Le rond et le pointu – p. 3

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CHAPITRE SECOND:

Théorique du rond et du pointu

2.1 Les enceintes

Mircea Eliade a constitué et démontré avec maints exemples la tendance des peuples du monde à déterminer un espace sacré, qui est devenu leur habitat.

Selon son approche, la délimitation de l’espace sacré a pour but de marquer dans le chaos — qui représente l’espace non déterminé, le profane —, un lieu où se reproduit l’hiérophanie primordiale. L’espace ainsi déterminé est comme un «centre» du monde et possède toutes les caractéristiques d’un microcosme. Et il cite Lucien Lévi-Bruhl:

Jamais chez les indigènes, l’emplacement sacré ne se présente isolément à l’esprit. Il fait toujours partie d’un complexe où entrent avec lui les espèces végétales ou animales qui y abondent en certaines saisons, les héros mythiques qui y ont vécu, erré, créé, et souvent s’y sont incorporés au sol, les cérémonies qui y sont célébrées périodiquement, et enfin les émotions suscitées par cet ensemble[10].

Sans vouloir aller trop de l’avant dans une discussion complexe qui éloignerait du sujet, on pourrait tout de même risquer une définition du concept de sacré qui diffère un peu de la perception conventionnelle. En général, on voit un rapport de cause à effet entre la divinité et le sacré. Ce qui constituerait le sacré a toujours à faire avec le divin; le sacré est considéré comme une médiation permettant à l’être humain de contacter le divin. Cette façon de voir a le désavantage d’opposer le sacré au profane qui, étranger au divin, peut aisément devenir mauvais, dangereux, à éviter, à quitter. Toutes les mystiques ascétiques affirment cet état de choses: la nécessité de quitter le monde (profane).

La mise à part que l’on a assimilée au sacré peut répondre à des critères d’une autre nécessité, qui, eux, n’ont rien à voir avec la divinité, mais répondent à un besoin fondamental de tout système, selon des lois précises et déterminables. En l’occurrence, la nécessité de procurer un support à un certain nombre d’éléments que l’on pourrait caractériser de «fluides», afin d’éviter qu’ils ne soient perdus, gaspillés, dans l’homogénéité absorbante. C’est justement la caractéristique d’un système de se distinguer de l’homogénéité en intégrant des éléments divers sans les mélanger. La «sacralisation» serait donc une systématisation jouant sur une dynamique alternante identification-différenciation. En ce sens, elle répond simplement aux lois de l’être. Sacraliser, ce serait chercher à répondre à un principe d’harmonie que l’on décèle plus ou moins consciemment dans l’univers.

Voilà ce qui expliquerait, dans une certaine mesure, pourquoi l’on retrouve, dans la détermination de l’espace sacré, un microcosme. Ce microcosme présente effectivement tous les signes d’un système intégré, pourrait-on dire. On y retrouve l’enracinement mythique dans les origines et un ensemble d’éléments fonctionnels formant une totalité dynamique.

Le sentiment très archaïque de devoir tracer un espace vital est tellement important qu’il est l’acte du chef de la société humaine, tel qu’en témoigne le sens de la famille du mot latin rex «roi»:

Le mot important regio ne veut pas dire à l’origine: «la région» mais «le point atteint en ligne droite». Ainsi s’explique e regione «à l’opposé», c’est-à-dire «au point droit, en face». Dans la langue des augures, regio indique «le point atteint par une ligne droite tracée sur la terre ou dans le ciel», puis «l’espace compris entre de telles droites tracées dans différents sens».
On interprétera pareillement l’adjectif rectus comme «droit à la manière de cette ligne qu’on trace». Notion matérielle et aussi morale: la «droite» représente la norme; regula, c’est «l’instrument à tracer la droite» qui fixe la règle. Ce qui est droit est opposé dans l’ordre moral à ce qui est tordu, courbé; or comme droit équivaut à juste, honnête, son contraire tordu, courbé, sera identifié avec perfide, menteur, etc. Cette représentation est déjà indo-européenne. À lat. rectus correspond l’adjectif gotique raihts traduisant gr. euthús, «droit», aussi le vieux-perse rãsta, qualifiant la «voie» dans cette prescription: «N’abandonne pas la voie droite».
Il faut partir de cette notion toute matérielle à l’origine, mais prompte à se développer au sens moral, pour bien entendre la formation de rex et du verbe regere. Cette notion double est présente dans l’expression importante regere fines, acte religieux, acte préliminaire de la construction; regere fines signifie littéralement «tracer en lignes droites les frontières». C’est l’opération à laquelle procède le grand prêtre pour la construction d’un temple ou d’une ville et qui consiste à déterminer sur le terrain l’espace consacré. Opération dont le caractère magique est visible: il s’agit de délimiter l’intérieur et l’extérieur, le royaume du sacré et le royaume du profane, le territoire national et le territoire étranger. Ce tracé est effectué par le personnage investi des plus hauts pouvoirs, le rex[11].

