la Reine Victoria en 1867 :

Les délégués nord-américains tiennent à ce que les provinces unies soient appelées le « Dominion du Canada ». Il s’agit d’un nouveau titre, mais qui se veut de leur part un hommage au principe de la monarchie qu’ils souhaitent ardemment préserver[14].

Quel est le principe de la monarchie que les fondateurs de la Confédération canadienne voulaient sauvegarder avec tant d’ardeur ?

Si l’établissement d’une Constitution se situe dans un contexte historico-politique précis, l’attention des personnes impliquées dans sa rédaction et son approbation est tournée vers les principes du politique qui vont déterminer l’identité du pays et, par conséquent, celle du peuple qui vivra sous sa juridiction. Il semble que la Couronne du Dominion soit perçue comme une manière de contenir les effets pervers de la politique: instabilité et partisanerie.

Dans un gouvernement comme le nôtre, la Couronne est l’élément constant et inébranlable; les politiciens peuvent se succéder, mais la Couronne demeure et certains aspects de notre système s’y rattachant ne sont pas tributaires des partis politiques[15].

Cette approche est aussi motivée par le désir de protéger la légitimité de l’exercice du pouvoir:

Dans un régime comme le nôtre, les gouvernements ne détiennent pas les pouvoirs qu’ils exercent. C’est la Couronne qui est investie de ces pouvoirs et qui en confie l’exercice aux gouvernements élus par le peuple. Ainsi, le pouvoir relève d’une institution non partisane qui se tient à l’écart des compromis politiques propres aux activités courantes de tout gouvernement démocratique.

Autrement dit, dans la monarchie constitutionnelle qu’est le Canada, le gouvernement gouverne et la Couronne règne[16].

La distinction entre la politique et le politique est essentielle pour bien saisir que le plan constitutionnel relève avant tout du politique. L’enjeu primordial est de savoir qui détient la Souveraineté conférant la légitimité et donc l’autorité d’exercer le pouvoir. Si elle ne s’appuie pas sur ce principe, la gouverne d’un pays s’ouvre à toutes les formes d’abus suscités par les compromis et appétits politiciens :

[…] les gouvernements se perçoivent comme l’incarnation même de l’État: leur premier but est de conserver le pouvoir le plus longtemps possible. L’institution de la Couronne leur rappelle que le pouvoir leur vient d’ailleurs. Il leur est confié pour un temps limité. La Couronne veille de près à ce que nos gouvernements n’oublient jamais qu’ils sont là pour servir le peuple, et non l’inverse[17].

Mais pourquoi la Couronne serait-elle plus à même de remplir cette fonction de vigie que la République, par exemple ? La question est piégée dans la mesure où elle nous ramènerait sur le plan de la politique partisane, en opposant monarchistes et républicains.

Pour comprendre la portée sémantique de la Couronne au Canada, il faut remonter à la période précédant l’instauration de la monarchie. C’est ce que le texte biblique relatant l’établissement de la royauté en Israël permet de faire. Avant les rois, il y eut la période des juges; ceux-ci étaient mandatés directement par Adonaï (« le Seigneur ») pour transmettre au peuple ses jugements. Le dernier d’entre eux fut Samuel, à qui les anciens demandèrent : « Donne-nous un roi pour nous juger comme toutes les nations[18] ». Samuel se sentit rejeté, mais Adonaï lui dit : « Écoute la voix du peuple en tout ce qu’ils te diront. Ce n’est pas toi qu’ils rejettent, c’est moi. Ils ne veulent plus que je règne sur eux[19] ». Le Seigneur demande toutefois à Samuel de les avertir : « Apprends-leur comment gouvernera le roi qui règnera sur eux[20] ». Cet avertissement se résume en quelques mots : après que le roi se sera accaparé de tous vos biens, « vous-mêmes, enfin, vous deviendrez ses esclaves[21] ». Mais les fils d’Israël « refusèrent d’écouter ». Ironiquement, c’est la voix du peuple qui a réclamé, la première, l’institution monarchique.

En fait, l’histoire le démontre, qu’importe le régime politique, tous sont corruptibles, comme les fils de Samuel qui, « dévoyés par le lucre, acceptant des cadeaux, firent dévier le droit[22] ». Ce que dit la Bible, finalement, c’est que nul homme n’est habilité à porter la Couronne, c’est-à-dire à régner sur les autres, sinon Adonaï lui-même. Tout le cheminement politique du peuple élu tend vers la restauration de la suprématie de Dieu, qui passe par la tribu de Juda, dépositaire du sceptre de la royauté, pour aboutir au Christ, fils de David, qui remettra au terme du parcours la royauté à Dieu le Père[23].

