Objectivations

Page blanche

Devant moi, une page blanche. Pour quelqu’un qui a déjà tenté l’écriture, c’est déjà une impression mélangée d’espoir et de crainte.

Écrire. J’ai toujours voulu écrire, je crois. Pourtant, j’écris très mal. Généralement, j’arrive à peine à me relire moi-même… Par contre, j’aime bien raconter des histoires, expliquer des choses, oralement ou par l’écriture. Étrange contraste qui pose la question : qu’est-ce que l’écriture ?

La page n’est déjà plus blanche. Je viens d’écrire ces mots. Comme mu par une sorte d’instinct ou simplement la conviction intime de devoir le faire, j’écris. Et les caractères, les mots et les phrases se graphent sur le papier (est-ce bien du papier?) en cursive harmonieuse. J’écris de la main gauche, bien que je sois droitier (du moins le suis-je devenu).

J’éprouve bien entendu une joie à ce simple exercice. Le seul fait de pouvoir me relire aisément est déjà bien satisfaisant. Mais il y a autre chose. L’impression de communier à quelque chose qui est hors de moi, hors de mon esprit même et pourtant si intime.

Je posais la question: «qu’est-ce que l’écriture?» Est-ce la graphie, en mon cas ici la calligraphie, ou la parole? Drôle de choix de mot. La parole. Parler, c’est dire? Est-ce que l’on parle ou dit en écrivant?

Je me sens déjà étourdi par cette seule question. Des souvenirs confus de mes études remontent de ma mémoire. J’entends des noms : Roland Barthes, Jean-Paul Sartre, Jacques Derrida…

Permettez-moi de prendre déjà une pause. J’ai une soudaine migraine.

Pause

Oui, j’ai bel et bien pris une pause. Assis de nouveau à ma table de travail, j’entreprends de raconter cette pause. Comment peut-on raconter une pause qui a consisté en une marche? Une pause est un arrêt dans le temps, une marche est un déplacement dans l’espace. Or, apparemment, ici (s’il y a un ici), il n’y a ni l’un ni l’autre.

Au moment même où je me levais, l’impression d’être dans une sorte de studio de travail s’estompait. La table de travail, la tablette d’écriture avaient disparu.

Comme j’en éprouvais le besoin, je décidai de marcher un peu. Cela peut sembler très simple mais je me sentais un peu désorienté. Étais-je dans une salle? Si c’était le cas, elle était immense car on ne pouvait distinguer ni plafond ni murs. La lumière était diffuse. Quand j’étais assis, j’avais l’impression d’être au centre de mon espace, mais, maintenant, toute notion de centre m’éludait, tout sens de direction m’était interdit. Je me demande bien comment Derrida aurait décrit cela? En tout cas, l’espace semblait être « déconstruit »…

Heureusement, je vis quelqu’un qui marchait d’un pas détendu un peu plus loin.

« Bonjour », dis-je. Je n’osais pas demander de direction. Il me semblait que c’était une question en quelque sorte « déplacée ». Je l’écris maintenant en souriant car le mot même est tellement adéquat dans un endroit où il n’y a pas de place… « Bonjour », répétai-je. « Guten Tag », me répondit-on. C’était une personne assez jeune, fin trentaine peut-être. Elle me sourit mais n’engagea pas la conversation et continua de son pas lent.

Comme je ne savais pas où aller, je décidai de retourner sur mes pas. Mais dans quelle direction? Je n’avais aucun moyen de le savoir. Une sorte de vertige s’empara de moi et, aussitôt, je me retrouvai devant ma table de travail avec, sagement posée dessus, la tablette, comme une invitation.

Donc, je me remets à écrire et retrouve mes repères.

Ai-je ainsi une première réponse à ma question : « qu’est-ce que l’écriture »? Est-ce que l’écriture est un espace, une dimensionnalité?

Cela prend tellement peu… Les mots que j’écris s’inscrivent aisément, comme des traits sur ce medium que je n’ose pas appeler du papier, et le flot des phrases se répand de gauche à droite, de haut en bas. Ma feuille n’est plus blanche. Elle est noire d’écriture et elle est une expérience d’espace.

Est-ce qu’écrire c’est rencontrer l’autre?

J’ai rencontré quelqu’un d’autre durant cette pause, cette personne germanophone taciturne mais souriante qui ne m’a pas donné de direction mais une présence. En fait, c’est la seule chose que je retiens de ma « sortie ». Cette présence de l’autre. Et ma calligraphie passe d’un côté à l’autre de la feuille.

Je me demande si ce n’est pas une pédagogie. Un seul mot parlé : « Bonjour », en deux langues. J’aurais pourtant pu rencontrer un francophone, il me semble?

La différence. L’autre.

Et voici. Je me rends compte que le studio que j’occupe est entouré d’étagères remplies de livres. Ils sont tous à la portée de ma main pourtant. J’en prends un au hasard et, bien entendu, je tombe sur Roland Barthes. J’ouvre le livre aussi au hasard et je tombe sur cette longue phrase:

Pour l’écrivain, la langue n’est-elle qu’un horizon humain qui installe au loin une certaine familiarité, toute négative d’ailleurs: dire que Camus et Queneau parlent la même langue, ce n’est que présumer, par une opération différentielle, toutes les langues, archaïques ou futuristes, qu’ils ne parlent pas : suspendue entre des formes abolies et des formes inconnues, la langue de l’écrivain est bien moins un fonds qu’une limite extrême; elle est le lieu géométrique de tout ce qu’il ne pourrait pas dire sans perdre, tel Orphée se retournant, la stable signification de sa démarche et le geste essentiel de sa sociabilité.

Certains mots me frappent: horizon, lieu géométrique. La langue serait-elle liée à l’espace? Mais pourquoi alors définir cet espace par la mention de ces langues qui seraient « des formes abolies et des formes inconnues », évoquant le passé et le futur indéfinissable mais définissant du temps?

La migraine menace à nouveau, mais je ne me laisserai pas aller.

J’aime bien la finale: le « geste essentiel de sa sociabilité ». L’autre encore. Ou mieux encore le tout autre, pointé par cette opération différentielle…

Mais lorsqu’il est fait mention de ces écrivains dont on présume qu’ils «parlent la même langue» et de ces «langues archaïques ou futuristes, qu’ils ne parlent pas», n’est-ce pas le «même» qui s’oppose au «différent», de façon apparemment absolue? Ou alors, ces langues archaïques ou futuristes se trouvent-elles «présentes» dans la contemporaine?

Est-ce que j’écris en langues?

Bon, cette fois c’est assez. Il faut que je «sorte» encore.

