Cénacle d’en haut

C’est le soir. Je me sens relativement bien. La perte de ma mémoire m’affecte un peu moins. Il y a un certain rythme dans les jours qui me rassure. Des soirs, des matins.

Je rencontre des gens et je les salue. Bonsoir! Ils me répondent. L’un: Guten abend ! L’autre: Buona sera ! Ou encore: καλό βράδυ (kaló vrády) ! Et: ערב טוב (erev tov) ! Et même, certains d’entre eux, en des langues que je ne comprends pas : добрый вечер (dobryj vetcher! Et : 晚上好 ! (c’est du chinois, je crois).

Le matin, même procédé. Good morning ! בוקר טוב (boqer tov) ! Доброе Утро (Dobroe Utro), Hyvää huomenta !

Je ne sais pourquoi cet échange de mots, ces souhaits de bonheur réchauffent mon coeur. Il y a ici des gens de toutes les langues. Sans vraiment comprendre, nous nous comprenons, car il y a peu de mots. Tous, nous savons ce que l’autre dit.

Ainsi passent les jours, soir et matin. Pourtant, étrangement, je ne sens pas le temps passer. Nous sommes peut-être à une frontière entre Babel et la Pentecôte? L’espace et le temps ne semblent pas répondre ici aux mêmes lois que dans le monde auquel je crois appartenir.

Est-ce la raison pour laquelle j’ai perdu la mémoire? En effet, sans le sens du temps, comment se rappeler? Comment même savoir qu’il y a quelque chose à rappeler?

J’avais l’impression, hier, que je pourrais retrouver la mémoire dans l’écriture. Mais quelle mémoire? Je sens toujours la nécessité de chercher les petits ancrages. Bonsoir… Bonjour…?

Et j’ai su, encore hier, qu’il était le temps d’écrire. N’était-ce pas plutôt le temps d’inscrire, de m’inscrire dans ce demi-temps d’ici, cet entre-deux de sens. Il y a un désir dans l’écriture et donc une intentionnalité. Quand j’écris, je suis plongé dans les effets de la langue et des lettres, et le temps est presque aboli. Ce qui fait que je me demande si je ne suis pas en constante écriture avec ce temps aboli et cette mémoire perdue. Mais c’est peut-être ainsi que je reste ouvert à la capacité de révélation de la langue et des lettres?

C’est peut-être aussi mon obsession de ne pas perdre mon temps qui se trouve niée ici et à laquelle on me fait renoncer pour que je laisse le temps à l’autre. Entièrement le temps à l’autre. Patience et obéissance. Il ne faut plus que je craigne d’attendre, et même, que je chérisse cette attente comme mon offrande, mon invitation à l’autre, pour que je puisse, lorsqu’il frappera à ma porte, la lui ouvrir toute grande.

Alors c’est pourquoi, soirs et matins, j’attends. J’attends l’autre.

Attente

En attendant, je retombe vite dans mes habitudes. Je ne suis pas patient. Et donc, pas obéissant. Je sens que c’est le désir qui me pousse, qui fonde ma passion dévorante. Le désir de connaître. Cette flambée de Pentecôte que j’ai vécue hier et transcrite sur le blanc du papier m’a laissé sur ma faim. Une place publique, une aire désormais ouverte, des paroles comprises à la volée? Mais encore ! Une curiosité gourmande m’envahit. Je voudrais remonter dans le temps et « pénétrer » dans cette enceinte aux portes fermées, ce Cénacle de feu et de langues. Je n’étais pas au Cénacle. Je voudrais y aller. Cela est devenu ma passion, ma nouvelle obsession, un nouveau sens à ma vie que je me donne moi-même. Mais je sais confusément que je ne suis pas assez patient. Je voudrais que ma volonté soit faite.

Les portes fermées du Cénacle sont devenues le symbole de ce que je ne peux atteindre. Mon fruit défendu. Est-ce possible?

