Changement de perspective

• « À supposer que la vérité soit femme… »

Friedrich Nietzsche se voulait psychologue plus que philosophe. Homme du XIXe siècle, ses propos souvent lapidaires semblent traverser, intacts, modernité et postmodernité. Quelle serait la raison de cet ‘éternel retour’ de la pensée nietzschéenne? L’un de ses livres possède un titre provocateur pour un point de vue moral conventionnel : Par-delà bien et mal. Il s’agit en fait d’une expression qui nous situe dans un registre autre que celui qui réfléchit la réalité en termes dualistes, comme le bien et le mal. Ce couple moral peut se joindre à d’autres couples de concepts opposés, dont l’un des plus sujets à la controverse de nos jours est peut-être celui-ci : le couple homme et femme.

Nietzsche saisissait-il l’enjeu anthropologique de sa pensée lorsqu’il introduit sa Préface par ces mots :

À supposer que la vérité soit femme, n’a-t-on pas lieu de soupçonner que tous les philosophes, pour autant qu’ils furent dogmatiques, n’entendaient pas grand-chose aux femmes et que l’effroyable sérieux, la gauche insistance avec lesquels ils se sont approchés de la vérité, ne furent que des efforts maladroits et mal appropriés pour conquérir justement les faveurs d’une femme?[1]

Même s’il ne s’agit que d’une formule ironique, on peut certainement considérer avec profit le lien qui existe entre la manière de gérer les concepts et la manière de gérer le rapport homme/femme. Notre façon de penser et notre manière d’entrer en rapport sont en interaction : nous traitons les concepts de la même manière que nous traitons nos semblables, nos vis-à-vis, et la façon de considérer le rapport homme/femme devient un critère de discernement.

Pour sa part, Nietzsche  rejetait « l’idée moderne »  que représente le féminisme. Il proposait de « penser » la femme ainsi :

Il (l’homme) doit voir dans la femme une propriété, un bien qu’il convient d’enfermer, un être prédestiné à la sujétion et qui s’accomplit à travers elle.[2]

Dans une telle optique, il est tout à fait logique que Nietzsche soit à l’origine de l’idée de Surhomme, incarnation de la Volonté de puissance, utopie exclusivement masculine ultra machiste, mais, par conséquent, sans aucun genre aussi, car la notion de genre implique celle d’une complémentarité entre le masculin et le féminin.

C’est à se demander si nous ne sommes pas rendus à l’heure d’une légalisation de cette idée de SurHomme, celui d’un vivre ensemble où le genre et son orientation devraient être soumis à la seule volonté personnelle, chaque personne affirmant son droit de choisir. Au « par-delà bien et mal » de Nietzsche correspondrait une manière de penser la société humaine « par-delà homme et femme ». N’est-il pas curieux cependant qu’un penseur qui avalise les stéréotypes les plus rétrogrades sur la femme soit le précurseur des idées actuelles les plus révolutionnaires quant à la manière de définir la nature humaine?

« Il n’y a rien de nouveau sous le soleil », disait Qohélet. Dans Le Banquet, Platon mettait déjà en scène une discussion sur le sujet. L’un des convives, Aristophane, justifiait l’orientation homosexuelle des rapports sur la base du mythe suivant :

… chacun cherche sa moitié. Tous les hommes qui sont une moitié de ce composé des deux sexes que l’on appelait alors androgyne aiment les femmes, et c’est de là que viennent la plupart des hommes adultères ; de même toutes les femmes qui aiment les hommes et pratiquent l’adultère appartiennent aussi à cette espèce. Mais toutes celles qui sont une moitié de femme ne prêtent aucune attention aux hommes, elles préfèrent s’adresser aux femmes et c’est de cette espèce que viennent les tribades. Ceux qui sont une moitié de mâle s’attachent aux mâles.[3]

Proposer un changement de perspective dans la considération du rapport homme/femme en introduisant une certaine conception de la complémentarité implique donc des précautions. Est-ce un retour vers le passé ou un retour vers le futur?

