Nous nous étions levés très tôt ce samedi matin du 15 septembre, après une trop courte nuit où nous avions été incapables de trouver un sommeil réparateur, envahis par la rumeur nocturne et l’enthousiasme débridé des fêtards romains. Le Trastevere ne dort pas, surtout le vendredi soir. Mais nous avions un train à prendre et une longue journée devant nous. Départ de Roma Termini à 6:15; tranfert à Milan, puis à Bâle et entrée à Paris vers 21:37.
Nous avions décidé de prendre ce trajet vers Paris pour voir un peu de la Suisse, mais après deux semaines magnifiques en Provence et à Rome, c’est la pluie, la brume et le froid qui nous attendaient. Nous aurions bien voulu goûter un peu de cette ville très particulière de Bâle qui unit trois nations, la Suisse, l’Allemagne et la France. C’est une ville tri-partite et c’est aussi la ville du roi car, comme son nom allemand Basel le fait mieux comprendre, la basilea, elle porte un nom royal.
Dans le train, je tentais d’anticiper ce qui nous attendait à Paris. Après ces deux semaines en Provence et à Rome, je me demandais même si Paris avait une pertinence dans un cheminement de pèlerinage. Je connais un peu Paris, sa puissance d’évocation historique est sans conteste, mais il y aussi une lourdeur que je ne peux m’empêcher d’associer aux relents républicains qui s’y élèvent et qui me hérissent irrémédiablement comme une espèce d’instinct inexplicable ou un surgissement bâti dans ma conscience chrétienne et désormais enchassé dans mon inconscient. Puis-je penser qu’il s’agit de ma conscience même?
Je repense à Tarascon. Le château et l’église de Marthe comme dans un face à face inéluctable, une inimitié éternelle. Nous avons été témoins de ce même face à face à Assise où, au pied de la basilique franciscaine, les autres avaient érigé un arrogant autel dédié à cette soi-disant mère la terre…
Rome ne laisse pas sa place dans cet étalement d’orgueil avec son gigantesque monument à Victor Emmanuel II et ses dieux païens, qui semblent vouloir narguer les grandeurs de l’église romaine et surtout l’immense basilique de Saint-Pierre. Mais, direz-vous, ce fleuron de l’Église catholique représente-t-il vraiment l’humilité que Pierre devait avoir acquise de son vivant?
Rome et Paris ont toutefois autre chose en commun. Toutes ces églises, ces lieux marqués des témoignages les plus vibrants de générations de saintes, de saints et de martyrs, gorgés du sang spirituel de ces hommes et de ces femmes qui ont offert le corps de leur foi pour la seule gloire de Dieu. Pas la leur. Ces lieux sont comme coulés dans les fondations de la ville éternelle et de la ville des lumières et les autres ne peuvent que tenter de couvrir ces monuments immémoriaux du plâtre fragile de leur incurie.
Voilà donc que je me perdais dans ces réflexions songeuses que nous arrivâmes à Bâle. Quel sens pouvait bien avoir ce passage? Quel événement peut donner sens, dans notre périple particulier, à notre visite de cette ville au nom royal?
Il me vient à l’esprit aujourd’hui que c’est précisément à Bâle que Jean Calvin commenca son propre périple de réformateur avant de s’installer plus définitivement à Genève. Et ceci aussitôt pensé, je revois mon ami François de Sales, évêque de Genève, exilé dans la petite banlieue d’Annecy, précisément à cause de ce Jean Calvin qui fit de cette grande ville suisse la Rome de son mouvement. Encore ces grandes polarités: Rome et Paris qui répondent à ce moment précis de notre pèlerinage aux pôles déjà sentis de Genève et Lyon et l’histoire des visitandines.
Mais en attendant, Bâle nous accueille dans une bruine froide et morne, et le temps passe. Nous ne visiterons pas la Basilea.
Il faut nous sustenter. Mais la gare ne nous offre guère de choix. Un petit restaurant propose des collations sur des tables rondes si petites que nous avons l’impression de manger sur le coin d’une table. Le menu est pauvre et nos estomacs fragiles. Je choisis une soupe aux tomates et du pain.