Cette obsession me rend presque malade. C’est le signe qu’il me faut pour réaliser l’importance de prendre mes distances face à mon désir. C’est malsain en effet. Je me prends à reprocher à quiconque dirige ce monde, cette pièce de théâtre, cette mise en scène, de ne pas satisfaire mon désir et mes propres volontés. Je ne suis ni honnête ni juste.

Et puis, ce qu’on m’a offert jusqu’à maintenant est un don extraordinaire. N’ai-je pas déjà obtenu des réponses à des questions que je n’avais même pas le pouvoir de me poser moi-même?

Oui, c’est cela! Il faut que j’aille jusqu’à ce que ce soit l’autre qui s’interroge en moi. Peut-être alors obtiendrai-je les vraies réponses?

Je reprendrai donc avec confiance cette attente, soirs après matins.

Portes

Et ce qui devait arriver arriva. Je m’en doutais un peu, je l’avoue. Je commence à comprendre que si nous renonçons à nos désirs et notre volonté propre, nous sommes en quelque sorte exaucés. C’est assez paradoxal. Nous sommes des êtres de désir. Le seul problème, c’est que nous ne pouvons pas combler ce désir par nous-mêmes. C’est une leçon pourtant connue mais que nous oublions facilement. Bien entendu, il ne s’agit pas de jouer de ce paradoxe, renoncer sans vraiment renoncer, faire semblant même de s’abandonner, se mentir à soi-même. C’est la raison pour laquelle il y a toujours une souffrance. C’est à l’intérieur de cette souffrance que peut s’immiscer l’autre. Dans mon cas, il y en a deux: la perte de mon identité d’abord et ensuite l’épreuve du temps.

Il faut croire que j’avais suffisamment entre-ouvert ma petite porte car je me retrouvais, avec les autres, devant la porte fermée du Cénacle.

C’était une porte plus qu’immense, faite de bois des essences les plus nobles, ornée de grandes barres d’or, d’argent et d’airain, serties de pierres précieuses.

Ce n’était pas tout à fait ce à quoi je m’attendais. J’imaginais plutôt des portes au bois noueux bardées de fer et les volets fermés d’une chambre haute, quelque part dans la Jérusalem ancienne où se terraient les disciples. Des portes cependant que Iéshoua traversait comme si elles n’existaient pas, car elles étaient les portes de la crainte.

Mais Iéshoua ne répondait pas à la crainte. Il y avait attente dans cette enceinte. Mariam y était et elle était celle qui attend. Peut-être les autres femmes aussi? Cette attente était invitation.

Lentement, imperceptiblement, la crainte chez les disciples se transforme aussi en attente. Iéshoua se présente à eux et leur dit à nouveau d’attendre, d’attendre la réalisation des promesses du Père et la venue de l’Esprit. Mais eux continuent d’entretenir leurs désirs: « Seigneur, rétabliras-tu en ce temps-ci le royaume d’Israël ? » Alors il leur répond: « Il ne vous appartient pas de connaître les temps et les rythmes du temps que le Père a fixés de sa propre autorité ». Attendez.

Les portes du Cénacle étaient donc les portes de la crainte, mais le Cénacle lui-même était la zone de l’attente.

Qu’en était-il alors de la porte que nous avions devant nous? Nous avions plutôt l’impression d’être devant la porte de l’impossible. En effet, était-il possible d’ouvrir cette porte à hauteur et largeur démesurées? Était-ce vraiment la porte du Cénacle?

Kéroubïm

Nous aperçûmes alors comme quatre formes d’apparence humaine mais de dimensions aussi colossales que la porte. Chacune avait une face différente. L’une une face de lion, la seconde une face de taureau, l’autre une face d’homme et la dernière une face d’aigle. Ces faces se reflétaient sur leur être car, même si elles avaient forme humaine, elles rayonnaient en même temps l’essence de leurs faces: la sagesse du juste pour l’Homme, la puissance et l’onction royale pour le Lion, l’offrande et l’onction sacerdotale pour le Taureau, la vision de Dieu et l’onction prophétique pour l’Aigle. Et cette connaissance se reflétait aussi dans nos esprits, sans même que nous y pensions. Nous savions qu’ils étaient des Kéroubïm de Dieu.