La porte en haut

Le contexte est complètement différent cette fois. Nous sommes plusieurs. En me mêlant à la foule, je constate rapidement que chaque individu parle une langue différente. Pour la communication, il faudra repasser…

Il y une autre différence, majeure. Il n’y a plus absence de direction, il n’y en a qu’une. Tous se « dirigent » vers un point, ce qui implique, logiquement, une convergence qui nie la possibilité que tous se retrouvent ensemble, en même temps, en ce point. Mais nous n’hésitons pas. Un paradoxe nous attend et c’est avec une certaine curiosité que je me déplace plus avant.

Or, nous nous retrouvons tous, contre toute logique, dans un lieu UN.

Impossible de décrire ce que nous expérimentons. Sommes-nous dans une sorte de théâtre? Ou une salle de cinéma? Beaucoup s’en faut. Nous sommes le théâtre. Ce n’est pas une représentation. Nous vivons ce qui est représenté dans une totale immersion. Dans ce lieu UN, nous sommes UN. Une émotion indéfinissable m’envahit, une jouissance presque physique.

La « salle » immense est remplie de monde maintenant. J’entends la voix de toutes les personnes présentes et, chose assez déconcertante, j’entends ce qu’elles pensent. Cela se produit au moment même où la directionnalité connaît une nouvelle mutation. Une nouvelle et unique direction s’impose à nous et c’est vers le haut qu’elle nous pousse. Une seule direction, un seul projet: monter.

Mais comment y parvenir? Il n’y a ni murs ni escalier, ni rampe d’aucune sorte. Par une sorte de compréhension ésotérique, nous connaissons que notre unité est la clé de notre ascension.  Elle est notre nouvelle base. Une sorte de piédestal, un marchepied se profile ainsi devant moi et je saisis l’occasion ; je grimpe d’un échelon, dans une sorte de joie sourde et une excitation incontrôlable. Et de nouveau, ainsi, de degré en degré, je m’élève.

Envahi par la volupté de mon accomplissement potentiel, j’entends de moins en moins la voix des autres. En fait, ce sont plutôt des cris et des beuglements que je ne veux plus entendre. La volupté se transforme progressivement en une tension que je sens dans mon corps, mais que je sais être au plus profond de mon être. Malgré la fatigue, je continue mon ascension ; après tout c’est mon but et que puis-je faire d’autre? Que dira-t-on de moi si je ne parviens pas tout là-haut ? Ne dois-je pas me bâtir? Ne dois-je pas créer celui que je dois être? Car on m’a donné cette opportunité, il ne faut pas la laisser passer. Il faut que je me fasse un nom.

J’arrive bientôt en haut. Du moins, il me semble, car je ne vois plus grand-chose. Dans le silence et l’obscurité, je me retrouve. J’ai froid, je respire mal, il n’y a plus d’air. Je sens sur mon corps une substance poisseuse à l’odeur répugnante. C’est du sang. Dans ma bouche, c’est le goût du sang. Je réalise tout d’un coup qu’il s’agit du sang de tous ceux qui ont été écrasés pour me permettre de monter, et que les cris et les beuglements proviennent de ceux qui étaient ainsi sacrifiés. Ceux que j’ai sacrifiés dans mon projet d’auto-révélation. Une infâme nausée me prend soudain, et puis, cette culpabilité, incommensurable et insupportable, envahit à son tour mon âme.

Nous qui croyions être Un, devenons SEUL. Irrémédiablement seul. Seule la mort pourra me délivrer de cette souffrance atroce. L’être que je croyais devenir, je ne veux plus l’assumer car il est vide. Vide de tout et surtout vide d’un moi qui s’est perdu dans l’illusion. Dans cette ascension, j’ai atteint le sommet. C’était une montée, une montée en enfer. Ce ciel que je visais, c’est l’enfer. Je veux me jeter en-bas de cette tour introversée, mais cela même est impossible. Je voudrais la chute comme salut, mais je n’en ai pas le pouvoir. Cette ascension n’a pas de retour. C’est l’arrivée au néant. Je suis mort, sans la libération de la mort.

Cette illusion porte un nom: Babel. Je reconnais maintenant, trop tard, la mise en scène de cette figuration: les odeurs de surchauffe industrielle, les effluves fétides du bitume, le vacarme assourdissant de la fabrique de brique, la foule aveugle et écoeurée et sourde à présent.

Babel, la « Porte de Dieu ». Mensonge. Nous voulions nous faire un «Nom», nous définir par nous-mêmes. Illusion et mort. Désespoir. Silence du vide absolu.

Pourtant, au plus profond de moi-même, je sens quelque chose. Un petit ancrage semble avoir résisté à mon anéantissement. Comme une promesse. Et je pleure toutes les larmes de mon être en une supplication éperdue.

Et je me retrouve assis à ma table dans mon studio.

Babel

Je veux reprendre mon souffle mais ne peut retenir ma main qui cherche. Sur l’étagère, je distingue une Bible. Je la saisis en tremblant, encore sous le choc de ce que je viens de vivre, et je m’empresse de l’ouvrir au chapitre onze du livre de la Genèse.

La lecture du récit de Babel prend tout un autre sens. Je comprends désormais que Dieu n’a pas puni l’humain mais l’a préservé de son orgueil, une nouvelle fois. Je comprends aussi qu’encore une fois cet orgueil est allé avec la désobéissance.

Après le déluge, Dieu offre un nouveau départ à Noé et ses trois fils et les bénit, comme il a béni au commencement: «Soyez féconds, multipliez, et remplissez la terre.» (Genèse 9, 1)

Or, que font les descendants des hommes? Au lieu de « remplir » la terre, ils désirent se fixer un lieu UN en contrariant la volonté de Dieu. Cette nouvelle obstination est un retour de la faute originelle. «Faisons-nous un Nom», disent-ils. Définissons-nous nous-même, s’arrogeant ainsi une prérogative divine car, en effet, si Adam put nommer les animaux, leur donner un «nom», il ne peut le faire pour lui-même car son existence est directement sujette à l’être de Dieu. L’homme est ainsi en constante tentation de s’arroger les prérogatives divines et, lorsqu’il y succombe, il se coupe de la source même de son être. C’est pourquoi Iaoué-AéLEoIM lui avait dit: « Tu mourras sûrement » (Genèse 2, 17).

Certains disent que c’est Dieu qui veut conserver ses privilèges au détriment de l’homme. Mais Dieu sait que ses prérogatives sont insupportables pour l’homme. C’est pourquoi il ne lui permet plus accès à l’Arbre de Vie, car cela ne ferait que rendre son désespoir plus total.

