J’ai parlé plus haut, j’entends plus haut dans le temps, en amont d’aujourd’hui, de portes du ciel qui s’ouvrent, en amont d’ici, sur notre terre.
Une de ces portes célestes, à Assise, jette sa lumière sur une amitié céleste, selon l’expression de Jacqueline Kelen, dont la puissance d’évocation n’a pas suffisamment descendu le courant du temps pour se rendre aujourd’hui et résonner, comme il se devrait, dans nos âmes modernes mais parfois si mornes.
Un petit pauvre, qui avait autrefois été riche de lui-même, et une jeune fille, riche dans le monde mais pauvre du monde, étaient destinés à se rencontrer et à témoigner de l’amitié.
François marchait sur les chemins, quêtant et semant. Claire gardait le fort intérieur dans les murs de son couvent.
Les Fioretti racontent que Claire « avait un très grand désir de manger une fois avec lui et, pour cela l’en priait bien des fois; mais lui ne voulait jamais lui donner cette consolation. » Mais les frères finirent par lui reprocher ce saint entêtement et lui dirent: « Père, il nous semble que cette rigueur n’est pas selon la divine charité, que tu ne veuilles exaucer soeur Claire, vierge aussi sainte et aimée de Dieu, en une si petite chose que celle de manger avec toi…
Alors saint François répondit: « Vous semble-t-il que je doive l’exaucer? » Et les compagnons: « Oui, père, c’est une chose juste que tu lui fasses cette consolation ». Alors saint François dit: « Dès lors qu’il vous le paraît à vous il me le paraît aussi. Mais afin qu’elle soit plus consolée, je veux que ce repas se fasse à Sainte-Marie des Anges; parce qu’il y a longtemps qu’elle est recluse à Saint-Damien; de sorte que, le couvent de Sainte-Marie où elle eut les cheveux coupés et où elle fut faite épouse de Jésus-Christ, la réjouira un peu; et ici nous mangerons ensemble au nom de Dieu. » [1]
C’est ainsi que François accepta de s’asseoir un moment à la table d’un repas et que Claire sortit, un moment, du monastère.
Saint François fit préparer la table sur la terre, comme c’était l’usage. Et quand fut venue l’heure du dîner, ils s’assirent ensemble, saint François et sainte Claire, et un des compagnons de saint François avec la compagne de sainte Claire, et puis tous les autres se mirent à table humblement. [2]
Je disais plus tôt, en d’autres termes, que notre temps n’a pas suffisamment reçu le sens de ces choses. Pourtant elles débordent le temps et l’espace. Elles sont une porte des cieux par laquelle Dieu lui-même s’infiltre dans notre histoire.
Il ne faut alors pas s’étonner que lors du repas pris à Sainte-Marie des Anges, la porte des cieux incendia ce petit monde.
Et au premier mets, saint François commença à parler de Dieu si suavement, et si hautement et si merveilleusement que, l’abondance de la grâce divine descendant sur eux, ils furent tous ravis en Dieu. Et pendant qu’ils étaient ainsi ravis, les yeux et les mains levés vers le ciel, les gens d’Assise et de Bettona et ceux de la contrée environnante voyaient que Sainte-Marie des Anges et tout le couvent et le bois, qui était alors à côté du couvent, brûlaient entièrement et il leur semblait que c’était un grand feu qui occupât à la fois la place et de l’église et du couvent et du bois. Ce pourquoi, les gens d’Assise coururent là-bas en grande hâte pour éteindre le feu, croyant fermement que tout brûlait. Mais arrivant au couvent et ne voyant aucun feu, ils y entrèrent et trouvèrent saint François avec sainte Claire et tous leurs compagnons ravis en Dieu dans la contemplation et assis autour de cette humble table. De cela, ils comprirent avec certitude que c’était là un feu divin et non matériel que Dieu avait fait apparaître miraculeusement pour démontrer et signifier le feu de l’amour divin dont brûlaient les âmes de ces saints frères et saintes moniales. Aussi, ils repartirent le coeur rempli d’une grande consolation et saintement édifiés. [3]
Ainsi parce que Claire en toute amitié, avait un très grand désir de manger une fois avec lui, François put épancher son coeur de son amitié pour Dieu, leur commun ami.
Et c’est là quelque chose de fondamental. Si nous pouvons parler d’amitiés célestes c’est que Dieu y est à l’oeuvre. Dieu s’incarne dans l’amitié.