Je pensai aussitôt aux Kéroubïm placés à la porte du jardin pour en interdire l’entrée. Nous avait-on amenés ici face à la porte de l’interdit? Y avait-il, de l’autre côté de cette porte, ce Jardin de nos désirs?

Les Kéroubïm scrutaient nos êtres de leurs glaives de feu. C’était terrifiant. Je comprends maintenant pourquoi j’avais été, nous avions tous été vraisemblablement purifiés de nous-mêmes, en quelque sorte. Nul ne pouvait entrer ici rempli de lui-même. Ces glaives de feu continuaient l’oeuvre de purification comme les charbons ardents des révélations.

C’était encore plus profond et plus intime, plus qu’une simple « purification » : une prise en main. Nous nous sentions transformés non seulement à l’intérieur mais à l’extérieur aussi, comme si on nous revêtait d’une armure. Je pensais aux astronautes et à leurs combinaisons spatiales qui leur permettent d’affronter le vide et le froid de l’espace, ou encore ces écrans personnels auxquels la science-fiction nous a habitués. Cette armure était faite des ailes des Kéroubïm.

Notre esprit lui-même était remodelé. C’est comme si on y avait installé des récepteurs nouveaux, décuplant nos perceptions, mais aussi des filtres à l’usage encore inconnu.

Je pensais à Moïse. Au lieu de Rencontre. Et comment IEYE (Iaoué) avait ordonné à Moïse de construire ce lieu:

Et tu feras deux chérubins d’or; tu les feras au marteau, aux deux bouts du propitiatoire.

Fais donc un chérubin à ce bout, et un chérubin à l’autre bout. Vous ferez les chérubins sortant du propitiatoire à ses deux bouts.

Et les chérubins étendront les ailes en haut, couvrant de leurs ailes le propitiatoire, et leurs faces seront vis-à-vis l’une de l’autre. La face des chérubins sera dirigée vers le propitiatoire.

Et tu poseras le propitiatoire en haut sur l’arche, et tu mettras dans l’arche le Témoignage que je te donnerai.

Et je me rencontrerai là avec toi, et je te dirai, de dessus le propitiatoire, d’entre les deux chérubins qui seront sur l’arche du Témoignage, tout ce que je te commanderai pour les enfants d’Israël.

Les Kéroubïm sont en quelque sorte les interfaces de la rencontre avec le Dieu transcendant. Allions-nous rencontrer Dieu?

C’est donc en tremblant que j’attendis la suite…

Au Lieu de

Et là, devant nous, la grande porte commence à s’ouvrir.

Nous ne voyons d’abord rien, mais bientôt, une tenture couleur de terre, couleur du sol, de l’humus, la adamah (ADaMaE), se révèle à l’arrière de la porte. La couleur de l’humain, le Adam (ADaM)? Puis une autre, couleur rouge, comme le sang qui est la vie de l’humain. Et enfin, une troisième, bleue. Son âme? Son esprit? Quel est le rapport entre le Cénacle, s’il s’agit bien du Cénacle, et ces tentures qui enveloppent ce qui nous attend plus loin? À l’arrière encore, un voile, proportionné à la grandeur du lieu, une espèce de toile fabriquée du tissu même du firmament, avec des teintes de bleu, de pourpre, de cramoisi et le blanc du lin pur. Tous ces symboles finissent par m’échapper. Sont brodées d’or et d’argent, sur ce voile, des représentations des Kéroubïm. Peut-être est-ce le voile du Temple. Allons-nous pénétrer dans le Temple?