L’arrimage biblique de la devise « D’un océan à l’autre » et du terme « Dominion »[24] contribue à définir le Canada et l’insère dans une visée géomystique dont le symbole de la Couronne canadienne est lui aussi porteur.

La suprématie de Dieu

Comment l’approche canadienne de la Couronne envisage l’exercice de la Souveraineté en ce qui concerne le monarque ?

Pour les pays membres du Commonwealth, l’accession au trône d’un nouveau « souverain » est l’occasion d’apporter des ajustements. Lors de l’avènement d’Elizabeth II, on s’est penché sur les différents titres royaux afin de déterminer un « tronc commun » qui conserverait uniquement les titres fondamentaux. Cet ajustement s’est traduit au Canada par la Loi fédérale sur les titres royaux de 1953.

On s’en doute, le titre le plus problématique du point de vue politique était la désignation du monarque comme « défenseur de la Foi ». D’abord accordé à Henri VIII par le pape, puis retiré lors de l’établissement de l’Église anglicane, le titre lui fut aussitôt rendu par le Parlement britannique.

Le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande furent les seuls pays du Commonwealth à reconnaître à la Reine Elizabeth II le titre de « défenseur de la Foi » et à entériner la mention voulant qu’elle ait accédé au trône « par la grâce de Dieu ». Le premier ministre Louis-Étienne Saint-Laurent (1948-1957) a justifié la décision canadienne en ces termes:

La question s’est alors posée de savoir s’il conviendrait de conserver dans le titre dont nous allions nous servir les mots traditionnels « par la grâce de Dieu, souveraine ». Nous avons estimé que notre population se rend compte que les affaires de ce monde ne sont pas déterminées exclusivement par la volonté des hommes et des femmes; qu’elles le sont par les hommes et les femmes en tant qu’agents d’une autorité suprême et que c’est par la grâce de cette autorité suprême que nous avons le privilège d’avoir une telle personne pour souveraine. Un point plus délicat peut-être a surgi au sujet de la conservation des mots « défenseur de la Foi ». En Angleterre, il y a une Église établie. Dans nos pays, il n’y a pas d’Églises établies, mais il y a des gens qui croient qu’une Providence d’une souveraine sagesse dirige les affaires humaines; nous avons donc pensé qu’il était bon que les autorités civiles proclament que leur organisation est telle qu’elle constitue une défense de la croyance maintenue en une puissance suprême qui ordonne les affaires des simples humains et que quiconque croit à l’Être suprême ne peut raisonnablement s’opposer à ce que la souveraine, chef de l’autorité civile, soit appelée croyante en un Chef suprême et défenseur de la foi en un tel chef.

J’espère que ces idées que partageaient les membres de cette conférence paraîtront raisonnables aux honorables députés[25].

Le discours du premier ministre canadien, juriste reconnu nationalement, se situe au-delà des particularités du régime monarchique, il concerne la Souveraineté : Elizabeth est souveraine, mais elle l’est « par la grâce de Dieu », donc selon un principe reconnaissant la suprématie divine.

Des rumeurs circulent à l’effet que le prince Charles, héritier de la Couronne britannique, demanderait une modification des titres royaux lors de son éventuelle accession au trône: « défenseur de la Foi » (defender of the Faith) deviendrait « défenseur des fois [sic] » (defender of faiths), pour mieux refléter le pluralisme confessionnel de notre époque. Le constitutionnaliste André Binette souligne qu’une telle modification « requerrait assurément l’adoption d’une loi fédérale pour être applicable au Canada ». Un changement de cet ordre entraînerait des conséquences sur un autre plan : l’utilisation du mot « foi », au pluriel, se veut un accommodement aux articles sur la liberté de culte dans les chartes de droits, alors que la Foi évoquée par Louis Saint-Laurent désigne le principe de la Souveraineté, qui garantit le respect de ces chartes. Ce serait, pensons-nous, l’expression d’un effritement de l’assise constitutionnelle du Canada.

Par ailleurs, certains questionnent cette conception de la Souveraineté qui justifie la mention de Dieu comme Autorité suprême dans la Constitution canadienne. À l’instar du régime monarchique, ils la considèrent incompatible avec la souveraineté du Peuple, qui caractérise les régimes démocratiques. Ils prônent, à la place, l’instauration d’une République.

