Le rond et le pointu – p. 7

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3.3 Interprétation d’un complexe anthropologique: le panier et l’arc

Parmi les nombreuses études en anthropologie, il y a un thème qui est très près de la recherche présentée dans cet essai. Il s’agit de la division sexuelle du travail. C’est peut-être chez les chasseurs-cueilleurs que l’on retrouve cette thématique de la manière la plus évidente. Le premier élément qui apparaît à ceux qui s’intéressent à cette question est l’attribution de la chasse et de la cueillette, respectivement, à l’homme et à la femme, la dominante de cette distribution étant que les femmes sont strictement exclues de la chasse.

L’explication la plus classique de ce phénomène a été donnée par Ernestine Friedl. Elle attribue au rôle de mère et de porteuse d’enfant, naturellement dévolu à la femme, la restriction de la chasse, parce que celle-ci demande à ceux qui la pratiquent une grande mobilité. De plus, la chasse et la guerre étant associées et représentant des activités dangereuses, on devait éviter à la femme d’y participer afin de ne pas porter atteinte à la population génitrice de la tribu:

Women bear children in two senses: as carriers of the fetus during pregnancy, and as carriers of the infants and children for at least the first year or two of the young one’s life. Nursing infants have to be accompanied, at least part of the time, by a lactating woman. Women, then, are barred from hunting during the later stages of pregnancy by the shifts wich their condition produces in body balance; after childbirth, by the actual burden of transporting the child[51].

Cet argument a certainement sa valeur, mais le problème est qu’il connaît beaucoup d’exceptions, comme le rapporte Alain Testart. D’abord, la femme chasse, non pas tant le gros gibier, bien que cela se produise, mais très fréquemment le petit gibier. Ensuite, il arrive souvent que la femme suive le groupe de chasseurs en qualité de rabatteuse et que les expéditions mènent parfois très loin[52].

Restent deux autres arguments que Testart aborde rapidement. Premièrement, la thèse voulant qu’on refuse la chasse à la femme parce que cette activité enlève la vie, alors que la femme donne la vie: or, l’homme aussi donne la vie, bien que de façon moins évidente, et, surtout, la femme, demeurant chasseresse du petit gibier, elle enlève quand même la vie. Deuxièmement, la question de l’odeur: il paraît que certains ont pensé qu’on interdisait la chasse à la femme à cause de son odeur, particulièrement lors des périodes menstruelles. Et l’homme ne sentirait rien? Alors, comment expliquer que la femme soit admise aux chasses collectives comme rabatteuse?

L’enquête de Testart finit par faire ressortir un fait, déjà connu par ailleurs, qui éclaire d’une vive lumière cette problématique: ce qui est vraiment interdit aux femmes, c’est de toucher aux armes de chasse, arcs et flèches, sagaies, lances, et autres. Ce qui confirme la thèse de Testart: la femme, lorsqu’elle chasse le petit gibier, ne le fait avec aucune de ces armes, mais avec des moyens les évitant: enfumement, noyade ou, à la limite, avec le bâton à fouir, outil de l’agriculteur plutôt que du chasseur. La femme ne se voit donc interdire la chasse (et la guerre) que dans la mesure où cette activité requiert l’utilisation d’une arme affilée.

Il semblerait donc que la caractéristique principale de la division sexuelle du travail soit précisément basée sur des restrictions concernant les outils: aux hommes les outils pointus, aux femmes les outils contondants, le plus rond possible en fait. Paola Tabet propose que ce phénomène soit le résultat d’un mécanisme par lequel les mâles veulent préserver leur domination sur la femme, interdisant à celle-ci l’utilisation d’un outillage considéré plus efficace. Il est possible que le mécanisme existe mais, à la lumière des observations faites dans ce travail, le couple rond-pointu ressort avec ses significations symboliques particulières. Il est donc probable que Tabet ait raison mais que le mécanisme qu’elle met à jour soit justifié par une raison plus profonde que ne l’envisage son étude dans un premier temps[53].

Laissons Testart poursuivre son argumentation:

La considération des croyances relatives aux armes permet de montrer quelle est la sanction de la transgression du tabou: c’est l’inefficacité des armes, la chasse infructueuse, calamité qui frappe le groupe tout entier, hommes et femmes. Au plan idéologique auquel il fonctionne, la tabou ne semble donc pas dirigé contre les femmes; il prétend protéger les armes, le chasseur, la chasse, finalement l’ensemble de la communauté qui peut bénéficier des produits de la chasse. Protection de la communauté contre un danger, celui d’insuccès à la chasse[54].

Il appert que l’interdit est surtout relatif au fait que la femme est celle qui connaît des pertes de sang et qu’il ne faut pas mélanger les sangs. La femme menstruée est donc néfaste à l’arme parce que d’elle s’écoute le sang et que le sang s’écoule aussi du gibier transpercé. Ce n’est donc pas le sang lui-même qui est néfaste mais son écoulement, la pollution réciproque des sangs.