Toutes ces symboliques semblent se superposer. Il y a des réminiscences de la Tente de réunion de Moïse, du Temple, du Cénacle et même possiblement du Jardin. Elles font penser à Ézéqiel et à Jean. Je suis tellement tendu vers ce qui nous attend que c’en est douloureux. L’attente peut être douloureuse.

Et enfin, enfin le voile se lève!

Il n’y a rien. Nous sommes, si nous pouvions y être, dans un non-endroit. Une A-topie. Peut-être une Utopie? Comment décrire une telle expérience? Comment décrire quoi que ce soit si toutes références nous sont interdites, si tous repères sont soustraits à nos sens, s’il n’y a pas de sens?

L’expression « non-endroit » me vient naturellement. Qu’est-ce qu’un endroit? Un en-droit est un espace déterminé, comme son étymologie le suppose: in directum. Un espace est espace parce qu’il y a direction. Il y a des droites, et aussi des courbes, bien entendu, et il y a surtout un sens.

Des mots hébreux me viennent alors: tohou (TEY) et bohou (BEY).

Absence de direction. Absence de hauteur et absence de largeur. C’est Isaïe qui me donne ce sens. Face à la désolation de la grande tribulation, il se souvient du Tohou va Bohou.

Car c’est un jour de vengeance pour Yahvé, l’année de la rétribution, dans le procès de Sion.
 Ses torrents se changent en poix, sa poussière en soufre, son pays devient de la poix brûlante. Nuit et jour il ne s’éteint pas, éternellement s’élève sa fumée, d’âge en âge il sera desséché, toujours et à jamais, personne n’y passera. Ce sera le domaine du pélican et du hérisson, la chouette et le corbeau l’habiteront; Yahvé y tendra le cordeau du Tohou et le niveau du Bohou.

En décrivant la terre désolée de cette chute, dans laquelle nous rechutons, Isaïe voit bien le renversement de la rectitude que Dieu est obligé de faire : vengeance et rétribution sont nécessaires.

C’est pourquoi Dieu étendra le niveau sur le Tohou et le fil à plomb sur le Bohou. Car c’est le sens de la largeur et de la hauteur qui est perdu. Il n’y a plus de chemin. Et il n’y a plus de sens. A-topia implique A-poria.

Depuis la chute, l’Humain se cherche et, pire, même Dieu le cherche: « Yahvé Dieu appela l’homme : Où es-tu ? »

Heureusement, il y a la Promesse:

Il y aura là une chaussée et un chemin, on l’appellera la voie sainte; l’impur n’y passera pas; c’est Lui qui pour eux ira par ce chemin, et les insensés ne s’y égareront pas.

Interface

Il faut dire que, dans ce non-ici où nous sommes, nous ne ressentons pas la désolation mais plutôt le vertige absolu de l’absence de profondeur. Car il n’y a pas de profondeur non plus; il y a le Tehom (TEYM), le vide absolu, l’abysse infini. Et l’obscurité couvre cet abysse. Nous sommes, sans la lumière de l’être, complètement aveugles.

En ce non-lieu, je réalise à quel point Isaïe avait saisi en profondeur les sens du salut de Dieu.

Fortifiez les mains affaiblies, affermissez les genoux qui chancellent.
 Dites aux coeurs défaillants: « Soyez forts, ne craignez pas; voici votre Dieu. C’est la vengeance qui vient, la rétribution divine. C’est lui qui vient vous sauver. Alors se dessilleront les yeux des aveugles, et les oreilles des sourds s’ouvriront. Alors le boiteux bondira comme un cerf, et la langue du muet criera sa joie. Parce qu’auront jailli les eaux dans le désert et les torrents dans la steppe.

Oui, heureusement qu’il y a les Promesses.

Et heureusement aussi que nous avons été pris en charge par les Kéroubïm. Je sais très bien qu’il nous aurait été impossible de supporter cette vision, ne serait-ce qu’un seul instant. Mais ce que je vois me permet de  comprendre l’importance du Livre où sont écrites les choses les plus profondes. Ce Livre, c’est aussi une interface pour la connaissance de Dieu et de son projet.

