Le symbole et le réel – p. 13

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2.6 À la base du symbolique, le nombre

Au coeur de la dimension symbolique du langage se trouve le nombre. Celui-ci exprime de façon très efficace la communauté de structure découverte entre les différents étages de la réalité. Les mathématiques, en fait, sont l’élément déterminant servant à coder les axiomes scientifiques.

Le scientifique se trouve devant une réalité intransigeante: le devoir de confier à une formule la portée du réel qu’il a découvert. Cette formule, applicable à tout moment, devient l’expression du phénomène précis observé par l’intelligence: le mathématique exprimant le scientifique. Comme on le voit, cette conception se rapproche de celle proposée au chapitre précédent: le symbolique exprimant le mythique[43]. Si l’on admet que le mathématique tient plus ou moins dans les cadres du symbolique et si l’on se réfère au schéma des deux pôles du réel, on peut affirmer avec Ferdinand Gonseth que les mathématiques se situent dans un champ de connaissance «qui se trouve entre deux pôles complémentaires, l’univers de la réalité extérieure et celui de la réalité intérieure»[44]. Le mathématique est l’articulation primordiale à la base même de la mutation du mythique au symbolique.

Il y a lieu, cependant, d’apporter une distinction entre le mathématique et le numérique, car le mathématique s’étale complètement entre les deux pôles de Chauvet, le symbole et le signe, il en constitue même la trame. L’extrême du signe est le «symbole» mathématique, tel qu’utilisé par les mathématiciens spéculatifs et les langages informatiques. En fait, on pourrait distinguer, entre ces deux pôles, une évolution de l’emploi du nombre, qui passe du qualitatif au quantitatif, du symbole au signe. On peut d’ailleurs retrouver, à l’instar de René Guénon[45] et surtout Marcel Granet[46], des représentants typiques des deux extrêmes, en l’Orient et l’Occident.

L’Occident conçoit généralement le nombre comme un jeu organisé, rationnel, abstrait, et par là quantitatif, un instrument de classification. L’Orient, au contraire, le considère comme organiquement lié aux événements, aux choses. Les nombres permettent de classifier les choses, bien sûr, mais pas à la manière de simples numéros d’ordre, pas plus du reste qu’en définissant quantitativement des collections. L’Orient se sert des nombres pour exprimer les qualités de certains groupements ou pour indiquer une ordonnance hiérarchique[47]. En plus de leur fonction classificatoire et liée à elle, les nombres ont une fonction protocolaire.

En s’appuyant sur ces notions, on proposera la distinction suivante: le numérique concerne le nombre vers son aspect qualitatif et le mathématique vers son aspect quantitatif. Or, quand Jung parle du nombre, il s’attache d’abord à sa valeur qualitative, classificatoire et protocolaire. Non seulement chaque nombre est unique, mais la série infinie des nombres correspond à l’infinité numérique des individus[48]. À l’instar de Platon, il croit que chaque individu est un nombre, plus encore, que de ce fait le nombre est situé concrètement, c’est-à-dire dans la matière:

Jung, dans son essai sur la synchronicité, a désigné le nombre non seulement comme une manifestation première de l’esprit, mais aussi comme une propriété inaliénable de la matière[49].

Donc, pour Jung, le nombre semble présenter une relation exactement symétrique aux deux domaines de la matière et de l’esprit, de sorte que l’apparition à l’esprit des concepts mathématiques n’est que le surgissement au conscient de structures archétypiques essentielles et préconscientes. Cette structure peut, par ailleurs, être considérée dans son ensemble, comme une vaste «constatation de fait» non rationnelle et acausale: chaque nombre possède la propriété d’exprimer exclusivement telle réalité, ou ensemble de réalités précises, en même temps que l’agencement infini du réel, ce qui explique à la fois leur ténuité et l’universalité de leur capacité d’ordination.

***

On devrait désormais pouvoir tenir compte du fait que tout mythe, tout symbole, est essentiellement réel et en lien direct avec un autre niveau de réalité, en tant que son expression psychique (mythique) et langagière (symbolique). On a vu une application très significative de ce lien dans le nombre.

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[43]. Voir «Le symbolique comme dimension langagière du mythe», p. 6.
[44]. Cité par M.-L. von Franz, op. cit., p. 56.
[45]. René Guénon, Orient et Occident, p. 215 ss.
[46]. Marcel Granet, La pensée chinoise, p. 124-248.
[47]. Granet donne l’exemple suivant: «Sachant, par exemple (et désirant, d’abord, justifier cette connaissance en la rattachant à un savoir d’ensemble), que, pour l’espèce humaine, la vie embryonnaire dure 10 mois (les Chinois comptent termes compris), un philosophe raisonnait ainsi: «(Le) Ciel (vaut) 1; (la) Terre (vaut) 2; l’Homme (vaut) 3; 3 (fois) 3 (font) 9; 9 (fois) 9 font 81 […] 1 régit le Soleil; le nombre du Soleil est […] 10; le Soleil régit l’Homme; c’est pourquoi (tout) homme naît au 10e mois (de la gestation)». Ibid, p. 127.
[48]. Jung, Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées, p. 353.
[49]. Von Franz, op. cit., p. 64.

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