Le successeur de Pierre lui-même, Jean-Paul, deuxième du nom déclara un jour:
« Le binôme François-Claire est une réalité qui ne se perçoit qu’à travers des catégories spirituelles, du Ciel… Ce n’est pas simplement une histoire humaine : c’est une “histoire divine”, qu’il nous faut contempler dans la lumière de Dieu, dans la prière… Il est nécessaire de redécouvrir l’histoire divine de François et de Claire. » [4]
L’amitié mène à toutes les amitiés. L’amitié de François et Claire est appelée à être universelle. C’est une amitié divine et catholique.
Vers la fin de sa vie, François, stigmatisé, presqu’aveugle et demi-sourd, arrive à Saint Damien « pour se reposer un peu ». Il y passa deux des derniers mois de sa vie dans une petite hutte que Claire avait elle même construite. Il revient voir son amie et la révère plus que jamais..
Quel étrange tableau s’offre à notre regard. Claire, transfigurée par la radicalité de son option fondamentale, apparait comme une incursion presque prématurée de l’au-delà ici bas.
Claire était devenue d’une pâleur brillante, un peu comme le sommet d’un cierge allumé; on eût dit que derrière son front luisait une lumière. Elle était maigre, mais sans une ride et ses yeux bleus étaient pleins d’attente comme si d’un moment à l’autre le ciel allait s’ouvrir. [5]
François, le corps presque désincarné par la souffrance, ouvert des plaies divines est comme sur le point d’échapper à ce monde. Il est la figure même du déchirement qu’impose un Amour Infini. Dieu l’attire à Lui de toutes les forces de l’univers. Mais son coeur est triste. Triste de lui-même.
Le temps passe et s’écoule dans la hutte de Claire, parfois doucement, parfois terriblement. Mais une nuit, le coeur de François s’ouvre enfin au Chemin du Soleil. Son amitié s’ouvre à tout le cosmos.
Et il chante:
Très-Haut, Tout puissant, Bon Seigneur,
à Toi louange, gloire, honneur,
et toute bénédiction,
à Toi seul, ô Très-Haut, ils conviennent,
et nul n’est digne de dire ton nom.Loué sois-tu mon Seigneur,
avec toutes tes créatures,
et surtout Messire frère Soleil,
lui, le jour dont tu nous éclaires,
beau, rayonnant d’une grande splendeur,
et de toi, ô Très-Haut, portant l’image.Loué sois-tu, mon Seigneur,
pour soeur la Lune et les étoiles
que tu as formées dans le ciel,
claires, précieuses et belles.Loué sois-tu, mon Seigneur,
pour frère le Vent,
et pour l’air et le nuage et le ciel clair
et tous les temps par qui tu tiens en vie
toutes tes créaturesLoué sois-tu, mon Seigneur,
pour soeur Eau, fort utile,
humble, précieuse et chaste.Loué sois-tu, mon Seigneur,
pour frère Feu, par qui s’illumine la nuit,
il est beau, joyeux, invincible et fort.Loué sois-tu, mon Seigneur,
pour soeur notre mère la Terre
qui nous porte et nous nourrit,
qui produit la diversité des fruits,
et les fleurs diaprées et l’herbe.Louez et bénissez mon Seigneur,
rendez-lui grâces et servez-le,
tous en toute humilité!
Et François dit à Claire: « Ce chant, je veux le réciter chaque jour avec mes prières. Je vous le dois; vous avez arraché, en priant, la douleur de mon coeur. » [6]
Il prit la petite main de Claire dans ses mains entourées de linges, la regarda au fond des yeux et dit, comme parlant au ciel: Merci, oh merci! [7]
Ces événements débordent le temps et résonnent aujourd’hui parce qu’au commencement Dieu créa les cieux et la terre, la lune et les étoiles, le vent, les nuages, l’eau et le feu.
Et Il fabriqua l’humain et son prochain. C’est pourquoi l’humain quitte maisons, frères, sœurs, père, mère, enfants ou champs, sert son prochain et donne sa vie pour lui.