Ainsi, devant ce que nous voyons sans le voir, car il est impossible de le voir, je suis saisi de la puissance d’expression de ce verset que je connais par coeur:

Or la terre était Tohou (TEY) et Bohou (BEY), et les ténèbres (HoSheK) étaient ‘au-dessus de la surface’ (OaL-PeNIM) de Tehom (TEYM), l’abîme, et l’Esprit de Dieu (RYH AéLoEIM) était ‘au-dessus de la surface’ (OaL-PeNIM) des eaux (MaIM).

Les mots hébreux s’appellent ici et se rappellent l’un à l’autre. Des parts de ressemblance, des distinctions sont mises en rapports. D’abord, Tohou (TEY) et Bohou (BEY), bien sûr, mais aussi cette équation :

ténèbres au-dessus de la surface de Tehom
(HoSheK) (OaL-PeNIM) (TEYM)
Esprit de Dieu au-dessus de la surface des eaux
(RYH AéLoEIM) (OaL-PeNIM) (MaIM)

Après la déclaration fondamentale du premier verset du Livre, « Au commencement, Élohïm créa les cieux et la terre » – le multiple et l’un, une chose et l’autre – , la terre devient ici le symbole de tout ce qui n’est pas les cieux, la demeure d’Élohïm, le Père des cieux. Le symbole de tout ce qui est en attente, en potentiel d’être. La terre est informe et vide face à l’abîme, c’est-à-dire en potentiel d’espace et de temps. Même la lumière, les cieux et les eaux tels que nous les connaissons sont en potentiel.

Et l’Esprit d’Élohïm qui plane sur la face des maïm fondamentales symbolise ici le potentiel d’un mariage à venir, de la terre et des cieux, de l’un et du multiple. Présence de l’Esprit qui manifeste le projet d’Élohïm. Nous ne sommes donc déjà plus seulement en potentiel. Quelque chose est en train d’advenir.

Je comprends que Dieu lui-même est attente. Que le Père attend son Fils et que celui-ci advient par le désir de l’autre qui définit la nature même du Père. C’est pourquoi l’Esprit plane au-dessus du Fils à son baptême: « Celui-ci est mon Fils bien-aimé que j’attends et que je reçois pour toujours. »

La terre était tohu et bohu, informe et vide, et les ténèbres étaient à la surface de l’abîme. C’est aussi le désert dans lequel prêchait Jean. Le second verset du Livre, c’est donc le baptême du monde. Le baptême par l’Esprit au-dessus des eaux?

Il y a une sorte de tension entre ces eaux et l’Esprit. L’Esprit est « tout contre » les eaux, face contre face avec elles. Il y a donc aussi tension entre l’obscurité et l’abîme. Cette tension est aussi attente. Cette tension naît du désir même de Dieu. Et elle naît de la dualité.

L’effet même de l’interface se fait sentir. L’observateur fait lui-même partie de la création. La raison en est fort simple. En étant ainsi situé comme autre, il ne peut être le un, ni le même. Nul ne peut pénétrer la pensée du Père, pas même son Fils.

Déjà, avec l’engendrement du Fils, le même s’est mué en différent.

In-tension

Bientôt nous entendons un bruit qui ressemble à un bruit d’ailes battant doucement. C’est un souffle. Il semble provenir de cette tension entre l’Esprit et les eaux. C’est le bruit du baptême. Il y a aussi, en même temps, une sorte de grésillement, comme celui d’un arc électrique, qui s’unit à la vibration du souffle et qui vient de la tension entre l’obscurité et l’abîme. Il y a quelque chose qui se produit.