• Les catégories catégoriques

Il y a des catégories par trop catégoriques qui, à elles seules, contribuent à former des clans d’opinions opiniâtres, qui se récusent réciproquement, irrémédiablement. On oublie de considérer le fait que les opinions comme les pensées sont en rapport les unes avec les autres. Par exemple, dans un débat, la gauche et la droite se contredisent mais elles sont solidaires; elles se justifient, s’entretiennent mutuellement sur la base de leur opposition. Si on ne prend pas le temps d’examiner ces interactions, on s’expose à se cantonner dans l’une ou l’autre de ces catégories toutes faites, ce qu’on appelait jadis des préjugés.

Les catégories que l’on emploie reflètent elles-mêmes une manière de voir, un jugement de la pensée. Si elles peuvent être utiles, elles peuvent aussi nous induire à réagir presque mécaniquement selon certains schèmes. Il convient donc de prendre une distance des catégories devenues dogmatiques qui nous dispensent de réfléchir plus avant. Il faut changer de perspective et particulièrement en ce qui concerne le rapport homme/femme. Je le ferai par le biais d’un questionnement sur les catégories de modernité et de postmodernité qui continuent de départager, à leur manière, les approches contemporaines de ce rapport.

On pourrait considérer, par exemple, qu’il y a des approches modernes, comme le féminisme, et des approches postmodernes, comme le métaféminisme ou encore l’homosexualisme, le transsexualisme et autres. La question de savoir si mon approche du rapport homme/femme en termes de complémentarité est moderne ou postmoderne servira de point de départ.

Avant d’y répondre, il  faut toutefois examiner la question elle-même. Tenter d’associer l’idée de complémentarité « soit » à la modernité « soit » à la postmodernité, surtout si on oppose les modernes aux postmodernes, révèle déjà une problématique. Penser en termes de complémentarité implique qu’on interroge cette antinomie même : n’y aurait-il pas, en substrat de l’antinomie entre modernité et postmodernité, des réalités complémentaires qu’il serait possible de conceptualiser? Prise sous cet angle, la question initiale : La complémentarité est-elle un concept moderne ou postmoderne, se renverse et devient : Modernité et postmodernité sont-ils des concepts complémentaires ? Changement de perspective.

D’autre part, la question posée peut nous induire à penser que les catégories moderne et postmoderne sont représentatives de tout le champ de déterminations possibles, c’est-à-dire qu’un concept comme la complémentarité appartiendrait nécessairement à l’une ou l’autre de ces catégories. Pourtant, il n’y a pas que l’antinomie entre moderne et postmoderne à interroger. Que faisons-nous de celle qui lui est pour ainsi dire antérieure, l’antinomie entre l’ancien et le nouveau qui fonde d’autres antinomies comme traditionnel et révolutionnaire, ou mieux encore : l’archaïque et le moderne? La problématique de l’un et du multiple qui caractérise mon approche de la complémentarité est l’une des problématiques les plus importantes chez les penseurs grecs archaïques. Il est donc tout aussi pertinent de se demander si la complémentarité n’est pas un concept archaïque. Autre changement de perspective.

• Complémentarité: un concept archaïque, moderne « ou » postmoderne ?

On a l’habitude de considérer archaïque, moderne et postmoderne comme une suite chronologique. Cet axe historique se conçoit sans qu’il ne soit nécessaire d’établir d’autres critères de détermination que ceux d’antériorité et de postériorité. Cependant, une certaine vision de l’histoire tend à attribuer un caractère qualitatif à la successivité sur cet axe. Archaïque est alors assimilé à ce qui est ancien, certes, mais au sens de définitivement révolu, sinon contraignant, alors que moderne est assimilé à ce qui est nouveau au sens de révolutionnaire, d’émancipateur. Cette discrimination en faveur de ce qui est moderne au détriment de ce qui est archaïque, bien qu’elle soit communément admise, est préjudiciable.

