Capsule cinématique: de Rome à Paris

Nous ne sommes pas passés de Rome à Paris par une porte mais bien par une ligne, celle du chemin de fer. Nos déplacements dans l’espace se font sur des lignes, les chemins, les routes aussi. Ces déplacements sont appellés « transports ». Par ces lignes nous passons « d’un port à l’autre. » Le port est une porte. Ceux qui nous transportent sont les transporteurs. Étonnant humour de Dieu; voici ce qui nous arriva en gare de Lyon.

Il faut dire tout de suite que notre hôte parisien, en plus de louer son ancien petit loyer de Paris, fait dans le cinéma. Il est producteur. Son épouse oeuvre aussi dans le septième art. C’est sans doute pour cela que nous nous sommes retrouvés dans un véritable scénario à la Luc Besson. En voici le film:

Flashback.

Zoom-in du ciel de Paris sur la gare de Lyon. La caméra pénètre jusqu’au Hall où l’on voit trois passagers, une femme et deux hommes, déambuler, à moitié hébétés, sans sembler savoir où ils vont. L’homme, le plus agé des deux, extirpe péniblement un téléphone de son sac à la hanche ultra-haute sécurité et une tablette électronique (ici, on voit distinctement le logo de Apple en gros plan) du sac encore sur le dos de la pauvre femme.

– Bon, on va essayer de rejoindre nos hôtes, ils étaient sensés nous commander un taxi mais ils n’ont pas confirmé.

L’homme semble être perdu dans les commandes du téléphone portable, de marque non-identifiée (le logo est caché par son pouce), qu’il tient, avec un certain dédain, dans sa main gauche.

– Veux-tu bien m’dire c’est quoi le numéro qu’il faut signaler avec tous ces chiffres. Peuvent pas faire simple, non?

L’homme semble faire, hargneusement, plusieurs tentatives, avec différentes combinaisons de chiffres, avec ou sans suffixes, rien ne fonctionne.

Ding, ding pioooouuuu (musique)… Le numéro que vous avez signalé n’est pas attribué.

Soudain (musique plus dramatique), l’appareil de marque inconnue se met à sonner. Surprise et joie se lisent sur le visage de nos trois voyageurs. L’homme appuie avec enthousiasme sur une icône représentant un téléphone vert (c’est ce qu’il a appris au cours de sa longue expérience de ce type d’appareil). Rien ne se passe, l’appareil continue, placidement, de sonner. Tout aussi soudainement, la sonnerie cesse (musique triste cette fois, nous en sommes encore au premier niveau).

– Veux-tu bien m’dire …

Beep, beep. Le téléphone sonne à nouveau. Mêmes tentatives, mêmes insuccès.

– Aïe, comment on fait pour répondre avec ce fichu machin?

L’appareil sonne à nouveau, et encore et encore. La tension monte visiblement. La femme dit: « Appuie sur tous les boutons ». L’homme écrase ses doigts sur l’écran tactile (l’est-il?). Rien n’y fait.

À un moment, l’homme, visiblement exaspéré, semble prêt à envoyer cet ersatz de téléphone, soi-disant intelligent, valser sur les rails de la voie H.

– Fichu d’androïde… marmonne l’homme, qui pourtant ne déteste pas Data, le copain de Picard.

C’est à ce moment que l’homme le plus jeune tend sa main au plus âgé avec grâce en ayant l’air de dire: « Je peux essayer ».

L’appareil sonne pour la énième fois, le jeune homme fait un geste rapide avec l’appareil et le tend à l’autre, le visage parfaitement impassible, en disant: « Y a quelqu’un au bout de la ligne »…

Cachant mal son humiliation, l’autre prend à nouveau l’appareil avec une grimace.

– Voilà, ici votre chauffeur, où dois-je vous rejoindre?

– Euh… La voie H, vous connaissez?

Ici, dans le cas d’un film tourné pour la télévision, il y aurait une pause publicitaire, assez longue pour oublier le fil de l’histoire, mais enfin…

Retour en pan de gauche à droite sur notre groupe de voyageurs, toujours aussi hébétés. Le téléphone sonne encore. L’aîné ne sait toujours pas comment s’y prendre mais évite une seconde humiliation car le chauffeur annoncé surgit soudain, silencieusement et prestement, son téléphone (qu’il maîtrise parfaitement bien) à la main, et coupe la communication. Il est là, devant eux.

Mais ce n’est pas la fin de l’hébétitude de nos voyageurs.

Ils ont devant eux la version française de Frank Martin, le Transporteur de Luc Besson, avec son costard Jean-Paul Gaultier, la montre Panerai et tout le tralala. L’homme, un professionnel visiblement, s’empare prestement de la valise que tient la femme (c’est un gentleman accompli) et mène nos trois amis, inévitablement, vers une rutilante Audi A7

Mais ces gens ne sont pas ses clients habituels. Les hommes d’affaires de classe mondiale qu’il conduit habituellement n’ont qu’une seule petite mallette de cuir vernis et la Audi A7 s’en accommode parfaitement bien. Ce n’est pas le cas pour les gigantesques valises et le nombre incalculable de sacs à dos, sacs de magasinage et autres objets que les trois voyageurs empilent aux côtés du bolide.

Mais l’homme ne pose pas de question, cela fait partie de ses règles, et entreprend de solliciter tout l’espace disponible dans sa voiture ultra-sport.

Le groupe finit par pouvoir s’asseoir sur les banquettes de cuir capitonnées entre sacs et sacoches pour, enfin, prendre la direction d’une adresse que le Transporteur savait à l’avance, comme il se doit.

On s’attendrait ici, dans un scénario de ce type, à ce que le chauffeur enfile des gants de cuir fin, mais il faut sortir des sentiers battus. Aucun ennemi ne semble avoir été prévenu de l’arrivée de nos trois voyageurs à Paris. Il n’y aura donc pas de poursuite à haute vitesse dans le Paris illuminé du soir (c’est triste mais c’est ça le nouveau cinéma, il faut déstabiliser les spectateurs).

Arrivés à leur destination, les trois voyageurs sont surpris d’entendre le Transporteur ne réclamer que € 39,00. Ils s’attendaient plutôt à $250,000.00, le tarif de ce genre de service, surtout que le chauffeur en Jean-Paul Gaultier a dû démanteler la moitié de son Audi pour accommoder les bagages.

Mais c’est un professionnel et il ne charge que le prix convenu et il pourra se reprendre la semaine prochaine en conduisant les top-modèles de classe mondiale qui viennent à Paris à l’occasion de la Semaine de la mode. De plus, le soir, après une dure journée en compagnie de Gisèle Bündchen ou Kate Moss, il pourra, devant une bonne bière, s’offrir le plaisir de raconter à ses copains comment il a opéré la mission la moins payante de sa vie en transportant trois canadiens hébétés (vêtus de Under Armour et de Ex-Officio tout de même) à quinze minutes de la gare de Lyon…

(Note: ce qui est raconté ici est basé sur des faits réels et toute ressemblance avec des personnes ayant réellement existé n’est pas purement fortuite…)

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