Quelque chose apparaît au-dessus des eaux. Une impression d’abord. Un peu comme une vapeur qui prend forme malgré son informité. Lentement la forme se déploie comme issue de l’interstice du rapport. Il y a mouvement. C’est comme une danse. Comme il n’y a pas d’espace, c’est comme un paradoxe que seule l’interface chérubinique nous permet de surmonter, de sorte que nous savons qu’il y a là comme une forme humaine mais nous ne « distinguons » que son bras. Non pas que nous soyons capable de voir mais plutôt de sentir. Mon coeur bat la chamade. Car c’est en effet le coeur qui voit ici car c’est l’Amour qui est à l’oeuvre.

Donc, nous sentons, nous sentons une forme. Nous savons que c’est une forme humaine mais c’est un bras tendu surtout. Tout comme le passage de l’impression fugitive de la forme générale au seul bras, ce bras comme une extension privilégiée de cette forme, bientôt c’est la main tendue. Ce qui nous apparaît, c’est une manifestation. Une monstrance. L’apparition est dynamique. Nous sentons une in-tension. De la main nous passons au doigt. C’est un doigt pointé. L’intention est de plus en plus manifeste. Le doigt lui-même montre un point, le Point. Le Point, la pré-dimension. Le Point de départ.

Tout ce qui s’est produit est exactement comme une mise au point, littéralement. Je pense au mot « focus » et focaliser. Exactement comme lorsque l’on « met au point » (que les mots sont riches!) en photographie, tout ce qui est hors foyer est flou, ou même disparaît. Il n’y avait plus que le point.

Le Point. Concentration totale. Ce point, infiniment petit est infiniment dense. Infiniment lourd. Infiniment chaud. Son existence même devrait nier tout autre chose car il devrait tout attirer à lui et l’annihiler. Autre paradoxe. Ce point est tout-être mais nie tout-être autre que le sien. Alors comment peut-il être?

Au cours de ce qui, dans notre état d’observation, pourrait être qualifié de moins qu’un instant, le point contredit sa nature (c’est sa prérogative) et se met à être autre. Il s’étend, il se dilate. Toute sa chaleur se diffuse.

Soudain, il y a comme un éclair fulgurant. Les filtres dont nous avions été pourvus se révèlent essentiels. Cet éclair aurait été insupportable sans eux.

En fait, nous comprenons aussitôt que ce n’est pas un seul éclair. L’éclair dépasse l’instant. C’est la lumière! C’est une expérience indicible!  Nous sommes envahis par une joie indescriptible. C’est comme une fête absolue. Je ne peux m’empêcher de crier de toutes mes forces et de ma voix décuplée le bonheur de ce moment.

Peu à peu, nous voyons – car enfin nous pouvons voir – des événements se produire. Du point de départ parfaitement homogène, l’éloignement – car l’espace aussi est né – fait apparaître des objets qui instaurent l’hétérogénéité. Il semble que ce soit comme une référence physique à cette tension perçue au commencement. Cette tension née de la présence intangible de l’Esprit.

Il n’y a plus seulement le Point. Non seulement le Point se diffuse en déconcentration, rayonnant de son centre, mais il génère une Ligne, et par le fait même la première dimension. Il y a DEUX, il y a mesure, il y a di-mension.

L’interstice prend sa consistance. Cette ligne, n’ayant qu’une seule dimension, est absolument fine. Elle n’a pas d’épaisseur. C’est un fil. Le fil de la lame de séparation, de distinction. Après son engendrement par le point, cette ligne, ce fil, est la condition de l’apparition de tout. Et tout apparaît donc comme deux. Toutes choses adviennent et vont par deux.

Il y a la séparation des eaux d’entre les eaux, côte à côte et les eaux d’en dessus et les eaux d’en dessous.

Le dur et le mou. Le sec et le mouillé. Le solide et le liquide.

Le minéral et le végétal.

Le végétal. Les arbres qui s’élèvent au-dessus de la terre, vers les cieux, et les herbes qui se répandent à sa surface, tout contre elle.

Le soleil et la lune. Et puis les astres. Les grands et les petits, les étoiles.