De même Dieu, lors de l’expulsion du jardin d’Eden, fabrique un nouveau vêtement pour l’être humain, une tunique de «peau» qui remplace la tunique de feuillage que L’être humain s’était lui-même fabriqué, mais qui était trop peu efficace. Pourquoi l’homme éprouve-t-il le besoin de se couvrir? Parce qu’il a «honte», c’est-à-dire qu’il «ne veut pas être vu» tel qu’il est. Les tuniques de peau ont cette fonction de cacher l’homme au regard extérieur et même au regard de Dieu. Car en effet, le regard que l’homme peut le moins supporter, c’est le regard de Dieu, le regard de la vérité.

Je me souviens d’un grand poème de Victor Hugo que j’avais appris par coeur dans mes jeunes années: La Conscience!

Lorsque avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes,
Echevelé, livide au milieu des tempêtes,
Caïn se fut enfui de devant Jéhovah,
Comme le soir tombait, l’homme sombre arriva
Au bas d’une montagne en une grande plaine ;
Sa femme fatiguée et ses fils hors d’haleine
Lui dirent : «Couchons-nous sur la terre, et dormons.»
Caïn, ne dormant pas, songeait au pied des monts.
Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres,
Il vit un oeil, tout grand ouvert dans les ténèbres,
Et qui le regardait dans l’ombre fixement. […]

Quelle intuition formidable de ce grand poète! La mention des «peaux de bêtes» dès l’abord, sans pourtant savoir qu’un autre sens de «peaux de bêtes» serait: «tuniques d’aveugle». La solution à l’épreuve de Caïn, prototype de l’homme culpabilisé, se situe là, dans ces tuniques d’aveugle. Dieu, voulant éviter à l’homme la «honte» et la culpabilité, le couvre en entier et couvre même, ce faisant, ses yeux, le rendant aveugle.

Avec les « tuniques d’aveugle », Dieu cache la honte de l’homme pour le protéger, à nouveau, du désespoir, mais le rend aussi aveugle de Dieu et de l’autre. Car si on ne peut être vu, on ne voit pas non plus.

Ainsi, par sa faute, l’homme s’isole de plus en plus. S’isole de la Vie, s’isole de l’autre. Mortel et aveugle.

Et finalement, à Babel, il devient sourd. Sourd, parce que l’entendement que procurait le langage unique, la parfaite communication de la parole à l’autre, a été une nouvelle fois abusée. Pour éviter la concertation dans le projet orgueilleux, Dieu est obligé de marquer une nouvelle étape en rendant l’homme incapable de cette communication directe: «confondons leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres». Mais cela les rendra aussi, bien entendu, sourds à Dieu. Ainsi, chacun a désormais sa propre langue et ne comprend plus la langue de Dieu.

Il s’agit là aussi d’une des prérogatives de Dieu: «L’Éternel dit: Qui a fait la bouche de l’homme? Et qui rend muet ou sourd, voyant ou aveugle? N’est-ce pas moi, l’Éternel?» (Exode 4, 11)

Mais Isaïe avait prophétisé: «En ce jour-là, les sourds entendront les paroles du livre; et, délivrés de l’obscurité et des ténèbres, les yeux des aveugles verront.» (Isaïe 29,18)

La Rédemption aura pour but de ré-ouvrir le coeur, les yeux et les oreilles de l’homme. Jésus lui-même l’affirme, les signes sont là: «les aveugles voient, les boîteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent, et la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres.» (Matthieu 11, 5)

Et la bonne nouvelle nous parvient par «les paroles du livre».

Devinant que tout repos m’éluderait tant que je n’aurais pas confié ce que j’ai vécu à ma tablette confidente, je viens d’écrire tout cela presque sans m’en rendre compte, cette expérience atroce et mes réflexions ultérieures ; et, enfin, je sens une sorte de sommeil inquiet s’emparer lentement de mon esprit et de mon corps, malgré tout soulagés.

Rêve ou réalité?

Ce fut un sommeil rempli de toutes sortes de rêves dont certains frôlaient le cauchemar. Lorsque je me réveille, dans les instants qui précèdent le retour à la conscience éveillée, j’espère un soulagement du sentiment d’oppression qui m’accable depuis l’épisode «Babel». Ma conscience cherche les repères habituels qui nous permettent de renouer contact avec la réalité. Pourtant, je demeure dans ce que l’on peut littéralement définir comme des limbes, une région de la conscience mal définie dont je n’arrive pas à sortir. Je me sens conscient toutefois; mais est-ce un nouveau rêve où je rêve d’être éveillé?

Ce n’est pas un rêve éveillé, car mes sens semblent être en retrait. Un sommeil profond mais lucide? Suis-je à l’origine de la création et de la projection de ce monde dans lequel j’ai l’impression d’être depuis quelques temps? Cela pourrait être plausible si ce n’était de la durée et de la certitude des expériences vécues et, bien entendu, l’écriture. Cette écriture me fait reconnaître la réalité de ce que je vis. Et pourtant… Un rêve ne se caractérise-t-il pas justement par cette certitude: «Tout ceci est bien réel»?

Oui, c’est l’écriture qui est la clé de ma certitude, car la somme de contenu que j’ai déjà exprimé ne peut avoir d’autres sources qu’une bonne faculté critique. Mais j’hésite encore devant ce que j’ai décrit jusqu’à maintenant et que l’on pourrait à tout le moins qualifier de bizarrerie onirique. Et je me questionne moi-même : Comment puis-je être en train d’écrire ce que j’écris en cet instant même si je rêve? Ou est-ce l’inverse? Est-ce que je vais bientôt rêver que je me réveille?

Ce qui est étrange, mais sans doute un peu réconfortant, c’est que, si je rêve, ce n’est pas pour m’auto-observer, sauf, bien entendu, ce que je fais maintenant. (Encore une contradiction ! Cela devient presque douloureux. Où est la réalité?)

Je me demande si je ne suis pas en train de nier, de dé-construire ce que je vis, que ce soit un rêve ou non, par une sorte de réaction d’auto-défense, une sorte de réaction de mon égo qui refuse l’authenticité éventuelle des messages que comporte l’expérience que je vis.

Alors je prends une décision: ce que je vis est vrai et significatif. Il faut que je continue d’être à l’écoute des symboles et des archétypes qui se proposent à mon esprit et qui s’impriment, littéralement, sur cette «tablette» d’écriture. Même s’il ne s’agit que du miracle infini de la conscience…

Et voici. Au moment même où ma volonté prend cette décision, critique sans aucun doute, je me retrouve, conscient, debout, au milieu d’une multitude, uni avec elle dans une posture, celle qui consiste à regarder vers le haut quelque chose qu’on ne voit plus… qui a disparu, caché à nos yeux par une nuée grise et opaque, à la grande tristesse de nos âmes. Absence.