Charles Davis, dans Theology and Political Society, interprète le caractère antidogmatique rattaché au concept de modernité comme faisant appel au présent contre le passé  :

Modernity may look to the past as the philosophers looked over the Middle Ages to pagan antiquity, but dogmatism claims to interpret the present in the light of the past (how far it can and does achieve this is another question), whereas modernity interprets the past in the light of the present. All modernity further becomes anti-dogmatic, because it is an appeal to the present against the past.[4]

Le même auteur remarque, en conséquence, un certain effet de « distorsion » qui peut affecter le rapport que l’on établit entre ce qui est moderne et ce qui est traditionnel (la foi religieuse, par exemple) :

Modernity designates a fundamental shift in human culture, which can be roughly circumscribed with key words — freedom, science, rationalization, differentiation. In contrast, traditional culture is tied to such words as authority, perennial truth, reason, compactness. That shift, I contend, has taken place in a one-sided fashion, producing distortion. In their distorted form, represented by positivism, relativism, and a purely calculative rationality, the insights of modernity are incompatible with religious faith. In their authentic form they are not, though their acceptance demands a transformation in the conventional understanding of religion.[5]

Cette conception de l’histoire qu’on pourrait appeler « moderniste » a des conséquences non seulement en amont mais en aval, c’est-à-dire non seulement sur le rapport entre moderne et traditionnel (ou encore archaïque), mais sur le rapport entre moderne et postmoderne. Ainsi, la modernité est surpassée elle-même par ce qui lui est postérieur : la postmodernité. Dans cette perspective historique, souhaiter que l’idée de complémentarité (ou tout autre concept) se classe dans la catégorie « la plus avancée », en l’occurrence la postmodernité, correspond à un désir humain bien compréhensible : l’aspiration au progrès.

Toutefois, en pratique, déterminer l’appartenance d’une idée à l’une « ou » l’autre de ces catégories ne va pas de soi. Les catégories moderne et postmoderne, et même archaïque, ne sont pas toujours étanches ni exclusives l’une de l’autre. Ainsi, Umberto Eco soutient, dans Apostille au Nom de la rose, que la postmodernité est une catégorie qui peut n’avoir rien à faire avec la diachronie; selon cet auteur, des textes « postmodernes » ont été écrits au Moyen Âge.

De même, en ce qui concerne le rapport homme/femme, les idées féministes sont-elles modernes ou postmodernes? Susan J. Hekman soutient que le départage n’est pas simple. Dans Gender and Knowledge, elle suggère la possibilité de retrouver dans une pensée féministe, malgré une certaine opposition irréductible, des éléments caractéristiques des deux types, moderne et postmoderne :

Despite the similarities between the two movements, however, there is at best a uneasy relationship between postmodernists and feminists. […] On one hand, feminism, because it challenges the modernist, Enlightment epistemology, is an intellectual ally of postmodernism. On the other hand, however, contemporary feminism is both historically an theoretically a modernist movement. […] a legacy rooted in the emancipatory impulse of liberal-humanism and Marxism…[6]

Parallèlement, que penser de cette formule entendue lors d’un cours en sciences des religions: Les Grecs sont les plus modernes des archaïques et les plus archaïques des modernes ? Ne pourrait-on dire qu’à certains égards les tenants du féminisme sont les plus postmodernes des modernes et les plus modernes des postmodernes? Continuons en superposant ces deux propositions. Il devient possible d’établir un rapport entre archaïque, moderne et postmoderne qui ne les situe plus sur un axe historique mais transhistorique, nous permettant de rapprocher leurs façons de penser nonobstant l’écart temporel qui les sépare. Et ce rapprochement s’opère dans les deux sens comme si l’amont et l’aval sur l’axe historique se contractaient.

Ces renversements de perspective entre moderne et postmoderne, entre archaïque et moderne, qui nous amènent à la considération d’un plan transhistorique, sont pertinents. Ils contribuent à nous dégager d’une stricte antinomie entre ces termes. Ils nous libèrent ainsi des cadres étroits d’une conception trop exclusivement linéaire ou moderniste de l’histoire, plus prompte à étiqueter et à classer selon ses schèmes qu’à approfondir les véritables apports d’une pensée.

Ce procédé, révolutionnaire en quelque sorte, va de plus nous permettre d’apercevoir l’articulation de l’idée de complémentarité qui est sous-jacente aux antinomies dont il a été question et que signifient ensemble ou «symbolisent» les trois concepts privilégiés dans cet essai.

