Le rond et le pointu – p. 6

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3.2 Interprétation d’un complexe psychologique: rotondité et transpercement

Le confit latent entre la «rotondité» et le «transpercement», apparaissant lors de la séparation des éléments complémentaires en termes d’opposition, conduit directement au concept de sacrifice. L’image sacrificielle est souvent associée au versement du sang de la victime frappée par un outil tel qu’épée, glaive ou flèche[44]. Rappelons-nous qu’Apollon et sa vierge jumelle Artémis sont des archers hors pair et parlent essentiellement le langage des flèches dans leurs aventures mythiques. Comme si, pour résoudre une situation conflictuelle, on devait «crever le ballon». Le rôle des vierges guerrières est précisément de montrer cet aspect assumé par des femmes capables de «percer» sans l’être. En fait, elles ont un comportement correspondant à la typologie masculine conventionnelle. Athéna, la vierge guerrière, dit elle-même: «en toutes choses mon coeur penche vers le mâle à l’exception du mariage»[45].

L’analogie peut être poussée plus loin. Cette espèce d’aberration sexuelle que constitueraient à nos yeux ces femmes-hommes vierges trouverait son fondement dans le vécu concret qui concerne précisément le rapport de l’homme et de la femme. La symbolisation de ce rapport gravite autour de la question sexuelle, sans doute, parce que qu’il s’agit d’un lieu vital qui affecte, particulièrement et personnellement, chaque individu. Cherchons donc dans une structure de rapport la signification de ces mythes, dans la perspective où leurs schèmes comporteraient un enseignement sur la façon dont l’homme et la femme conçoivent leur rapport réciproque.

Habituellement, on est très attentif aux prestations du comportement «typiquement» masculin:  domination, viol, pénétration, etc. Il semble que le mâle soit symboliquement le porteur de l’épée; l’analogie avec ses organes sexuels est désormais considérée comme plausible. Cependant, il faut s’interroger sur la dimension féminine de ce «duel». Lorsqu’il a été question plus haut des éléments sémantiques du pôle féminin, on a parlé de sphère, d’intégrité. Se pourrait-il que la problématique féminine soit justement de préserver cette intégrité jusque dans la capacité de «parthénogénèse»? On expliquerait ainsi deux choses: la première, que le sentiment «typiquement féminin» reposerait sur le fait concret que la femme est celle qui porte l’enfant; la seconde, que l’homme cherche à reprendre ses «droits» par le glaive. Pour fermer la boucle, il faut comprendre que, ce faisant, la femme cherche à se défendre de la domination masculine par l’affirmation d’une fécondité autosuffisante et que l’homme réaffirme inconditionnellement son rôle dans le processus. C’est le cercle infernal.

Le processus sacrificiel se confirme alors dans la sexualité et se cristallise par la rupture de l’équilibre du rapport homme-femme. La guerre des sexes serait un lieu privilégié où se consomme le sacrifice : le rite de défloration accorde une importance capitale à l’effusion de sang qui s’ensuit généralement. Dominique Grisoni donne une description lumineuse de ce phénomène. Elle cite, entre autres, Georges Bataille:

Dès maintenant, j’insiste sur le fait que le partenaire féminin de l’érotisme apparaît comme la victime, le masculin comme le sacrificateur, l’un et l’autre, au cours de la consommation, se perdant dans la continuité établie par un premier acte de destruction[46].

Et encore:

L’amant ne désagrège pas moins la femme aimée que le sacrificateur sanglant l’homme ou l’animal immolé. La femme dans les mains de celui qui l’assaille est dépossédée de son être. Elle perd, avec sa pudeur, cette ferme barrière qui, la séparant d’autrui, la rendait impénétrable: brusquement elle s’ouvre à la violence du jeu sexuel déchaîné dans les organes de reproduction, elle s’ouvre à la violence impersonnelle qui la déborde du dehors[47].