Mais voici encore que deux hommes vêtus de blanc se trouvent à nos côtés. Ils disent : «Pourquoi restez-vous ainsi à regarder le ciel? Une nouvelle présence viendra. Préparez le rétablissement du Logos! Préparez son Retour!»

Attente

Alors nous attendons. Nous attendons cette présence nouvelle qui sera porteuse d’espérance. Nous espérons car, après l’épreuve de Babel et ce sentiment d’absence, nous avons grandement besoin d’espoir. Mais comment préparer « son » retour? «Qui» est parti? «Qui» reviendra? Et quelle est cette notion de «rétablissement du Logos»?

Il doit y avoir un lien entre l’expérience actuelle et celle de Babel.

« Pourquoi restez-vous ainsi à regarder le ciel? »- À Babel, nous voulions construire une tour pour atteindre les CIEUX. Pourquoi avons-nous entendu ces hommes mentionner le CIEL? Depuis Babel, je me rends compte que cette notion plurielle des cieux est passée, dans mon égarement, à une notion singulière du ciel. Et maintenant, je me souviens, les hommes en blanc avait effectivement parlé des CIEUX! Audition sélective. La singularité serait-elle en rapport avec la solitude, résultat de l’ascension orgueilleuse?

L’intervention divine ayant consisté à « confondre les langues », cela voudrait-il dire que les hommes avaient ainsi perdu leur dernier lien avec la dimension divine du Logos? Qu’ils n’entendent plus? Ou n’entendent plus que ce qu’ils veulent entendre, ayant ainsi perdu le véritable entendement? Les implications de cette perspective sont immenses.

Est-ce là tout le sens de ce qu’avait dit Jean dans le prologue de son évangile: «Au commencement était le Logos. Et le Logos «est» fait chair. Et le Logos reviendra?»

Huuumm. Le Dieu qui était, est et sera. Il y a là une trame qui rejoint le concept de continuum spatio-temporel que la science proclame. Or la science se réclame de la logique, du Logos.

Est-ce que le prologue de Jean aurait pour objectif profond de révéler ce lien entre le Logos et l’in-carnation, à la fois progressive, parce reliée au temps, et synchronique, parce que conçue dans le projet unique de Dieu?

Cette multitude et moi-même avons été mis en face d’une sorte de rendu nouveau de l’Ascension et de l’expérience des disciples mais avec une insistance particulière sur les Temps. Le Présent est un présent qui nous est offert et ce présent est une bonne nouvelle qui ouvre l’Avenir. L’avenir est dans le présent et le présent dans l’avenir, tous deux ancrés dans le Passé. Grandeur et mystère des Mots.

À nouveau ce vertige… Mon esprit se sent comme au bord du gouffre de l’incommensurable. Je passe de la tour au gouffre. Où est le salut? Les cieux, notre faux ciel. Le salut se présente, quelque part, pour nous, à agir.

Je pense bien que nous avons tous compris maintenant que l’épisode de Babel et cette allusion existentielle à l’Ascension du Logos incarné sont bel et bien reliés, de toute évidence, par la notion même d’ascension. Car Babel c’est le processus orgueilleux de notre propre ascension, alors que l’Ascension du Logos, le Verbe, est le résultat de l’obéissance absolue de celui-ci à son Père. Ce Père qui est dans les cieux et qui y ramène son Fils. Ce Père qui parle peu ou pas, qui laisse parler le Logos, son Fils, pour dire ce dont il est la source. Ce Père qui est le Mythos principiel et archétypal, avant même le Bereshit.

L’attente se prolonge toujours dans une sorte d’obscurité. Tout est suspendu, même le temps. Nous nous sommes enfermés dans la crainte de l’autre et la crainte de notre propre mort. Toutes les portes sont barrées. «Quand» viendra-t-il, Celui qui est venu?

Flamme et parfums

L’attente prend bientôt fin. L’obscurité est chassée par l’apparition d’une flamme brillante qui danse devant nos yeux éblouis. Il n’y a pas de fumée mais l’air est parfumé. Des senteurs qui rappellent l’encens et la myrrhe, l’oliban et le patchouli, toutes mêlées en harmonie indicible.

Oui, des parfums puissants, riches et salvateurs, qui semblent avoir la faculté de nous offrir l’infini au delà du temps, entre la réminiscence et la confiance renouvelée en ce qui advient. Salut!

À ces parfums se mêlent, dans notre bouche, des saveurs accordées. Fruits confits et pain frais cuit, miel et vin capiteux. Une sorte d’ivresse nous prend, un bonheur presqu’insoutenable dans cette impression d’une présence divine et cette crainte salutaire aussi qui ne nous rend que plus libres.

La flamme jaillit d’un petit arbre. Est-ce un grenadier? Ou un petit chêne vert? Il ne porte pas de fruit mais des gouttes, qui ressemblent à des larmes, qui en coulent, comme de la résine. Sont-ce ces larmes qui, en se consumant, répandent ces parfums triomphants?

La Flamme se divise bientôt en une multitude de petites flammes, comme des langues, qui viennent se poser sur nos têtes, et les oreilles de notre entendement s’ouvrent, et notre bouche s’entrouvre pour proclamer… Ah! Merveille! L’Esprit est descendu sur nous! Nous sommes des saints, des apôtres envoyés pour clamer et proclamer! Triomphale destinée !

L’exaltation est de courte durée. Je me demande : Proclamer «quoi»? À ma grande surprise et, je l’avoue, à mon intense déception, la confusion persiste et elle resurgit au moment même où je croyais tout comprendre. Cet arbre d’où jaillissait la Flamme était-il l’arbre de la Connaissance? Pourquoi la fugacité de cette impression de tout comprendre pendant l’espace d’un instant, et ensuite, trop vite, cette nouvelle perte de sens plus douloureuse que jamais ?

Est-ce un autre effet de cet état de rêve lucide dans lequel je suis peut-être encore? Cette impression d’épiphanie qui s’estompe me rappelle bien les nombreuses fois où, en me réveillant, le souvenir d’une compréhension s’est diffusée en arrivant à ma conscience. Ou bien est-ce la contrepartie inévitable à nos compréhensions sommaires et simplistes que Paul évoque dans la lettre aux Hébreux: «Vous n’êtes pas venus vers une réalité palpable, embrasée par le feu, comme la montagne du Sinaï : pas d’obscurité, de ténèbres ni d’ouragan…» (Hébreux 12, 18)

Est-ce que toute pentecôte est remplie d’illusion? Ou encore faut-il que je me mette moi-même toujours en doute ?