• Archaïque, moderne « et » postmoderne: des concepts complémentaires

Il me faut définir en quel sens nous pouvons parler de ce qui est archaïque, moderne et postmoderne sur un plan transhistorique, c’est-à-dire dans la perspective d’une coïncidence de ces trois types, ou synchronicité, puisqu’on les situe habituellement sur un plan historique, celui de leur successivité, ou diachronicité.[7]

« Archaïque », dans son sens étymologique d’archès, signifie « principe, fondement, commandement ». Dire d’une pensée qu’elle est de type archaïque fait alors référence à son contenu plutôt qu’à l’époque qui l’a vu naître ou au caractère embryonnaire de sa forme de rationalisation. En ce sens, elle est une forme autonome de pensée qui s’intéresse aux origines, aux causes premières, en quête d’un principe commandant tout le reste. C’est ce que soutient Raymond Adolph Prier dans Archaic Logic :

From the outset it is absolutely imperative to understand that the term « archaic » when applied to the pre-Aristotelian thought does not in any way partake of the meaning « antiquated », « underdeveloped », or even « embryonic ». Archaic thought is a self-contained and self-supporting point of view, possessed of its own structure and symbols and totally independent of the so-called rational patterns of Descartes or numerous logical patterns traceable from Aristotle to the present.[8]

On peut aller plus avant et dire qu’archaïque est un attribut de la pensée en général, marquant par là que le caractère archaïque de celle-ci réfère non seulement à la recherche de principes d’existence ou d’explication des objets de la connaissance (principes des choses) mais qu’il touche aux principes régissant notre mode de connaissance en tant que tel :

It is comprehensive and all-inclusive in nature, based on one or more a priori structures, established not only as the base or « beginning » of thought but also as the ruling pattern of the thought itself.[9]

L’attention aux principes et aux fondements ne serait donc pas uniquement le fait de penseurs « chronologiquement » archaïques mais une exigence récurrente de la pensée elle-même. Comme si la pensée sentait l’exigence méthodique (et, en conséquence, périodique) de ressaisir ses assises, sa structure et sa forme, d’évaluer les principes sur lesquels se fondent ses observations et s’articule tout le reste intelligible. Elle cherche et éprouve le sens des correspondances qu’elle établit non seulement avec elle-même dans le rapport entre observateur et chose observée, non seulement avec la réalité qu’elle tire de son expérience, mais avec la réalité en tant que son vis-à-vis, la réalité ne pouvant se réduire à ce qui en est compris ou expérimenté.

La pensée de type moderne n’est pas sans évoquer un besoin similaire à la pensée archaïque. Les modernes n’ont-ils pas fait table rase des systèmes antérieurs pour se relancer à la poursuite de fondements, en quête du principe véritable commandant tout le reste? Et les postmodernes ne sont-ils pas investis dans la même quête lorsqu’ils opèrent la critique des modernes? Pour caractériser cette similitude entre penseurs archaïques, modernes et postmodernes, Friedrich Nietzsche (est-il en cela archaïque, moderne ou postmoderne?) a parlé de « cercle », dans une perspective de synchronicité:

Le plus remarquable chez les Grecs est que les besoins et les talents se manifestent au même lieu et au même moment. […] on insistera sur l’originalité des conceptions en lesquelles chaque époque postérieure a pu trouver satisfaction. Toujours nous retombons dans le même cercle et presque toujours c’est, pour une conception donnée, la forme issue de la Grèce antique qui est la plus pure et la plus grandiose […].[10]

Malgré cette originalité et les autres qualités intrinsèques des penseurs grecs archaïques, les apports de ceux-ci ne semblent ni suffisants, ni concluants, comme en fait foi la multiplicité des systèmes de pensée qui continuent de se succéder et qui demeurent, pour plusieurs, irréductibles les uns aux autres. Cette irréductibilité ravive sans cesse une question épistémologique fondamentale à laquelle se retrouve confrontée toute connaissance, toute science: comment concilier la quête d’explications convergeant autour d’un principe et la multitude divergente des points de vue de connaissance?

En fait, la multiplicité des systèmes, qu’ils soient de type archaïque, moderne ou postmoderne, procède de la même rigueur logique: rendre compte des contradictions subsistantes, autant celles des systèmes que celles qui apparaissent dans l’expérience. Or, c’est justement ce phénomène existentiel de contradiction qui pose la réalité comme vis-à-vis du système, c’est-à-dire la réalité comme opposée à toute tentative du système de la « comprendre », de la « contenir en lui-même ». La réalité, quelle qu’en soit la définition, est en quelque sorte irréductible à l’idée que l’on peut s’en faire, et donc, jamais totalement comprise.