 

De la modernité républicaine

Il est bien connu que les partis « souverainistes » québécois sont en faveur d’un régime républicain advenant un Québec indépendant. Ils ne sont pas seuls à souhaiter ce type de régime; le désir d’une République canadienne existe également. Nous pensons que l’impasse constitutionnelle qui a suivi le rapatriement de la Constitution en 1982 est le résultat d’une opposition entre ces deux modèles républicains. Quoique concurrents, ils s’entendent pour rejeter la conception canadienne de la Souveraineté.

Pour l’un et l’autre, la Couronne canadienne représente une entrave: « il reste de vieux symboles, qui ont survécu au raz-de-marée de la modernité[26] ». La République se présente, en effet, comme le visage moderne de l’État. Son avènement et son expansion quasi universelle sont salués comme une libération, une maturation politique.

Il est cependant remarquable que les commentateurs de la mouvance républicaine soient souvent plus à même de saisir ce qui différencie la Couronne canadienne d’une monarchie constitutionnelle conventionnelle. Ainsi, Marc Chevrier reconnaît que la « fidélité » exceptionnelle du Canada au principe de la Couronne est un trait inaliénable de son caractère :

Depuis les premiers jours de la fondation de la Nouvelle-France jusqu’à aujourd’hui, les anciens Canadiens, puis les Québécois, ont toujours été les sujets d’une Couronne. Alors que tout le Nouveau Monde, de la Terre de Feu jusqu’au Mississippi, était gagné à la République, cette fidèle province prospérait dans le giron de la monarchie. Cette fidélité est peut-être le fait le plus constant de leur histoire nationale, qui traverse les siècles, tel un sceptre inaltérable et qui, à l’aube du troisième millénaire, ne semble pas près de changer[27].

De même, malgré une ironie certaine, le commentaire qui suit montre que la résistance constante manifestée par le Canada à l’égard de la République s’appuie sur une conception spécifique du principe d’Autorité et de ce qui en fait la légitimité :

Recevoir la confiance du peuple ne suffit pas pour légiférer et gouverner avec autorité, encore faut-il recevoir l’onction monarchique, qui fait descendre sur les élus les gloires de la vieille légitimité. La souveraineté ne vient pas du peuple, elle tombe du monarque, c’est ce que Sires John A. MacDonald et George-Étienne Cartier, nos illustres seigneurs et gardiens de l’autorité royale dans la fidèle Province du Canada, ont compris en 1867. Les philosophes peuvent aller se rhabiller avec leurs idées abstraites de contrat social et de citoyenneté, si étrangères au génie national canadien. Qu’ils aillent donc prêcher la modernité dans les républiques des États-Unis, de France et d’Irlande, où les élus prêtent serment au peuple et s’engagent à respecter et à défendre la constitution du pays[28].

Certains diront que la persistance du Dominion canadien face à la républicanisation en fait l’un des derniers États monarchistes, d’autres qu’il s’agit du premier État postmoderne. Pour sa part, l’historien Jacques Monet considère que « l’application de la fonction monarchique à la structure fédérale est […] un apport original de l’expérience canadienne à la grande et internationale science politique[29] ».

En ce qui nous concerne, nous avons emprunté le titre de notre essai à ce passage :

On cherchera en vain au Canada un diadème, des palais et des châteaux, des sceptres et des carrosses, des princesses adultères et des princes bâtard. […]

C’est plus dans la manière dont la monarchie constitutionnelle structure l’État canadien, organise et distribue les pouvoirs, définit les rapports entre gouvernants et gouvernés qu’il faut la rechercher. […] Qu’on considère les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, le gouvernement fédéral ou les provinces, le Canada anglais ou le Québec, la Couronne étend son empire partout. Mais c’est une Couronne invisible: c’est par les concepts que les élites politiques ont hérités et intériorisés d’elle qu’elle nous tient dans ses filets[30].

Si l’expression « Couronne invisible » a retenu notre attention, c’est justement parce qu’elle nous permet de considérer la Couronne canadienne sous l’angle des « concepts que les élites politiques ont hérités et intériorisés d’elle », c’est-à-dire sous l’angle du politique. Mais alors que l’invisibilité de cette Couronne sert de métaphore à l’ironie typiquement républicaine de l’auteur, elle est pour nous l’indice d’une réalité qui transcende les débats partisans conventionnels. Elle évoque à la fois les origines et la destinée du Canada.