Il s’agit, en tous cas, d’une nouvelle leçon. Cela prend du renoncement et de l’humilité, vertus qui me manquent sans le moindre doute. Il faut que je bâtisse sur le peu qui me reste de cette révélation, aussi insatisfait que je me sente.

Me reviennent ces senteurs issues de la combustion de l’arbre. Se déclenche alors dans mon cerveau une sorte de processus de rappel, plus ou moins tamisé de mes inventions ressenties.

Marcel Proust proclamait erronément que le thé et les madeleines avaient produit une réminiscence de l’enfance, une mémoire involontaire. Cela ne pouvait être car il était à la recherche de ces souvenirs, de ce sens en ses sens. La véritable mémoire involontaire est beaucoup plus profonde et archaïque, c’est celle qui nous ramène au mythe et aux archétypes. Jésus, le Fils, le Logos, est donc mémoire. Et il a dit: «faites ceci en mémoire de moi». Pas avec du thé et des madeleines mais avec du vin et du pain. Est-ce pour cela que nous brûlons de l’encens dans nos églises et nos temples?

Il paraît que le goût et les odeurs sont reliés directement au cerveau. Je me laisse donc porter par les effets encore très présents des parfums de l’Arbre consumé sans l’être. D’autres senteurs viennent s’y mêler. La Rose et le Nard. Les parfums sublimes de Marie et de Joseph. Ils apparaissent au sommet de l’arbre, au-dessus du petit chêne vert.

Le parfum de rose marial. Véritable enchantement, aura de mystère. Odeur moelleuse, douce, riche et profonde. Verveine avec fond citronné, un peu d’abricot et une teinte de cannelle, mais surtout, arôme puissant et stupéfiant. Le parfum de la vie et de l’espérance dans la vie.

En résonnance associée, la fragrance de nard de l’Épousé. D’une rare finesse, il rappelle la valériane et le souchet, la noix, la violette musquée et la forêt, en un mélange énergique et sobre. Une haleine de bois précieux. Une odeur de l’autre monde.

J’éprouve le merveilleux sentiment de remonter au long des ères jusqu’à l’aube du temps et une apparition constante est là: l’homme et la femme, liés par l’Esprit des eaux primordiales, le Père et le Fils, liés par l’Esprit de feu sacré. Le petit ancrage atavique est-il ainsi là, enfoui dans mon ADN? Je me perds dans la langue des anges et les éclairs fulgurants de la reconnaissance. En mourrai-je? Je perds connaissance.

Pentecôte

Nouveau réveil. M’étais-je endormi? Ou plutôt, ai-je été emporté par les vagues vitales de l’être? C’était trop, trop longtemps. Perdre connaissance était de nouveau salut. Il est difficile mais vital de revenir à mon niveau, au niveau de ce qui m’est promis mais encore, apparemment, hors d’atteinte. Revenons à nos dimensions.

Et puis, récapitulons. Après Babel, nous avons été mis en face de l’Ascension, qui est une disparition, et ensuite, c’est assez clair il me semble, d’une sorte de pentecôte moderne, paradoxalement tronquée à notre regard exalté et fou. Une fausse pentecôte ?

Ah! Non! Tout cela pour rien?!!!

On ne nous ferait pas ce coup. La fausseté est de nous. La Pentecôte était vraie assurément. Il faut chasser ce mouvement des humeurs mauvaises, bile noire de la mélancolie, bile jaune et amère de la colère qui vient de la révolte. Il faut chercher le sens et y retrouver la source des humeurs bonnes, flegme et sang. L’eau et le sang. Nos humeurs sont confuses comme tout le reste de notre être. Nous sommes Babel. Il nous faut la Pentecôte.

Ah, oui! Babel et Pentecôte! Voilà! Le lien est pourtant si clair! Après la confusion des langues qui a résulté de la faute des hommes, Dieu revient encore avec une nouvelle offre. Et cette offre est liée à celui que l’on nomme l’Esprit, l’Esprit Saint. C’est donc par lui que la confusion des langues est transformée en une compréhension mutuelle et universelle. En effet, les disciples, après l’effusion de l’Esprit, parlaient en d’autres langues. Et ils étaient de fort bonne humeur !

Étrange paradoxe aussi, car l’auteur des Actes, Luc, affirme: « Lorsque ceux-ci (les juifs religieux) entendirent la voix qui retentissait, ils se rassemblèrent en foule. Ils étaient en pleine CONFUSION parce que chacun d’eux entendait dans son propre dialecte ceux qui parlaient. »

Luc a-t-il le sens de l’humour? Il nous dit, somme toute, que les auditeurs des disciples, étaient confus qu’il n’y ait plus de confusion, de cette confusion de Babel. Pas facile d’être sauvés…

Bon. Mais on oublie une chose importante quand on lit ce récit, car la déconfusion des langues se fait dans les deux sens : généralement, nous retenons surtout que les disciples parlaient d’autres langues mais, trop peu souvent, que les autres les entendaient dans leurs propres langues. Et cela ne peut signifier qu’une seule chose: l’action de l’Esprit s’était produite sur les deux plans de ceux qui parlent et de ceux qui écoutent! Donc, l’Esprit a uni tous les protagonistes de ce coup de théâtre divin en une seule compréhension, une seule pénétration des merveilles de Dieu et de son projet. Que ceux qui ont des oreilles entendent!

L’Esprit unificateur. N’est-ce pas l’action du salut même qui contre les effets du Malin, qu’on appelle le Diable, le Diabolos, le diviseur? L’esprit répond donc au Logos comme Symbolos, celui qui met ensemble! Celui qui unit le Père et le Fils, l’homme et la femme et en définitive toutes choses, qui vont deux par deux.

Malgré mon retour dans la concrétude de mon quotidien, mon esprit se sent clarifié, épuré, sans doute par les sacrements gustatifs et olfactifs qui m’ont été offerts. Je ferai, avec joie, brûler le lampion que je suis, qui deviendra lumignon et finalement fumignon. Je m’envolerai en fumée et en parfum, si Dieu le veut.

Langue

Je me sens désormais un peu plus calme, car un peu libéré de moi-même. La leçon qui nous a été offerte repose finalement sur le lien qui est fait entre la Pentecôte, ses flammes multiples, comme des langues, et la Flamme unique au sein de l’arbre qui ne se consume pas, ce buisson ardent qui fut la source de la révélation du Nom de Dieu. Cette apparente remontée dans le temps est en fait une remontée dans le sens que les sens nous permettent, si nous savons sentir, goûter, toucher, écouter et voir. Les sens sont-ils la clé d’accès au sens? Au Logos? Si cela s’avérait, ce serait que les sens sont associés à l’Esprit symbolique, substruction du Logos. Comme la langue est la substruction de la parole. L’Esprit est-il Langue?