Mais la persistance des contradictions, cette condition imparfaite ou incomplète de la connaissance, ne cesse de réveiller le besoin archaïque de la pensée, celui de découvrir le principe ou les fondements capables de parfaire notre connaissance, de résoudre les contradictions, de découvrir l’unité, la cohérence dans la diversité. En même temps et conjointement à cette soif de compréhension, se manifeste un appel à changer de point de vue, de mode ou de modèle de connaissance, car la contradiction se présente comme ce qui résiste aux systèmes déjà constitués. La contradiction, cet autre ou ce vis-à-vis du système, est donc un obstacle provocateur de modernité; les principes novateurs entendent résoudre la contradiction. Ils prennent le contrepied des systèmes antérieurs, qu’ils visent à corriger, dépasser, rejeter ou assimiler, assimiler pouvant constituer une autre manière d’exclure. Dans cette optique, qui dit « modernité » dit « mode » de connaissance et fait référence non pas tant à une période de l’histoire déterminée qu’à une exigence qui revient méthodiquement, et donc périodiquement, dans la pensée: changer de point de vue pour mieux rendre compte des contradictions et ainsi de la réalité dans son intégrité. Il faut toujours passer, en quelque sorte, du révolu au révolutionnaire.

Cependant, ce nouveau point de vue (moderne) érigé en postulat épistémologique fondateur opère à son tour une sorte d’aliénation du tout de l’expérience, à la fois révélant quelque chose de la réalité et occultant ce qui n’entre pas dans l’espace actuel de son champ de conscience, surtout ce qui lui est contraire. On peut d’ailleurs remarquer dans le temps une succession de systèmes qui sont, à bien des égards, les uns par rapport aux autres, la revanche d’un postulat laissé pour compte sous le « régime » précédent. Par exemple, nous sommes passés du monisme au pluralisme, de la monarchie à la démocratie, c’est-à-dire d’une priorité de l’Un à celle du Multiple.

Ceci peut vouloir dire que la « postmodernité » est la compagne obligée de toute modernité en tant qu’elle constitue le témoin critique de celle-ci, mettant le doigt sur le résidu de réalité qu’elle a ignoré ou rejeté. La postmodernité fait donc référence, en ce sens, non pas tant à une période de l’histoire déterminée qu’à ce partenariat nécessaire, méthodique et donc périodique, d’un point de vue (modernité) et du point de vue contraire laissé pour compte (postmodernité).

L’idée d’un mouvement de balancier revient souvent pour illustrer cette espèce d’alternance pendulaire entre les extrêmes ou les opposés, dans le domaine politique, entre autres. Après l’élection d’un gouvernement de gauche, on s’attend déjà à la remontée inéluctable de la droite, et vice-versa.

• La voie de la complémentarité

Si nous nous en tenons au sens étymologique d’archès, nous pouvons envisager l’idée de complémentarité comme émanant du besoin archaïque de la pensée, puisque la complémentarité à laquelle je pense se présente comme étant de l’ordre du principe. Elle est une manière de gérer le phénomène de contradiction, notamment par le biais d’un approfondissement de la notion de dualité en termes de conciliation de l’un « et » du multiple.

Par ailleurs, les systèmes de rationalisation se fondent tous, plus ou moins, sur des présupposés ou des postulats excluant leurs contraires. La pensée ne peut se satisfaire de ce fragile équilibre, d’où son exigence récurrente de modernité qui la met en quête d’un nouveau point de vue plus englobant. En ce sens précis, l’idée de complémentarité répond à un appel de type moderne: elle implique un changement de point de vue qui se situe à la racine de la pensée; elle touche à notre manière de concevoir les choses, dans leur cohérence comme dans leur diversité.