[1] Fioretti, Chapitre XV ↩
[2] Fioretti, Chapitre XV ↩
[3] Fioretti, Chapitre XV ↩
[4] Cité dans Claire et François d’Assise, un binôme spirituel ! – La Croix – OFS – Ordre Franciscain Séculier – Fraternité Franciscaine Séculière ↩
[5] Félix Timmermans, La harpe de saint François, p. 231 ↩
[6] Félix Timmermans, La harpe de saint François, p. 234 ↩
[7] Félix Timmermans, La harpe de saint François, p. 234 ↩
M. Rufiange,
Votre écrit nous donne de l’espérance. Les relations aujourd’hui sont sociales, banales, les gens sont à la recherche du plaisir, souvent je trouve que les soirées « entre amis » sont vides. Si seulement Dieu pouvait être présent dans ses rencontres. En lisant votre texte, je me suis dit que je vais être attentif à la présence de Dieu dans toutes mes rencontres. Qui sait peut-être qu il y aura une flamme qui jaillira de cette rencontre?
J’aime beaucoup François et j’apprends à connaître Claire. Je suis vraiment très heureuse de voir que votre blogue nous dévoile la relation d’amitié spéciale qui les liait, relation ancrée dans un profond amour de Dieu. Il y a même un chapitre dans la Harpe de St-François qui s’intitule « une sainte chanson d’amour » et qui exprime justement l’amitié profonde qui unissant François et Claire dans leur désir de servir l’Unique, dès l’arrivée de celle-ci comme première soeur de la Pauvreté. C’est la seule qui, jusqu’à la fin, a tenu le phare de l’esprit de Pauvreté et de Charité que François voulait vivre dans ses communautés d’amis. J’espère vivement que vous allez nous en parlez davantage!
J’ai l’impression qu’un baume a été appliqué sur mon petit coeur « triste de lui-même ». Comme il est doux de se tourner vers l’autre… Comme il est absolument nécessaire de se donner… « all in »… J’avais besoin de lire ses mots, de réciter ce chant de François… Merci. Merci de me faire voir ce que mes yeux ne voient pas mais que mon coeur devine.
Décidément M. Rufiange, vos capsules de pèlerinage sont une belle découverte pour moi. J’avais été touchée par celui de Lisieux et que dire de celui-ci! Je me joins donc à Marilyn dans sa dernière phrase, qui exprime exactement ce que je ressens depuis de nombreuses années. Je me disais qu’il était impossible que Dieu ait créé autant de merveilles, dont l’être que nous sommes et qu’est notre prochain, et qu’on soit aussi solitaire. Tout en Dieu est si beau et harmonieux et nous, nous ne pourrions pas goûter à cela? Est-ce que le secret ne serait pas en partie dans cette phrase qui m’a particulièrement interpellée: « Claire, transfigurée par la radicalité de son option fondamentale »?
M. Rufiange
J’ai lu votre article ainsi que les commentaires qui suivent. Cela m’inspire et me remplit d’espérance comme dit M. A. Despatie.
On est fait pour ce genre de relation, c’est ce à quoi on aspire: cet amitié divine et céleste comme vous écrivez. Merci pour votre texte, vous nous faites goûter à des instants de « bonheur éternel « .
Ce texte fait briller des perles sur nos joues
Quand le coeur est touché, l’esprit se réjouit et l’âme espère
Merci Monsieur Rufiange
Votre texte laisse transparaître que vous croyez et aimez vraiment
Votre homoncule surgit et surprend ;et nous fait désirez comme des enfants
cette amitié.
Votre texte est très beau… mais comment puis-je moi, vivre de cette amitié là, est-ce vraiment possible aujourd’hui? Je suis loin d’être un François ou une Claire. J’ai plutôt l’impression qu’il me faut fermer ma porte constamment plutôt que de l’ouvrir.
Voici peut-être une piste qui pourrait vous aider à ouvrir votre porte. En fait, il faut savoir à qui ouvrir. Je crois que ce qui unissait profondément Claire et François, c’était leur amour intense de Dieu, la relation intime qu’ils avaient d’abord avec Dieu. Je ne sais pas si vous priez mais la prière est justement une façon d’entrer en relation avec Dieu. Lui faire une place afin qu’Il puisse demeurer en nous et être justement présent dans nos relations avec les autres. Cela nous dispose autrement, change le mode habituel des relations. C’est certain que ce n’est pas toujours facile et qu’il faut en même temps exercer une certaine réserve, mais je crois que si votre désir est vraiment de vivre les relations avec profondeur, il faut que Dieu soit présent car c’est Lui qui apporte le sens, le discernement, l’onction. On dit que toutes choses vont deux par deux mais il y a toujours ce troisième élément qui est Dieu, dans tout! Ne désespérez pas!