N’est-ce pas fascinant que la langue, l’organe du goût, est aussi l’organe de la phonation? C’est pourquoi une langue est appelée la langue.

La parole dite passe de la langue vers l’oreille, l’organe de l’ouïe.

Mais la parole écrite passe de la main à l’oeil. La main organe du toucher. L’oeil, organe de la vue.

Sens.

Il y a là tant de mystère et de merveilles.

Devant le buisson ardent, je me souviens maintenant que Moïse s’y trouvait. Et il a demandé à la Présence de se présenter. Il lui fut répondu: «Je suis celui qui suis» (était, est, sera). Moïse, comme tout bon juif, ne se gêna pas pour insister auprès de Dieu afin de connaître son nom. En effet, n’étant pas grec, toutes ces notions d’être et d’étant, devenant, être-là et ici en même temps… bref, il ne se sentait guère tenté d’expliquer tout cela à ses congénères en moins de quarante-cinq heures, surtout en bégayant… Il voulait donc un Nom.

Alors l’Être lui dit: « Mon nom est IEYE. »

Ce mot, ce Nom, ne se prononce pas comme il s’écrit. Je prie le lecteur de suspendre sa parole pour ne pas dire ce qui n’est pas dit car il a fallu que nous l’entendions d’abord avant de l’écrire.

Ce dont je me souviens de ce Nom-dit, c’est un son, une caresse pour l’oreille, une sorte de chatoiement auditif insaisissable et d’une beauté à fendre l’âme.

Si je peux écrire ce Nom avec des lettres sur ma tablette, pour des raisons que j’expliquerai dans quelques instants, je ne pourrais cependant pas le redire de vive voix. Moïse non plus d’ailleurs.

Dieu a joué un tour à Moïse, car il lui a fourni un Nom que celui-ci ne pouvait prononcer. Pauvre Moïse.

Et pauvres nous.

Mais non ! Dieu n’est pas ainsi. Il offre toujours des solutions. C’est pourquoi, et je m’en souviens parfaitement, à côté du buisson ardent, il y avait une pierre, très ronde et blanche, sur laquelle étaient tracés ces quatre caractères: I, E, Y, E. De droite à gauche, comme c’était l’usage dans les langues sémitiques.

Quatre lettres. Un tétragramme. Il paraît que tout est compris dans ce Nom, qui est le Nom-Être. Mais ce Nom est indicible.

Je ne sais pas si un jour quelqu’un lira mon témoignage. J’imagine que oui puisqu’on me met dans la situation de l’écrire. Il faut donc que je donne ici un petit cours de linguistique pour tenter de mieux comprendre ou du moins effleurer le mystère du Nom divin.

Les quatre caractères en question, dont deux sont répétés, ne sont pas des voyelles, comme le lecteur moderne pourrait le penser. Ce sont des consonnes. Le vieil alphabet proto-hébreu ne comportait que vingt-deux consonnes et aucune voyelle. Pour nos esprits cartésiens, cela peut paraître étrange et surtout peu pratique. En effet, comment peut-on dire un mot sans voyelles? Et c’est là que se joue une grande partie du mystère des langues. On ne peut en effet pas « dire » un mot sans voyelles, mais on peut l’écrire. Et dans le cas d’une langue écrite sans voyelles, dite consonnantique, ou « abjad », les consonnes sont en fait les éléments constituants de racines puissamment évocatrices.

Comment s’est fait le passage du « parlé » à « l’écrit »? Cela fait l’objet de bien des spéculations. Il n’est pas certain qu’il y ait un tel passage. Mais cette double qualité du langage est sans doute son plus grand mystère et la source de notre émerveillement: la langue est la fois écrite et parlée.

Je l’avais déjà évoqué plus haut: La parole parlée passe de la bouche – dans laquelle, faut-il le rappeler, se trouve la langue « physique » – vers l’oreille, l’organe de l’ouïe. L’expression « de bouche à oreille » repose sur ce simple fait et l’organe « langue » a donné son nom à la faculté de communication parlée, « la langue». La parole écrite, quant à elle, passe de la main qui écrit à l’oeil qui lit. La main, organe du toucher. L’oeil, organe de la vue. La langue est donc intimement reliée, par les sens, à notre être tout entier.

La langue écrite utilise des signes, des marques, des « inscriptions », reconnaissables à la vue pour représenter des équivalents de la langue parlée. Des syllabes, des sons, mais aussi des concepts. Ainsi, les lettres que nous connaissons ne représentent que des sons, alors que, dans les alphabets sémitiques, elles représentaient des sons et des concepts. Ces concepts ont d’abord été représentés par des images comme dans le cas des hiéroglyphes.

Or, il fallait un grand nombre d’images pour décrire ce que l’on voulait décrire. Imagine, cher lecteur, que le chinois, qui s’écrit encore selon un tel système comporte environ 50,000 signes! Sois-donc, oh lecteur, bien heureux de n’avoir à connaître que les 26 lettres de notre alphabet français. Cet alphabet français qui, étonnamment, n’est pas si étranger aux anciens alphabets sémitiques.

Cette écriture pictographique – pensons aux hiéroglyphes égyptiens, par exemple, dont nous retrouvons certainement des parentés, sinon l’origine, dans les alphabets sémitiques – a fait l’objet d’une transformation, sans doute progressive, vers la fin du deuxième millénaire avant Jésus Christ.

Par un processus de simplification dont le mécanisme est encore mal compris, il y a eu réduction du nombre des signes et une association directe de ces signes avec des sons, en l’occurrence les consonnes.

Tout cela est bien compliqué, je le sais, mais je supplie le lecteur de tenter de suivre mes pauvres explications.

Revenons à la langue parlée et parlons un peu de phonétique.

Comment parlons-nous? En faisant passer l’air, notre souffle, des poumons à la bouche et en y mettant de la voix. Toute modification du passage de l’air dans la colonne phonétique est une consonne, appelée ainsi car cette «con-sonne» complète l’essence de la parole parlée qui repose sur la voix. C’est la « voix » qui donne les « voix-yelles », qu’on devrait peut-être appeler des « vocales ».

Il s’avère « théoriquement » impossible de livrer un son qui serait vocale pure, puisque que le souffle est toujours plus ou moins modifié, « con-sonnant ». Et il est, par ailleurs, peut-être encore moins possible de prononcer une consonne pure, car il y a toujours de la voix. Les deux attributs sont inséparables.

Cette réduction du nombre des signes évoquée plus haut s’est accompagnée d’une discrimination des concepts associés. Il y eut désormais vingt-deux signes, toutes des consonnes, reliés à vingt-deux concepts. Le lecteur vocalisait ce qu’il lisait selon des règles qui nous échappent encore aujourd’hui. Il semble bien que certaines langues s’accommodaient par contre très mal de cette « imprécision » et c’est ainsi que nous voyons apparaître, avec la langue grecque, l’écriture des voyelles.