Cette action fondamentale de la construction de la maison ou de l’agglomération revêt une grande importance pour la compréhension de la vision du monde des peuples étudiés. Certains pourraient arguer que la forme d’une maison n’est pas nécessairement symbolique, qu’elle serait surtout déterminée par des facteurs physiques: climat, économie, choix des matériaux, technologie, géographie, et autres.

Le climat et l’économie sont généralement considérés comme les principaux facteurs. Or, il appert que dans de très nombreux cas, ces facteurs ne déterminent pas vraiment la construction de la maison. On relève beaucoup d’exemples, un peu partout dans le monde, où les maisons ne sont pas appropriées au climat. Et il arrive souvent que des maisons dont la fabrication est relativement dispendieuse se retrouvent en des lieux dont la pauvreté est reconnue, etc.

La grande variété des formes (de construction) conduit nettement à penser que ce n’est pas le site, ni le climat ou les matériaux qui déterminent le mode de vie ou l’habitat. On pourrait donner encore de nombreux exemples de presque toutes les régions du monde pour montrer que maisons et agglomérations ne sont pas le résultat de forces physiques, d’autant plus que la forme change souvent dans des régions où les aspects physiques n’ont pas changé[12].

Amos Rapoport propose une approche éclairante en distinguant deux types de facteurs  l’élaboration d’une maison (ou d’une agglomération) serait dépendante de facteurs «déterminants»: la religion, les formes socioculturelles; et de facteurs «modifiants»: le climat, le site, les matériaux, l’économie.

Parmi tous ces facteurs, il en est un qui prend une importance particulière:

Un bon point de départ pour toute mise en question générale du point de vue du déterminisme physique est l’argument de Mumford selon lequel l’homme fut un animal créateur de symboles avant d’être un animal créateur d’outils, qu’il est devenu un spécialiste du mythe, de la religion et des rites avant de devenir un spécialiste des aspects matériels de la culture, et que la précision du rite passait avant celle du travail; l’homme a mis son énergie dans des formes symboliques plutôt que dans des formes utilitaires même lorsqu’il en était encore à peine à ses débuts[13].

La perspective religiologique de Mircea Eliade est donc confirmée par d’autres approches scientifiques. Enfin, on notera le caractère remarquable d’une conception de l’espace en tant que polarisé entre le centre et la périphérie. Bien qu’Eliade ne s’attarde pas sur cette complémentarité, il n’y est pas insensible:

La cosmogonie est l’exemplaire type de toutes les constructions. Chaque ville, chaque maison nouvelle que l’on bâtit, c’est imiter une nouvelle fois et en un certain sens répéter la Création du Monde. En effet, toute ville, toute habitation se trouve au «centre de l’univers», et à ce titre, la construction n’en a été possible que moyennant l’abolition de l’espace et du temps profanes et l’instauration de l’espace et du temps sacrés (cf. Mythe de l’Éternel Retour). De la même façon que la ville est toujours une imago mundi, la maison est un microcosme. Le seuil sépare les deux espaces;  le foyer est assimilé au centre du monde[14].
La fondation de la nouvelle ville répète la création du monde; en effet, le lieu une fois validé rituellement, on élève une clôture en forme de cercle ou de carré et percée de quatre portes correspondant aux quatre points cardinaux. Or, comme l’avait déjà montré Usener (Götternamen, pp. 190 sq.) les villes sont, à l’instar du Cosmos, partagées en quatre;  autrement dit, elles sont une copie de l’Univers[15].

Claude Lévi-Strauss rapporte un certain nombre d’études sur la forme du village dans les sociétés primitives. Il observe notamment un phénomène fort intéressant chez les indiens Winnebago. En se basant sur l’étude de Paul Radin, il fait d’abord remarquer que la société winnebago, à l’instar de beaucoup d’autres, se divisait en deux moitiés: «ceux d’en bas» et «ceux d’en haut». Or, cette division se reflétait sur la forme du village elle-même, ronde et divisée en deux[16]. On admettra sans difficulté, à la suite des observations de Rapoport, que les facteurs physiques ont peu à voir dans ce phénomène, mais bien plutôt le facteur religieux, ou, si l’on préfère, la conception du monde.