La violence latente dans l’acte de pénétration du sexe féminin par l’organe mâle devient ainsi, pour la femme, symbole de la menace «extérieure» à laquelle Douglas faisait allusion. Cet aspect est complété par l’autre, le complexe de castration projeté de l’homme, qui craint précisément de se faire départir de ce qui confirme sa participation à l’acte «conjugal», d’où la crainte du vagin denté et dévorant, le sexe dévorant, assimilé finalement à la mante religieuse[48]. Le système menacé est donc conçu comme possédant le potentiel d’une défense, qui consiste en la capacité de priver l’agresseur de son outil/arme.

Grisoni conclut ainsi son chapitre:

Alors je prétends qu’il ne faut pas dissocier les deux composantes fantasmatiques de l’attitude masculine en face de la virginité. Que les deux fonctionnent à l’unisson et qu’entre elles, c’est l’harmonie parfaite. Il y a couple: fascination/répulsion. C’est lui, tout entier, qui définit la mystérieuse chimie de la séduction. Ce qu’est, de part en part, la virginité d’une femme. Séduction totale. Parce que tous les secrets de la féminité y sont rassemblés. Rien de fait, rien de dit: tout est à inventer. D’où les risques et les incertitudes, d’où la mort qui se profile ironiquement, mais de là aussi les rêves délirants, de pédagogie et de pouvoir, de sacrificesdifférés et d’éventrations symboliques… Vierge fleur, venimeuse ou charmeuse, assassine ou enchanteresse. Dans tous les cas, un pur fantasme d’homme qui se prend pour un Dieu[49].

La nature vient elle-même perpétuer rythmiquement le sacrifice et imprégner, par le fait même, tout l’espace mythique de cette atmosphère sacrificielle à laquelle s’associe, finalement, la culpabilité réciproque de l’homme et de la femme, évoquée par René Girard dans La violence et le sacré:

Le fait que les organes sexuels de la femme soient le lieu d’une effusion de sang périodique a toujours prodigieusement impressionné les hommes de toutes les parties du monde parce qu’il paraît confirmer l’affinité à leurs yeux manifeste entre la sexualité et les formes les plus diverses de la violence, toutes susceptibles, elles aussi, de provoquer des effusions de sang[50].

Cependant, le fait que ces effusions de sang périodiques ne soient pas effectivement le résultat du percement mâle devrait contribuer à nuancer la position de Caillois, comme celle de Girard, et à mettre en valeur celle de Douglas. Il y a une sorte d’alternance entre la logique du percement, qui incarne la menace au système, et l’ensemble des phénomènes extrants. En fait, tout écoulement peut être perçu comme élément de pollution, mais aussi de fécondité, et être en même temps conçu comme le résultat d’un percement. En effet, tout orifice est le résultat d’un percement pour un système conçu au départ comme fermé, «intègre».

Ces observations semblent indiquer que le substrat conflictuel résolu dans le sacrifice prend racine dans le vécu individuel et collectif, principalement symbolisé par le rapport génétique homme-femme. Or, la rubrique maîtresse bien-mal vient s’articuler sur les deux principaux enjeux qui concernent tout être: la vie et la mort. Et tous les dualismes se superposent à ces deux pôles.

Lorsque le mythe se superpose au quotidien, il réinvente ces prestations en les fixant dans le rituel; le meurtre ou le sacrifice sont alors répartis dans l’organisation communautaire de manière officielle, par le processus religieux. Ce phénomène se retrouve dans toutes les religions.

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[44]. Dans les cas où l’on sacrifie d’une autre manière, soit par étranglement, par crémation, etc., on peut émettre l’hypothèse qu’il s’agit là de formes sacrificielles fondées sur le désir, justement, d’éviter le rapport qui suppose le versement du sang.
[45]. Mircea Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses, Tome l, p. 293.
[46]. Ce passage a été tiré d’un ouvrage collectif intitulé La 1ère fois ou le roman de la virginité perdue à travers les siècles et les continents. L’auteure est Dominique Grisoni et la citation est à la page 38.
[47]. Id.
[48]. Roger Caillois, Le mythe et l’homme, p. 35-83.
[49]. Grisoni, op. cit., p. 45.
[50]. René Girard, La violence et le sacré, p. 56-57.

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