Enfin, l’aspect postmoderne qui implique une critique de la modernité jusqu’alors dominante, plus particulièrement une remise en question de l’hégémonie de son postulat, relève aussi de la complémentarité. Mais ce qu’il y a de nouveau dans la dimension postmoderne du principe de complémentarité, c’est que sa position critique ne vise pas à contredire le postulat d’un système antérieur. Elle s’applique à la notion de contradiction elle-même, dans la mesure où celle-ci tend à se cristalliser en dualisme, les contraires se transformant systématiquement en contradictoires. Le point de vue de la complémentarité est en principe opposé au dualisme en ce sens et s’applique méthodologiquement à le dissoudre.

Ainsi, la droite et la gauche ne vont-elles pas ensemble, universellement? La main gauche ne peut dire à la main droite, je n’ai pas besoin de toi, et l’inverse est tout aussi vrai. C’est pourquoi le dualisme gauche/droite, à l’instar de tout dualisme, mène à l’impasse.

À la question qui chapeaute cet essai, je réponds donc que la complémentarité est une conception du rapport homme et femme à la fois archaïque, moderne et postmoderne. C’est dans cette perspective renouvelée que s’inscrit mon approche. Quand les catégories, qu’elles soient historiques ou autres, deviennent contraignantes et exclusives, quand elles se transforment en préjugés, la réflexion véritable est écartée au profit d’une polarisation des opinions. Il faut alors en secouer le joug.

Car la manière d’envisager le rapport homme et femme participe d’un enjeu plus global qui touche aux fondements de la pensée en général, à notre manière de concevoir la réalité et l’ensemble des rapports qui la constitue. Dans la mesure où notre pensée aspire à la complétude, qu’elle désire accéder à la plénitude de sens et à la vérité (aléthèia), il faut nous prémunir contre la tendance à constituer l’autre en vis-à-vis contradictoire, en l’excluant ou en le subjuguant, et ce, tant au niveau des concepts que des personnes.

L’approfondissement d’un principe de complémentarité travaille dans cette voie.



[1] Friedrich Nietzsche, Par delà bien et mal, NRF, Gallimard, 1971, p.9.

[2] Ibid., p.177.

[3] Platon, Le Banquet. Phèdre, Garnier-Flammarion, 1964, p. 51.

[4] Charles Davis, Theology and Political Society (The Hulsean Lectures in the University of Cambridge, 1978), Cambridge, Cambridge University Press, 1980, p. 29-30.

[5] Charles Davis, Religion and the Making of Society, Essays in Social Theology, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 30-31.

[6] Susan J. Hekman, Gender and Knowledge : Elements of a Postmodern Feminism, Boston, Northeastern University Press, 1990, p. 2.

[7] J’utilise les termes « synchronicité » et « diachronicité » comme des partenaires complémentaires, au sens où ils rendent compte de deux modes de perception très reliés à la manière dont nous avons conscience des événements de l’expérience. Les deux termes sont empruntés au vocabulaire de la linguistique : la « synchronie » décrit l’« ensemble des faits linguistiques considérés comme formant un système à un moment déterminé de l’évolution d’une langue » [Paul Robert, Petit Robert, p. 1731] et s’oppose à « diachronie » qui s’applique à l’« évolution des faits linguistiques dans le temps » [Ibid., p. 476].

[8] Raymond Adolf Prier, Archaic Logic : Symbol and Structure in Heraclitus, Parmenides, and Empedocles, The Hague – Paris, Mouton, 1976, p.  1.

[9] Id.

[10] Friedrich Wilhelm Nietzsche, Les Philosophes préplatoniciens suivi de Les [diadohai] des philosophes [Friedrich Nietzsche; textes établis d’après les manuscrits, par Paolo D’Iorio; présentés et annotés par Paolo D’Iorio & Francesca Fronterotta; traduit de l’allemand par Nathalie Ferrand], Paris, Éditions de l’Éclat, 1994, Première Leçon.

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8 Responses to Changement de perspective

  1. Anne dit :

    Très intéressant! J’ai hâte à la suite car effectivement nous avons tendance à opposer plutôt qu’approfondir ces réalités.

  2. Stéphane dit :

    Bonjour Francine!