Pourquoi avoir choisi une soupe aux tomates? Étrange choix? Je vois maintenant que, pour moi, il s’agit d’une recherche de réminiscence. La soupe aux tomates me rappelle mon père qui ne manquait jamais, lors d’une randonnée ou une partie de chasse, de munir notre besace d’un thermos de soupe aux tomates chaude destinée à accompagner les sandwichs. À Bâle, donc, je me retrouve avec une soupe aux tomates et un pain et je pense à mon père.
Pourquoi la réminiscence, pourquoi la mémoire; de sa mère, de son père, d’un parent? Pourquoi une odeur, un goût, un son, toutes sortes d’expériences sensorielles font remonter à la conscience des expériences vivides qui surgissent comme une expérience si concrète que nous avons l’impression de revivre le passé? Sont-ce simplement des souvenirs ou la réactivation d’une partie de ce qui constitue notre être même, au-delà du temps? C’est comme si ces événements étaient des inscriptions permanentes qui rejoignent le tréfonds de notre être au niveau génétique, générique.
Un jour, mon père me présenta, en quelque sorte, sa « vision du monde », de l’univers, de Dieu même. Je fus abasourdi. Jamais nous n’avions eu ce genre de conversation auparavant et jamais plus nous n’en aurions, car il allait bientôt passer l’arme à gauche, et pourtant, j’avais l’impression de revoir en tableau les images qui habitaient mon propre esprit. Dès ce moment, j’eus la certitude que l’hérédité ne portait pas seulement sur les traits physiques mais aussi sur la pensée, l’esprit et l’âme. Et je compris le quatrième commandement de Dieu: « Père et mère honoreras, afin de vivre longuement » et l’importance de vénérer ses parents, les aïeux et les ancêtres.
In mémoriam. L’expression est devenue l’enseigne d’un avis de décès. Pourquoi devons-nous faire mémoire de ceux qui nous ont quittés? Certains pensent que c’est pour perpétuer leur présence parmi nous, dans la mémoire. Mais cela n’aurait aucun sens si cette mémoire n’était qu’un filet d’idées appelé à s’estomper dans le temps. Il faut que la mémoire se fasse DANS la mémoire: IN memoriam. Nos disparus ne le sont plus, dans la mémoire, car ils vivent en nous, nous ayant donné la vie. Ils donnent aussi sens à notre être même, car nous avons été générés par ceux qui nous précèdent et ils sont un passage dans le temps.
La mémoire. Est-elle une autre façon de voyager, non plus dans l’espace mais dans le temps? Jusqu’où pourrions-nous remonter ainsi dans les inscriptions les plus profondes de notre être, au niveau ontologique même? Pouvons-nous remonter par la mémoire, jusqu’à Dieu? Les généalogies sont des voyages dans le temps et justement, la généalogie de Jésus proposée par Luc remonte jusqu’à Dieu. La mémoire est une machine à remonter le temps, mais elle n’est possible que si nous pouvons remonter en suivant une trace, laissée là par les générations et surtout par Dieu.
Remontée du temps. Et si c’était plutôt Dieu lui-même qui descendait jusqu’à nous dans sa pensée éternelle en laissant sa trace? Et si c’était là tout le sens de la prédestination, cette inscription de la forme de Dieu dans le fond de notre être, dans les chromosomes même, mystère ultime du temps, porte ouverte dans le coeur de Dieu vers l’ad-venir de sa création culminée dans l’humain créé à son image et à sa ressemblance, en complémentarité, zakar unqeva, XY et XX, homme et femme.
Prédestination. La compréhension de ce mystère est une prérogative divine. Nombreux sont les théologiens et penseurs qui se sont penchés sur l’abîme infini et irrationnel, au sens mathématique, du sens de la pensée et du projet éternel de Dieu, en passant par Augustin et Thomas d’Aquin pour ne nommer que ceux-ci. Ah! Mais il ne faut pas oublier Jean Calvin qui planche sur la question de toute la force de son intelligence et de son influence qui remonta sur Paris et toucha au plus profond François de Sales, qui, devant la logique désespérante de ces considérations humaines, se crût, un temps, prédestiné à la damnation éternelle, tomba gravement malade et faillit en mourir. Jean Calvin l’avait poussé, bien avant Genève et Annecy vers un autre exil autrement plus grave et dangeureux.