Il y a une grande variété de modifications de la colonne d’air qui produisent les consonnes. Certaines d’entre elles sont très faibles: des modifications très subtiles du passage de l’air. Et ce sont ces consonnes faibles qui sont devenues nos voyelles. Avec la langue grecque, il y eut fixation des voyelles. Nos langues modernes en sont les témoins vivants.

Mais à l’origine, les arrangements consonnes-voyelles répondaient à des lois encore mal comprises nécessitées en partie par des principes phonétiques imposés par la structure même de notre organe de phonation et même les lois de la physique.

Le NOM

Je crains, par la lourdeur de mon exposé, d’imposer à mes lecteurs éventuels, ennui et lassitude. Peut-être qu’un jour il me sera donné de préciser davantage les allants et venants de ce que j’ai abordé ici. Revenons donc au NOM de Dieu (par un autre biais).

Ce sont des consonnes faibles que nous retrouvons exprimées dans l’écriture par les trois caractères, dont un redoublé, et qui constituent le mot IEYE.

Ces quatre lettres, IEYE (Iod-Hé-Waw-Hé) forment le NOM, le Nom de Dieu. Pourquoi est-il indicible? Parce que parlé, dit, il ne l’est que par des voyelles, des vocales pures. La meilleure approximation que l’on pourrait faire, et cela est confirmé par la tradition, est « i-a-(o-u)-é », qui correspond, lettre par lettre à I-E-Y-E: « Iaoué »

I          –          E         –             Y     –          E

i          –          a         –          (o-u)  –          é

Le « I » est effectivement accompagné par la voyelle « i »; le « E », d’abord par la voyelle « a » et ensuite par le « é ». Le « Y », quant à lui (n’étant en rien un « i » grec), est une diphtongue (o-u), elle-même diphtonguée avec le « a » qui le précède, formant un son s’apparentant à « aou ». I-(aou)-é. Le passage de (aou) à « é », à cause de nécessités phonétiques inévitables, donne l’effet d’un « w », qui est qualifié de semi-consonne. Phonétiquement, nous pourrions donc aussi écrire: « i-a-w-é », mais en insérant la consonne «w», nous perdrions de vue la nature purement vocalique du NOM.

Nous savons que nos frères hébreux observants ne prononcent pas le NOM de Dieu. Ils l’appellent d’ailleurs souvent et simplement LE NOM: HaShem. Pourtant, si Dieu a dit ce NOM à Moïse, c’était pour qu’il puisse le re-dire aux fils d’Israël. Ce n’est que plus tard que le commandement fut donné de ne pas prononcer ce NOM en vain. Car le NOM de Dieu représente son essence.

Mais qui donc est IEYE? Est-ce le Logos? Le Père Primordial? Ou l’Esprit?

Ah! L’Esprit. Le Souffle. N’est-ce pas le souffle qui passe dans la voix. La voix qui est l’essence de la parole dite. Le souffle, le sens même de cette lettre légère, Hé, qui est notre ‘E’? Oui, sans doute, l’Esprit est dans le Nom, comme il est dans la langue, car il est dans le souffle. Car il est l’Essence.

Mais dans ce Nom, unique, Dieu nous donne une nouvelle leçon, car s’il dit l’Esprit, il dit aussi le Père et le Fils. Et c’est là un autre grand mystère. C’est comme si dans le Nom, vocalisé et non consonné, Dieu nous disait qu’il était absolument Tout mais rien absolument.

Ainsi, il me vient soudain à l’esprit (serait-ce l’Esprit?) quelque chose qui m’a toujours un peu décontenancé: Comment se fait-il que le Verbe étant la Parole, le Dire de Dieu, le Père parle bel et bien en déclarant: «Celui-ci est mon Fils bien-aimé!»?

Pourtant, le Père est sensé être « muet », le Mythos précédant le Logos.

Or, c’est essentiellement le Fils, qu’on appelle le Logos, qui dit. Le Fils qui est le Verbe ne serait donc pas le Logos absolument ? Et le Père, qu’on appelle le Mythos, ne serait pas le «Muet» absolument?

Et le «dire», n’est-il pas constitué non seulement d’unités sonores, des phonèmes, mais aussi de graphèmes, les lettres ? Or, Jésus, Verbe fait chair, n’a pas écrit. Alors qui écrit? On dit que les évangélistes, et d’ailleurs tous ceux qui ont écrit les livres de cette merveille qu’est la Bible, ont été in-spirés, remplis de l’Esprit. L’Esprit est-il donc celui qui écrit, l’Esprit du Verbe? L’Esprit de la lettre !

Bègue

Quand Dieu a appelé Moïse, celui-ci hésita, et même résista: «Ah, Seigneur, excuse-moi! Je ne sais pas parler. Déjà, quand j’étais petit, je ne parlais pas bien. Et cela n’a pas changé depuis que tu me parles. Ma bouche n’arrive pas à dire ce que je veux.»

Mais le Seigneur répondit à Moïse: «Qui a fait une bouche à l’homme? Qui lui ferme la bouche ou les oreilles? Qui lui ouvre les yeux? Qui le rend aveugle? Est-ce que ce n’est pas moi, le Seigneur? Maintenant, vas-y! Je serai moi-même avec ta bouche et je t’enseignerai ce que tu devras dire».

Moïse, têtu comme une bourrique, répliqua: «Ah, Seigneur, excuse-moi! Envoie quelqu’un d’autre!»

Dieu n’apprécia pas ce refus de celui qu’il avait pourtant choisi, mais, jamais à court de solution, lui déclara: «N’y a-t-il pas ton frère Aaron, le Lévite? Je sais qu’il parlera facilement, lui. Le voici même qui vient à ta rencontre. Quand il te verra, il se réjouira dans son cœur. Tu lui parleras et tu mettras les paroles dans sa bouche, et moi, je serai avec ta bouche et avec sa bouche et je vous enseignerai ce que vous devrez faire. C’est lui qui parlera pour toi au peuple: il te servira de bouche et, toi, tu tiendras pour lui la place de Dieu. Prends ce bâton dans ta main. C’est avec lui que tu accompliras les signes.»

Et c’est ainsi que se passèrent les choses et que Moïse eut un ‘porte-parole’.

Dieu n’a donc pas joué un tour à Moïse, le ‘parle-mal’, le bègue, en lui donnant un Nom imprononçable, il lui a fourni un trésor inestimable, ce Nom, écrit. L’Écrit!