    Il y a un article publié le mois dernier (mars 2013) concernant les résultats d’une étude sur les différences entre les hommes et les femme et qui conclue que les seules différences sont au niveau physiologique et qu’au niveau psychologique, il faut plus traiter celà comme des différences individuelles.

    réf.: http://www.madmoizelle.com/hommes-femmes-differences-minimes-147254

    Quelques extraits:

    « Je me dois de souligner qu’il y a certainement des sortes de caractéristiques où les deux sexes sont catégoriquement différents. Sur des caractéristiques physiques, sur la force, par exemple. Et quand nous avons étudié ces genres de variables, nous avons en effet trouvé des différences selon les catégories. Mais en ce qui concerne les aspects plus psychologiques (c’est-à-dire les goûts, les intérêts, les traits de personnalité, ndlr), il n’y a tout simplement pas de différences catégoriques entre les hommes et les femmes. »

    « Il peut y avoir des différences entre les hommes et les femmes, mais la meilleure façon de les aborder est de les considérer comme des différences relatives sur des caractéristiques que certaines personnes ont plus, et que d’autres ont moins. Ce sont des différences individuelles, pas des différences catégoriques. »

    Ne faudrait-il pas voir dans cette conclusion une réalité que St-Paul avait déjà mentionné dans une de ses lettres: « … il n’y a ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus. »

    • Susanne Marchio dit :

      Ayoye! Quelle étude ssscccientifiiiiique! Franchement Stéphane, croyez-vous vraiment que cette affirmation péremptoire et définitive « il n’y a tout simplement pas de différences catégoriques entre les hommes et les femmes » porte le sceau d’une vrai science? Vous vous fondez sur cette seule étude pour maintenir une position si fondamentale? Êtes-vous certain de votre interprétation de St-Paul? Selon moi Paul veut dire que l’homme et la femme NE DOIVENT PLUS ÊTRE DIVISÉS! C’est très différent.

      Selon la logique de votre position, et je reviens à l’esprit de ma récente réaction sur le commentaire que vous avez offert à propos du même thème, cela ne changerait rien à la société s’il y avait une meilleure répartition des apports des femmes et des hommes, entre autre dans les postes d’autorité et d’influence, puisque qu’il ne s’agit que d’individus. Individus pour individus cela ne change rien, sauf pour faire des bébés…

    • Anne dit :

      Wow Stéphane…St-Paul est un grand apôtre mais il demeure un homme de son époque qui m’a bien des fois fait réagir en tant que femme!!!

      Et je me suis demandée pourquoi on gardait de ses textes. J’ai fini par me dire que ses commentaires permettent vraiment de voir à quel point Jésus avait de la vraie considération pour la femme.

      Je te suggère de regarder les rapports de Jésus avec Marthe et Marie, avec sa mère, la samaritaine et les autres femmes durant sa vie terrestre et après sa résurrection.

  3. Anne dit :

    Bonjour Stéphane,

    Je m’excuse si mon commentaire était un peu raide. Je n’ai pas encore eue le temps de lire l’article que tu cites et je dois être juste avec St-Paul aussi qui nous a laissé l’hymne à la charité, qui je crois est la clé dans tout ce sujet.

    Si on revient à l’article de Francine où elle écrit en dernier: il faut nous prémunir contre la tendance à constituer l’autre en vis-à-vis contradictoire, en l’excluant ou en le subjuguant, et ce, tant au niveau des concepts que des personnes.

    Dans ce sens, tu sembles vouloir aborder le sujet sur l’angle de ne pas constituer l’homme et la femme en vis-à-vis contradictoire et les faisant ‘un même’.
    C’est vrai qu’à force de chercher les différences, on peut créer des polarités qui ne sont pas nécessairement heureuses ou représentatives de la réalité et on exacerbe la situation. C’est à réfléchir.

    Je vais prendre le temps de lire ton article dans les prochains jours et je te reviens avec mes commentaires.