Providence. Pro-videre. Dieu pour-voit car Il pré-voit. Deus providebit, Dieu pourvoira, cette devise figure sur certaines pièces de monnaie suisses justement. Mais la providence ne se limite pas aux biens matériels mais s’applique aussi aux biens de la pensée, de l’esprit et de l’âme. Elle est la source du salut. Prédestination et providence sont inséparables. Une doctrine trop humaine de la prédestination, incapable de saisir la subtilité du jeu prédestination/providence mène au désespoir en proposant une dichotomie irréductible paradis-enfer qui sont en fait une seule et même chose, le paradis perdu et le temps perdu.
Le paradis perdu et le temps perdu. La boucle se boucle d’elle-même. Nous retrouvons Marcel Proust et sa recherche du temps perdu. Or à ses yeux, c’est précisément la réminiscence qui ouvre la porte au temps retrouvé. Le passage célèbre des madeleines et du thé en déclame la doctrine. Mais Marcel Proust ne s’arrêtera qu’aux portes du paradis perdu dont il a, au fond, une nostalgie douloureuse provoquée par la perte du sens qui est la perte du rapport fondateur de l’humanité avec Dieu et entre l’homme et la femme. À la recherche du temps perdu est une remontée dans l’histoire qui aboutit à un cul-de-sac, car le paradis perdu est interdit désormais à l’Humain. Il n’y a qu’un chemin, un seul passage et seul Jésus l’a emprunté et l’a tracé, et il passe par sa mort et la descente aux enfers, au-delà de l’enfer. Car c’est là qu’il faut aller: au-delà de l’enfer.
Recherche de l’Autre. Les enfers sont ces temps et ces lieux qui nous répugnent et nous angoissent. Jésus y est allé, il faut le suivre. La providence a ainsi invité François, notre ami François de Sales au sommet de l’héroïcité par un renoncement total à lui-même à la suite de son maître. Au plus profond de son enfer, après dix semaines de sombre désespoir, au mois de janvier 1587, François se rend à l’église de Saint-Etienne-des-Grès aux pieds de la statue de la Vierge Noire de Paris, connue sous le nom de Notre-Dame de Bonne-Délivrance et s’adresse ainsi à Dieu: “Mon Dieu, même si je ne puis vous aimer pendant l’éternité, du moins je vous aimerai et je vous ferai aimer sur la terre”. Oubli total de lui-même et de son propre salut qui a résulté en une délivrance immédiate et le mit sur la voie de la guérison.
Saint-Etienne-des-Grès. Tout pèlerin, ainsi instruit de cette grâce mémorable, voudra sans doute passer par Saint-Etienne-des-Grès à Paris où Louis XIII et Anne d’Autriche se sont rendu visiter cette même Notre-Dame de Bonne-Délivrance, avant de se rendre plus tard à Cotignac, mais cela n’est plus permis car les autres, lors de la révolution, ont fait raser l’église qui reçu tant de visites et été témoin de tant de foi. Mais la Vierge noire y est toujours, bien qu’exilée en banlieue de Paris, boulevard Raspail à Neuilly-sur-Seine, et Notre-Dame de Bonne-Délivrance y est toujours vénérée.
Sous les plâtres de Paris, il y a donc encore des présences que la mémoire nous offre et c’est pourquoi l’espérance en nous renaît par l’acceuil providentiel que nos hôtes nous ont offert avec ce Transporteur incongru en costard et la voiture rutilante, comme si le Paris catholique nous souhaitait la bienvenue en nous disant: « vous êtes des personnes très importantes ». Transport et porte sur Paris irrémédiablement enraciné en Dieu qui dit, en fait, à tous: « vous êtes des personnes très importantes ». Fait curieux, le Transporteur, c’est bien connu, fait aussi des madeleines, et son ami, l’inspecteur Tarconi, de Provence, est un lecteur averti de Marcel Proust…
Il faut terminer en plaçant les choses en perspectives. Le thé et les madeleines, la soupe aux tomates et le pain ne sont que des avatars du vrai mémorial du salut, la paix et le sens retrouvés dans le vin et le pain, le sang et le corps de Jésus qui nous fait remonter au commencement, jusqu’à Dieu.
Décidément M. Rufiange
Votre texte est captivant du début à la fin. Vous nous faites passer par plusieurs portes qui s’ouvrent devant nous et qui nous aident à ouvrir notre pensée vers des horizons célestes. Je n’ose dire à quand le prochain texte car je me sentirais gourmand, mais je peux dire que j’apprécie grandement vous lire. Merci encore