L’aspiration canadienne

Nous pensons que l’originalité du Canada réside dans le Préambule de sa Constitution, si bref soit-il. Ce Préambule, nous l’appelons la Couronne invisible du Canada, source de son rayonnement au sein des nations. Dans cette perspective, ce qui est interprété comme « un retour à la royauté » de la part du gouvernement fédéral actuel pourrait refléter des raisons plus profondes, puisées dans l’ordre du politique.

À notre connaissance, le Canada est le seul pays au monde qui fonde sa Constitution sur des principes reconnaissant la suprématie de Dieu en corrélation avec la primauté du droit. Aucune autre monarchie constitutionnelle ne le stipule, ni le Royaume d’Arabie Saoudite, ni même l’État du Vatican. Si la Couronne invisible du Canada, « tel un sceptre inaltérable », est une caractéristique de son « génie national », c’est en tant que symbole de cette reconnaissance d’une Autorité ultime qui confère sa légitimité à tout gouvernement, que l’exercice de la souveraineté soit délégué au monarque ou au peuple.

De plus, en choisissant la Souveraineté prééminente de Dieu comme pierre d’angle constitutionnelle, le Dominion canadien s’est établi dans la perspective d’un règne aux répercussions non seulement nationales mais universelles, s’ouvrant à tous ceux et celles qui, « étrangers et voyageurs sur la terre », espèrent une patrie meilleure.

Car le Canada possède une autre devise : « Desiderantes meliorem patriam », qui se traduit: « Ils désirent une patrie meilleure ». Comme les expressions « Dominion » et « D’un océan à l’autre », cette devise s’inspire d’un passage biblique[31]. Proposée en 1987 sous le gouvernement progressiste-conservateur de Brian Mulroney, puis officialisée par Elizabeth II en 1994, sous le gouvernement libéral de Jean Chrétien, elle apparaît désormais dans les armoiries du Canada[32].

Lorsque les parlementaires font allusion à cette devise, ils entendent ordinairement une simple quête de progrès; il s’agit de faire en sorte que le pays soit plus performant, toujours plus satisfaisant pour ses habitants. Mais la devise se comprend aussi dans un sens plus précis, puisque le verset ajoute: « Ils aspirent à une patrie meilleure, c’est-à-dire la patrie céleste ». Le patriotisme à la canadienne n’est donc pas ethnocentrique. Évoquant indirectement le rapport à Dieu, cette fois en tant que « père céleste[33]», il appelle la quête d’une « fratrie » de tous les peuples.

Notes

[1] George Bancroft, Histoire des États-Unis depuis la découverte du continent américain, tome 4, trad. Isabelle Gatti de Gamond, Paris, Didot, 1862, p. 115.

[2] François-Xavier Garneau, Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours, 4e édition, tome I, Montréal, C. O. Beauchemin & Fils, 1882, p. 239-240.

[3] Georges Goyau, Une Épopée mystique. Les Origines religieuses du Canada, Paris, Grasset, 1924, p. XLVI-XLVII.

[4] On retrouve cette idée dans ce que l’on pourrait appeler le préambule des « Véritables motifs de Messieurs et Dames de la Société de Nostre Dame de Montréal », société qui est à l’origine de la fondation de Ville-Marie (devenue Montréal) : « Puisque c’est le dessein de Dieu d’appeler au salut tous les hommes, […] afin de les assembler, unir et lier d’une sainte et éternelle Communauté… » [D’après la photocopie d’un exemplaire de l’édition originale de 1643, conservé à la Bibliothèque de Huntington, San Marino (Californie), États-Unis d’Amérique, p. 3 et 4. Document offert par le R.P. Paul-Aimé Martin, c.a.c., directeur général des Éditions Fides].

[5] Jacques Cartier, Bref récit et succincte narration de la navigation faite en MDXXXV et MDXXXVI par le capitaine Jacques Cartier aux îles de Canada, Hochelage [sic], Saguenay et autres, réimpression figurée de l’édition originale rarissime de MDXLV avec les variantes des manuscrits de la Bibliothèque impériale, précédée d’une brève et succincte introduction historique par M. D’Avezac, Paris, Librairie Tross, 1863, p. 2-4.

[6] Par exemple, en 1999, le député Svend Robinson, du Nouveau Parti démocratique, a proposé à la Chambre des communes que la mention de Dieu soit retirée du Préambule.

[7] Cette motion a été présentée le 22 mai 2008.

[8] « Son dominion s’étendra aussi de la mer à la mer (d’un océan à l’autre), du fleuve jusqu’aux confins de la terre. » La traduction est de nous.