Il n’est pas difficile de confirmer cette hypothèse en recoupant le dualisme de la géométrie du village avec le dualisme omniprésent dans un grand nombre de peuplades, dont Lévi-Strauss donne un exemple:

Nous avons donc, aux Trobriand, un système complexe d’oppositions entre sacré et profane, cru et cuit, célibat et mariage, mâle et femelle, central et périphérique. Le rôle respectivement dévolu à la nourriture crue et à la nourriture cuite dans les présents de mariage – eux-mêmes distingués en mâle et femelle à travers tout le Pacifique – confirmerait, s’il en était besoin, l’importance sociale et la diffusion géographique des conceptions sous-jacentes[17].

Cette schématisation dualiste ne devrait surprendre personne puisqu’on en rencontre partout et à toutes les époques[18]. Revenons simplement à l’idée de système. Celle-ci suppose une organisation comportant plus d’un élément; il ne peut y avoir de système à un élément. Un système est a priori hétérogène. En même temps, il faut que les éléments, dans un ordre ou l’autre, soient en rapport; c’est la dimension homogène: il y a identité et différence. On voit tout de suite le rôle que peut jouer une typologie dualiste: montrer, en unissant des opposés, la dynamique d’un système. Car les couples dualistes possèdent la caractéristique d’opposer des éléments qui ont, par ailleurs, quelque chose en commun: le sacré et le profane ont trait à la religion, le cru et le cuit à la nourriture, le célibat et le mariage aux rapports sexuels.

La structure du village se caractérise donc, dans les cas présents (Winnebago, Trobriand), par la sphéricité et la division dualiste, le tout en cohérence avec l’idée de système. Encore une fois, il est possible de confirmer, par des études philologiques, les constatations obtenues par l’anthropologie.

Parmi les mots usités pour signifier la «ville» dans le dialecte occidental de l’indo-germanique, plusieurs dérivent de la racine tew: «être gonflé, puissant», tuita, en latin, qui semble se rapprocher de totus: «totalité», bien que de façon indirecte, par le passage de totus por tomentum: «rembourrage», qui prend apparemment lui aussi racine dans tew: «gonflé», ce qui implique que totus ait été d’abord «bourré», d’où «complet, entier»[19].

Dans ce cas, comme dans celui de polis et civitas, on ne distingue pas la cité matérielle de la société qu’elle contient, confirmant l’analogie de structure du système, en termes de loi fondamentale, laquelle se rapporte encore à un ensemble dynamique caractérisé par la sphéricité, ou rotondité. Les valences les plus anciennes de «gonflé», «rembourré», «bourré», autorisent à établir cette analogie, d’autant plus que urbs: «ville», et orbs: «monde», sont certainement parents de orbis: «cercle»[20].

Ces remarques d’ordre étymologique vont dans le sens d’Eliade, comme de l’hypothèse de la maison et de la ville en tant que microcosmes, symbolisés à la fois par la forme ronde et le dualisme formel.

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[10]. Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions, p.?
[11]. Émile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, 2. Pouvoir, droit, religion, p. 14.
[12]. Amos Rapoport, Pour une anthropologie de la maison, p 59.
[13]. Id.
[14]. Mircea Eliade, op. cit., p. 319.
[15]. Ibid., p. 316.
[16]. Pourtant cette division n’était pas perçue de la même façon des deux moitiés du village «ceux d’en haut» séparaient le village de façon diamétrale et «ceux d’en bas» de façon concentrique. Pour Radin, il s’agissait là d’une anomalie. Ce n’est pas le cas pour Lévi-Strauss, et j’abonde dans son sens. On verra plus loin pourquoi.
[17]. Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, p. 152.
[18]. Voir «La dynamique du binaire» en examine les significations 
[19]. Émile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, 1. Économie, parenté, société, p. 365 ss.
[20]. Le fait que la quadrature soit aussi présente que la rotondité dans les formes de construction n’est pas contradictoire, mais consiste en une opposition formelle; la quadrature ayant trait à une conception du cosmos en termes d’axes et de points cardinaux, ce qui est fondement complémentaire: on a ainsi la quadrature du cercle.

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