Finalement le sang du gibier n’est dangereux qu’en rapport avec la chasse, lorsque ce sang risque d’être versé; le sang de la femme n’est dangereux que pendant la période de menstruation, lorsqu’il s’écoule. Ce n’est donc pas à strictement parler deux sangs – animal, féminin – qui doivent être séparés mais deux écoulements sanguins. Ceci permet de préciser le lieu du danger qui ne réside pas dans un sang quelconque, mais seulement dans un sang non contenu dans les veines, non canalisé., qui est extérieur au corps et dont l’épanchement ne se fait qu’en dehors de ce qui apparaît comme le fonctionnement ordinaire de l’organisme. Ceci suggère que c’est le sang incontrôlé qui est dangereux, saignement perçu en lui-même comme hors de la norme, facteur de désordre. En séparant, le tabou vise donc à limiter l’extension de ce désordre, à maintenir l’ordre. Le tabou est assimilable au contrôle du sang, la transgression du tabou à l’écoulement incontrôlé du sang[55].

Curieusement, Testart superpose deux arguments: la nécessité de la séparation des sangs et la menace du sang qui est hors contrôle. Il ne reviendra pas sur le second et conclura que c’est la séparation des sangs qui apporte la solution au problème. Pourquoi Testart laisse-t-il tomber la thèse de l’écoulement comme symbole de l’incontrôlé au profit de la thèse de la séparation, qu’on ne saurait d’ailleurs exclure? Chercherait-il inconsciemment un autre niveau, complémentaire à son explication?

On peut entrevoir une solution dans le fait que le couple rond-pointu joue un rôle primordial dans le processus de distinction des outils selon le sexe. Ce rôle est confirmé par le tabou des Guayaki et le couple formé symboliquement par le panier et l’arc:

On peut donc mesurer la valeur et la portée de l’opposition socio-économique entre hommes et femmes à ce qu’elle structure le temps et l’espace des Guayaki. Or, ils ne laissent point dans l’impensé le vécu de cette praxis: ils en ont une conscience claire et le déséquilibre des relations économiques entre les chasseurs et leurs épouses s’exprime, dans la pensée des Indiens, comme l’opposition de l’arc et du panier[56].

Dans cette société très marquée par l’opposition des sexes, la symbolique de la répartition des outils entre le panier pour la femme, l’arc et les flèches pour l’homme, découvre l’opposition entre la matrice et ce qui sert à la transpercer. L’explication essentielle de l’interdiction de contact avec l’arme par la femme, avec le panier par l’homme, dans l’exemple cité ici, demeure la même: on doit interdire à la femme le contact avec l’outil du percement et à l’homme le contact avec la matrice afin qu’il ne la perce pas. Il y a analogie entre la femme et le gibier, non seulement parce qu’il y a écoulement, mais parce qu’ils sont percés, l’écoulement étant un effet de ce mouvement fondamental de percement.

Cet interdit vise donc un contrôle. Tant que l’opposition reste latente, l’équilibre est maintenu. S’il y a transgression, on déclenche l’opposition caractéristique de la problématique de domination, exprimée par le percement et, par conséquent, la violence. On rejoint ainsi la thèse de Tabet, tout en l’expliquant, lorsqu’elle dénonçait avec justesse l’interprétation de certains anthropologues qui ne voyaient, dans la division sexuelle du travail, tel qu’exposée ci haut, qu’un rapport de réciprocité et de complémentarité.

Ma thèse est que la division du travail n’est pas neutre, mais orientée et asymétrique, même dans les sociétés prétendument égalitaires; qu’il s’agit d’une relation non pas de réciprocité ou de complémentarité mais de domination; que cette domination se manifeste objectivement et que des constantes générales régissent la répartition des tâches, qui reflètent les rapports de classe entre les deux sexes (sans qu’il soit besoin de recourir aux valeurs idéologiques attachées à ces tâches). Cette domination se traduit dans la façon même dont est instituée la division du travail, dans les devoirs et les interdits relatifs à la division du travail et aux obligations familiales, ainsi que dans la création d’une identité sociologique masculine ou féminine, d’une gender identity d’êtres qui sont biologiquement hommes ou femmes (Mathieu 1973; Rubin 1975). Dans ce contexte, enfin, la division sexuelle du travail doit être analysée en tant que relation politique entre les sexes[57].
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[51]. Ernestine Friedl, Women and Men, an Anthropologist’s View, p. 17.
[52]. Alain Testart, Essai sur les fondements de la division sexuelle du travail chez les chasseurs-cueilleurs, p. 9-19.
[53]. Paola Tabet, «Les mains, les outils, les armes», dans L’homme, 19, 5, p. 5-61.
[54]. Testart, op. cit., p. 33.
[55]. Ibid. p. 38.
[56]. Pierre Clastres, «L’Arc et le panier», dans L’Homme, 6, (2), p. 16.
[57]. Tabet, op. cit., p. 10.

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