[9] Me Jean-Claude Hébert, « La suprématie de Dieu », Le Journal – Barreau du Québec, juin 2007, p. 10.

[10] Marc Chevrier, « Débat sur la république, la constitution et le Québec, initié par Marc Chevrier », Encyclopédie de l’Agora, http://agora.qc.ca/debats6.html (cette page n’est plus disponible).

[11] André Binette, « La succession royale, la Constitution canadienne et la Constitution du Québec », Bulletin québécois du droit constitutionnel, no 3, hiver 2008, p. 1-22.

[12] Binette, « La succession royale… », p. 8.

[13] Binette, « La succession royale… », p. 8-9.

[14] Citation tirée de La Couronne canadienne. La monarchie constitutionnelle au Canada, © Sa Majesté la Reine en Chef du Canada représentée par le ministère du Patrimoine canadien, 2012, p. 20.

[15] Citation tirée de La Couronne canadienne…, p. 16.

[16] La Couronne canadienne…, p. 16.

[17] La Couronne canadienne…, p. 16.

[18] 1 Samuel 8, 5.

[19] 1 Samuel 8, 7.

[20] 1 Samuel 8, 9.

[21] 1 Samuel 8, 11-17.

[22] 1 Samuel 8, 3.

[23] 1 Corinthiens 15, 24.

[24] Psaume 72 (71), verset 8.

[25] Débats de la Chambre des Communes, Canada, 3 février 1953, 1664-1665. Cité par Binette, « La succession royale… », p. 13.

[26] Chevrier, « Débat sur la république… ».

[27] Chevrier, « Débat sur la république… ».

[28] Chevrier, « Débat sur la république… ».

[29] Jacques Monet, « La Couronne », dans Manon Tremblay et Marcel R. Pelletier, dir., Le système parlementaire canadien, Les Presses de l’Université Laval, Québec, 1996, p. 144.

[30] Marc Chevrier, « De la monarchie en Amérique », L’Action nationale, vol LXXXVIII, no 5, mai 1998, p. 94.

[31] Hébreux 11, 13-16.

[32] « Desiderantes meliorem patriam » constituait déjà la devise de l’Ordre du Canada fondé en 1967.

[33] « Patrie » vient du latin pater, c’est-à-dire « père ».

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3 Responses to La Couronne invisible. Essai sur la Constitution canadienne

  1. Odélie Berger dit :

    Eh bien! Ceux qui travaillent pour le bien de la nation française et son épanouissement ne sont pas toujours ceux qu’on pense et ceux qui disent la défendre sont peut-être ceux-là même qui font obstacle à son projet fondateur. J’aime les anglais qui aiment les français et les français qui aiment les anglais. Pourquoi pas !

  2. Theresa dit :

    Bonjour,
    Je trouve votre texte vraiment intéressant. Il vaut certainement qu’on s’arrête afin de le relire plus d’une fois pour en saisir les nuances.
    Votre distinction entre la politique et le politique m’éclaire par rapport à l’exercice du gouvernement. Ce que je retire pour moi-même est que le politique, représenté par la couronne, est garant de la souveraineté de Dieu. Est-ce que je me trompe en disant que la politique tente de s’approprier les droits du politique, plus particulièrement dans notre belle province où l’on essaie si ardemment d’enlever le droit de cité aux défenseurs de la Foi. La politique a su enlever la religion des écoles et de la place publique mais, en fait, elle n’est pas dans son droit de le faire. Est-ce exact?

  3. Hugues Sauvageau dit :

    Vraiment passionnant votre texte. Il y a quelques années, quant la reine Élizabeth est venue en visite au Canada, j’avais parlé en bien de sa venue à mon travail. Pas un n’était d’accord avec moi; on me rétorquait justement que ce n’était pas NOTRE reine, mais la reine d’un autre pays. Vous m’avez beaucoup appris.

    Je pense par ailleurs que l’attachement des Canadiens à la Couronne comme principe d’autorité n’est pas étranger, pour une forte proportion d’entre eux, aux valeurs léguées à ce pays par la foule des loyalistes qui ont fui la républicanisation des colonies américaines. Ceux-ci était conscients que l’exercice de l’autorité par leur souverain se faisait au nom de Dieu.
    Les canadiens français portaient, par leur foi, la même conviction que l’autorité émane de Dieu.
    Il me semble que nous avons là un héritage qui mérite d’être connu et enseigné.

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