Et puis, après le minéral et le végétal, l’animal. Les âmes de vie.

Les oiseaux et les poissons. Les oiseaux qui volent dans les cieux, les shamaïm (SMIM) et les poissons qui nagent dans les eaux, les maïm (MIM). Et parmi les poissons, les grands poissons et les petits.

Et encore les animaux, les âmes de vie de la terre. Les grands animaux qui marchent au-dessus de la terre et les petits animaux qui avancent collés contre elle.

Il me vient à l’esprit que nous avons plus que le Point et la Ligne. Les effets de la distinction démontrent l’existence d’une autre dimension ou plutôt de toutes les dimensions. Ce qui me vient à l’esprit, c’est l’Esprit. Et c’est lui qui est le déploiement. Il semble bien qu’il y a toujours l’Esprit. S’il était au commencement, il apparaît aujourd’hui et il apparaîtra demain. Il procède de l’Un et du Deux mais il est au commencement.

Qui est Dieu?

Omniprésence

Les Kéroubïm font un nouveau travail en nous. Ils ne sont plus seuls. Des êtres encore plus formidables sont là devant nous. Ils contemplent le visage de Dieu. Ce sont des Séraphïm. Et, avec eux, une myriade d’anges. Ils proclament le Nom.

IEYE (Iaoué)! IEYE! IEYE! IEYE! IEYE! IEYE!

Ce nom!

Ah! Iod, c’est le bras et la main tendue, le doigt pointé! Je comprends maintenant ce mystère: Pourquoi l’hébreu est-il passé de cette image du bras et de la main vers ce Iod, si petit? Le Iod, c’est le point. L’écriture hébraïque est parvenue à révéler que ce bras, cette main tendue pointe le point.

Cela ne nous révèle-t-il pas l’immense puissance de cette phrase de Iéshoua?

Ne croyez-pas que je suis venu détruire la Torah ou les prophètes. Je ne suis pas venu pour détruire mais pour accomplir car, Amen, Moi je vous le dis, jusqu’à ce qu’ils passent, les cieux et la terre, pas un seul point, pas un seul trait des lettres de la loi ne passera, jusqu’à ce que tout soit réalisé.

Le Point et le Trait. Iod et Waw. La Torah et les prophètes, c’est la profondeur du projet de Dieu. Pas les scories des lois humaines, mais les principes fondateurs que représentent les grandes lettres, les Lettres d’en haut. À la tête desquelles se trouvent Hé, Waw et Iod. Et ces grandes lettres sont reflétées ici dans les atomes, les particules élémentaires que sont les petites lettres, les Lettres d’en bas. Iéshoua est venu assurer la réalisation, l’accomplissement de ce Projet de Dieu, sa Lettre et ses lettres.

Cet accomplissement se fait par la puissance du Waw, qui distingue et unit à la fois. Le Waw est donc profondément associé à Iéshoua qui veut unir par l’amour mais révèle par la distinction.

JE SUIS le glaive de séparation… signe de contradiction.

Et ce mystère des lettres se reflète dans le mystère des nombres. Ainsi, on dit que Waw est Six. On dit encore que Six est le nombre de l’Homme. Mais Six est aussi, dans la chute, le nombre de la division. Le chiffre de la Bête. Or le seul qui peut rétablir la situation de cet Homme « sixé » est justement le Six, le Waw, Fils de l’Homme, Fils de Dieu. Mystère qui en nous déborde de sens.

Et les Séraphïm continuent, avec les anges, de proclamer :

IEYE (Iaoué)

Iod, Hé, Waw, Hé.

Notre vision cénaculaire n’a pas montré le Hé, c’est le Hé qui a montré. Car le Hé était là. Le souffle d’Élohïm au-dessus des eaux, il était là avant. Il était là après. C’est pourquoi le Hé est là, deux fois, chaque côté du Waw. Car c’est lui qui assure la non contradiction de la vertu du Waw : unir pour distinguer et distinguer pour unir.