Et c’est ainsi que, plus tard, Dieu écrira, par la main de Moïse, les termes de sa nouvelle Alliance sur les tables de la Loi.

Aaron parle, Moïse écrit.

Logos et Symbolos. Profondément unis dans le projet unique de la révélation du Père des CIEUX, le Mythos éternel.

Le crayon dans ma main me fait penser au bâton de Moïse et il devient lourd et je ne peux plus écr…

Blanche page

 

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3 Responses to Objectivations

  1. Jennie dit :

    Votre cours de linguistique abrégé est très intéressant. J’aimerais clarifier quelques points: si je comprends bien, dans la langue hébraïque ancienne, il n’y avait que des consonnes, lesquelles étaient liées à des sons et des concepts. Les sons liés à ces consonnes comprennent nécessairement des voyelles, pour être prononcés.

    Ainsi, pour Moïse, le NOM écrit sur la pierre n’a pas dû être une surprise. Ne connaissait-il pas les sons (voyellisés) et les concepts reliés aux quatre consonnes?

    Et de nos jours, connaît-on les concepts reliés à ces quatre consonnes choisies par Dieu pour se dire?

    Merci!
    Au plaisir de vous lire encore

    • Bonjour Jennie,

      J’apprécie vos commentaires et vos questions.

      Vous m’avez pris de vitesse avec votre autre commentaire publié le 9 novembre 2014 sur mon texte intitulé « Cénacle d’en haut ».

      Comme il n’est, paraît-il, jamais trop tard pour bien faire, je vous offre ce qui suit.

      Il faut préciser que ce n’est pas dans la langue hébraïque ancienne mais dans sa forme écrite qu’il n’y avait que des consonnes. La langue parlée, bien entendu, ne pouvait se passer de voyelles. Une partie de la réflexion que je propose dans mes textes porte sur cette distinction: le rapport et la complémentarité entre la langue parlée et la langue écrite.

      Ensuite, s’il y a des concepts reliés aux lettres, cela ne suffit pas à donner du sens. En effet, les concepts seuls sont sans vie. Il faut qu’ils soient mis en rapport. Ce sont ces rapports qui rendent le Nom IEYE (que l’on prononce «Iaoué») si riche.
      De nos jours, et davantage qu’on le pense, les concepts sont encore reliés aux lettres et ils sont également mis en rapport, selon des relations spécifiques à chaque langue et formant ainsi ce qu’on appelle le génie propre d’une langue. Il faut donc là aussi se mettre à la recherche du rapport pour comprendre le sens.

      Prenez l’exemple du rapport entre LA Lune et LE Soleil. Ces concepts, au niveau mythique, évoquent entre autres, pour nous francophones, le rapport féminin et masculin. C’est un rapport fondamental. Pourtant, chez les germanophones, les termes du rapport sont inversés, car le Soleil est féminin et la Lune masculin. En allemand, il s’agit du rapport entre LE Lune et LA Soleil. Mais si le genre des concepts est inversé, le rapport reste le même. Le rapport féminin et masculin demeure pour ces langues, par-delà les spécificités de leur génie propre, un rapport fondamental.

      Ainsi préparés, revenons à IEYE («Iaoué»).

      Lors de la rencontre entre Dieu et Moïse, celui-ci demande à Dieu de se présenter. Dieu ne donne pas tout de suite le NOM: IEYE («Iaoué»).

      Il commence par dire de lui-même: «Eyeh Asher Eyeh», que l’on traduit souvent par: «Je SUIS celui qui EST». L’expression «Eyeh Asher Eyeh» met une puissante insistance sur « Être ». Voyons comment.

      – «Eyeh» (EYE), que l’on prononce «Éié», revient deux fois. Ce mot est la racine trilittère (formée de 3 lettres) du verbe être.
      – «Asher» (ASR) est un pronom relatif qui veut dire, entre autres: «qui», mais il marque d’abord la relation, dont celle de cause à effet. «Asher» peut même servir de conjonction…
      – «Eyeh Asher Eyeh» pourrait donc évoquer : Être DE Être (relation de cause à effet) ou Être ET Être (dans le sens d’une conjonction).
      – «Eyeh Asher Eyeh» est en fait essentiellement intraduisible. Cependant, on peut certainement retenir du rapport établi entre les lettres et les concepts cette insistance sur l’Être : Dieu est l’Être des êtres et Être en relation d’Être.

      Poursuivons la lecture du dialogue entre Dieu et Moïse (Exode 3, 14-15).

      – Après avoir dit: «Eyeh Asher Eyeh», Dieu ajoute: « Voici ce que tu diras aux Israélites: JE SUIS m’a envoyé vers vous.»
      – On peut dire qu’en reprenant l’expression «Eyeh» (EYE), que l’on prononce «Éié» et que l’on traduit par JE SUIS, Dieu insiste vraiment sur la réalité d’Être pour se définir.

      Ce qui nous amène finalement à IEYE («Iaoué»):

      – Dieu dit encore à Moïse: « Tu parleras ainsi aux Israélites: YAHVÉ, le Dieu de vos pères, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob m’a envoyé vers vous. C’est mon nom pour toujours, c’est ainsi que l’on m’invoquera de génération en génération. »
      – Comme je le dis dans Objectivations, pour le nom YAHVÉ, que l’on translittère traditionnellement YHWH, je préfère la translittération IEYE, que l’on prononce «Iaoué»;
      – On peut voir que le nom IEYE est lui aussi formé à partir de la racine du verbe être EYE («Éié»). Il s’agit donc d’une nouvelle forme d’expression de «Être» en tant que Nom propre de Dieu, lui-même intraduisible tellement son sens est essentiel.
      – Il faut bien remarquer cette différence qui pourrait sembler minime si on méconnaissait l’importance du sens de chacune des lettres en langue hébraïque ancienne: Dieu se nomme: IEYE, et non EYE, comme dans les deux expressions précédentes (4 lettres au lieu de 3).

      Ce que Dieu dit de lui-même se présente donc en trois temps:

      1. EYE ASR EYE, c’est-à-dire : «Eyeh Asher Eyeh» («JE SUIS celui qui EST»);
      2. EYE, c’est-à-dire : «Eyeh» («JE SUIS»);
      3. IEYE (Iaoué) Nom propre de Dieu, expression nouvelle de l’Être,

      Le Nom propre de Dieu est donc, pour Moïse, une surprise, car les «concepts» ainsi mis de l’avant sont inédits dans leurs rapports. Ils nous ramènent à l’Essentialité du Nom-Être, Intraduisible, certes, mais plein de sens.

  2. Jennie dit :

    Merci pour cette réponse, elle m’aide vraiment à mieux saisir ces réalités.

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