  4. Nathan dit :

    J’ai lu l’article auquel Stéphane réfère: « Différences hommes/femmes : une étude PROUVE qu’elles sont minimes ». Ce type de PREUVE m’a fait penser à des études qui montrent qu’il y a beaucoup de similitude entre l’ADN du porc et celui de l’être humain, des différences que l’on pourrait trouver « minimes » comparées à l’ensemble complexe du code génétique. Certains vont jusqu’à conclure que ce n’est pas du singe que descend l’Homme, mais du porc.
    Enfin, bref, que ce soit du singe ou du porc, dire d’une différence qu’elle est minime ne l’empêche pas d’être fondamentale ou catégorique.
    Je suis porté à considérer davantage des scientifiques qui disent que «la similarité génétique apparente entre l’homme et le cochon est trompeuse» car du simple fait «que les cochons et les humains sont tous deux mammifères signifie que nous avons des gènes en commun». Il serait donc simpliste d’en conclure qu’il n’y a pas de différence catégorique entre le cochon et l’humain.
    Je pense que cette approche «assimilatrice» (assimiler = rendre similaires, pareils) est tout aussi simpliste quand elle s’applique dans le cas des différences hommes/femmes.
    Certaines études disent que l’homme et le cochon ont beaucoup en commun, «à commencer par le fait que tous deux sont des mammifères omnivores qui prennent du poids facilement et sont vulnérables à la grippe». Et alors? L’homme et la femme sont également omnivores, peuvent prendre du poids facilement et sont vulnérables à la grippe. Où est la preuve, la preuve de quoi?
    On a beau multiplié les similitudes de ce genre, elles ne prouvent pas pour autant que la différence entre homme et femme est «minime» au sens d’insignifiante, négligeable.
    Je dirais même que la différence pourrait être d’autant plus fondamentale qu’elle est minime. Exemple: quelle est la différence entre l’original et son clone sinon fondamentale?

  5. Francine Dupras dit :

    Je disais dans mon introduction «L’Un et le Multiple» que : «Partant du fait que l’homme et la femme sont en rapport, on a surtout cherché à définir l’identité de chacun des deux termes : qu’est-ce qu’un homme? qu’est-ce qu’une femme?» Nous en sommes rendus à nous demander : sont-ils différents ou pas? Sont-ils surtout similaires et seulement différents du point de vue physiologique?

    Pour qu’il y ait complémentarité, il faut qu’il y ait quelque chose en commun, une similitude de base: une nature, une parenté, une voie de communication. Mais il faut aussi qu’il y ait différence. La différence est au fondement de l’identité et de la complémentarité. Ma différence fait que je suis moi et pas une autre personne, elle est aussi ce que j’apporte à l’autre dans un rapport de complémentarité.

    Alors, la différence entre homme et femme est-elle seulement physiologique, seulement, pour reprendre l’expression de Susanne Marchio, «pour faire des bébés»?

    Je pense que ce qu’il y a de particulier dans le fait homme et femme, c’est que leur complémentarité n’est PAS SEULEMENT physiologique, elle est physiologique EN PLUS. Non seulement s’agit-il d’une complémentarité de deux individus qui sont en rapport avec leurs qualités, leurs talents, leurs approches, mais EN PLUS, cette complémentarité est inscrite dans leur physiologie, avec la caractéristique incontournable que chacune de nos identités propres hérite d’un bagage génétique issu de ce rapport complémentaire entre un homme et une femme. Ce rapport est au commencement, à la base de toute vie humaine. Il y a des liens qui se développent ensuite, des filiations qui relient les familles, mais aussi les groupes et les sociétés, qui forment le caractère des peuples.

    Le rapport homme et femme n’est donc pas à considérer sous l’angle du rapport entre deux personnes parmi d’autres. La différence physiologique nous indique qu’il s’agit d’un PRINCIPE (in principio, en latin, signifie «au commencement»). «Physiologie» signifie connaissance de la nature. Le rapport complémentaire homme et femme définit la nature humaine à la fois une et mutiple, le multiple impliquant une fécondité. D’où l’importance, qu’il y ait non seulement des hommes et des femmes, mais qu’il y ait un RAPPORT DE COMPLÉMENTARITÉ entre eux dans les différents domaines de la vie humaine.

  6. Stéphane dit :

    @Francine:
    Merci pour cette réponse éclairante.

    En particulier pour cette définition de la complémentarité, me permettant de mieux en saisir son sens:
    « Pour qu’il y ait complémentarité, il faut qu’il y ait quelque chose en commun, une similitude de base: une nature, une parenté, une voie de communication. Mais il faut aussi qu’il y ait différence.

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