Oui, il est le facteur omniprésent. Où est Dieu, demandait-on? Il est partout, devait-on répondre. Mais ce Dieu omniprésent, c’est l’Esprit. Il était là avant même l’aurore du monde. Il était là dans la Tente de réunion. Il était là dans le Temple. Il était là au Cénacle. Il est là dans le monde et il est ici dans le temple intérieur de notre être.

C’était bien le Cénacle ! Mais pas celui que j’aurais voulu vivre. C’était le Cénacle d’en haut.

Toutes ces pensées me venaient comme un flot et je les écris aujourd’hui comme s’écoulant de moi, dans la paix et la joie.

À la fin de cette nouvelle scène, envahis par la louange gigantesque des anges et par le feu de la vision des Séraphïm, les Kéroubïm nous relâchèrent dans notre petitesse et nous tombâmes, face contre terre, perdant connaissance.

 

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2 Responses to Cénacle d’en haut

  1. Claudette dit :

    M. Rufiange vous portez bien votre nom « Jean »-« Marc ». Je me sens replongé comme dans l’Apocalypse de St-Jean, lui il parle de la fin, vous du commencement.
    Je me propose de prier l’Esprit Saint et relire votre texte, comme on doit le faire aussi pour l’Apocalypse et saisir ce que L’Esprit veux nous dire pour notre temps.
    Merci et soyez assuré que vous ne perdez pas votre « temps ».

  2. Jennie dit :

    Merci M. Rufiange,

    je vous avais laissé une question suite au premier texte de cette trilogie, Objectivations, et je m’aperçois qu’avec vos deux autres textes, Translittération et Cénacle d’en haut, j’ai eu droit à une réponse claire et complète.

    J’ai pu aussi, avec ces deux derniers textes, saisir davantage la complexité et la subtilité du sujet. Ma question initiale, sans que je ne m’en doute à ce point, demandait plusieurs prérequis et une étude approfondie des langues. Je suis donc très contente d’avoir pu bénéficier de votre propre travail de recherche et de vulgarisation!

    Je suis très emballée par le sens des lettres du Nom de Dieu! Je me permets de vous partager ce que j’en retire, et si mon enthousiasme interprétatif m’égare, vous voudrez bien je l’espère, remettre les points sur les i, : ).

    IEYE. Peut-on dire que I est le Père, E est l’Esprit et Y est le Fils? Il demeure qu’un élément de découverte importante pour moi est que le Nom révélé à Moïse, avant la Révélation, contenait déjà l’expression de la Trinité. Je n’avais jamais pensé à cela et il me semble que cela ouvre des perspectives importantes.

    Par ailleurs, j’avoue que j’ai eu comme premier réflexe d’associer Y à l’Esprit et E au Fils. Puisque Waw représente les crochets qui unissent, et que j’avais dans l’idée que c’est justement le rôle de l’Esprit de permettre d’unir et de distinguer, j’avais fait cette association. Puis, je voyais dans le «petit bonhomme en prière» le symbole de la Révélation, surtout en lien avec votre expérience de «lumière» qui vous permet de «voir» et de s’écrier «Hé»; le Fils n’était-il pas la lumière du monde et son incarnation nous a permis de voir Dieu alors que cela était impossible. J’ai donc été surprise à la fin en voyant la conclusion, mais cela me donne vraiment à réfléchir.

    J’aime bien l’idée que E est l’Esprit car il relie le Père et le Fils, non seulement comme deux éléments reliés par un autre (comme dans le triangle, image souvent utilisée pour représenter la Trinité), mais par un lien qui se répète à l’infini. Par exemple, il est possible de réécrire IEYEIEYEIEYE…il y a toujours un E qui relie. C’est dynamique comme une spirale.

    Une petite question: pourquoi le premier «Hé» est prononcé a, et le deuxième é?

    Voici exprimées mes premières impressions…c’est certainement un sujet à relire, méditer, approfondir…

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