Le rond et le pointu – p. 4

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2.2 Les humeurs

Comme on l’a noté plus haut, Douglas se concentre sur le danger de la pollution des liquides qui sortent du corps humain parce que, selon elle, le danger se trouve à la périphérie:

Any structure of ideas is vulnerable at its margins. We should expect the orifices of the body to symbolise its specially vulnerable points. Matter issuing from them is marginal stuff of the most obvious kind. Spittle, blood, milk, urine, faeces or tears by simple issuing forth have traversed the boundary of the body[21].

La signification des extraits humoraux dépend donc du fait qu’ils traversent la marge. S’attacher à cette unique signification pourrait faire perdre de vue la richesse de sens de ces humeurs, qui rejoint le symbolisme universel des liquides, en général, et de l’eau, en particulier.

On distingue, par exemple, quatre éléments fondamentaux formant le monde: l’air, l’eau, le feu et la terre. L’eau est impliquée dans un ensemble plus restreint mettant en vedette la rubrique maîtresse solide-liquide. On sait qu’un grand nombre de liquides se voient attribuer une nature ou une autre, et il ne s’agit pas seulement des humeurs mais aussi des boissons, des jus et autres liquides, que l’on retrouve dans la nature comme l’iode, le mercure, etc. À partir de ces données, on pourra affirmer que les humeurs corporelles ne prennent pas seulement sens à partir de leur rapport avec la marge, mais qu’elles comportent un spectre signifiant plus large attribuable à leur qualité de liquide[22].

En admettant que l’on puisse, pour les besoins d’une meilleure compréhension, schématiser les éléments en une paire universelle, comme on le ferait du masculin et du féminin, la paire solide-liquide répondrait au critère d’universalité nécessaire pour en faire un symbole majeur du monde. L’expérience quotidienne elle-même nous met en présence d’un grand nombre d’éléments susceptibles d’une classification correspondant à cette rubrique: on mange et l’on boit, bien sûr, mais on attribue la fluidité ou la solidité à un vaste éventail de choses, de gestes, d’idées et d’attitudes. Pour nous, les humains, le monde est fait d’eau et de terre, et nous y revenons toujours. Notre corps lui-même se présente comme un solide dans lequel circule du liquide, d’où l’analogie contenant-contenu.

En tant que couple complémentaire universel, c’est lorsque solide et liquide sont réunis que leurs vertus réciproques s’activent:

Principe de l’indifférentiel et du virtuel, fondement de toute manifestation cosmique, réceptacle de tous les germes, les eaux symbolisent la substance primordiale dont naissent toutes les formes et dans lesquelles elles reviennent, par régression ou par cataclysme. Elles ont été au commencement, elles reviennent à la fin de tout cycle historique ou cosmique; elles existeront toujours – bien que jamais seules, parce que les eaux sont toujours germinatives, renfermant dans leur unité non fragmentée les virtualités de toutes les formes[23].

Les eaux ne sont jamais «seules» et leur pouvoir germinatif ne s’accomplit que grâce à l’accueil d’un réceptacle: «Riche en germes, elle [l’Eau] féconde la terre, les animaux, la femme»[24]. De même, les humeurs ne sont jamais des eaux pures, car elles contiennent des éléments supplémentaires (germes), leur conférant leur pouvoir respectif.

Les humeurs, à l’instar de l’eau, sont d’abord et avant tout du liquide, comme l’indique d’ailleurs le fait que l’ancien nom latin de l’eau ait été humor. Or, humor se rapproche de humus, la «terre». Non pas la terre comme «grand ensemble», terra, mais la «terre fécondable» précisément à la périphérie. Humor et humus, qui donnent naissance à humanus, «l’humain», l’Adam, «celui qui vient de la terre». Humor et humus, l’eau et la terre.

Bien des traditions représentent le Créateur de l’univers comme un potier, celui qui travaille l’argile, l’univers constituant un mélange parfait de solide et de liquide, surtout si celui-là y a mélangé sa salive, l’une de ses humeurs. Toutes les humeurs peuvent être fécondantes avec la terre. Ainsi, les récits de créations mettent en présence deux éléments, généralement un solide, de la terre, de l’argile, et un liquide, de l’eau, du sang, du sperme (ou un souffle, ce qui, structurellement, se rapporte au liquide par opposition au solide : le souffle aussi porte la vie chez les Juifs). Voici quelques exemples tirés de La Création du monde et de l’homme, d’après les textes du Proche-Orient Ancien[25]:

Les Igigou, les grands dieux, crachèrent sur l’argile. (p. 17).
Je (Mardouk) veux coaguler du sang et faire être de l’os. (p. 21).
Horus a pleuré. L’eau a coulé de son oeil à terre; elle a germé; c’est ainsi qu’a été formé l’oliban sec. Geb s’est trouvé mal à cause de cela; du sang de son nez tomba à terre, il a germé et des pins ont poussé. C’est ainsi qu’a été produite la résine à partir de sa sève. Shou et Tefnout ont pleuré énormément; l’eau de leur oeil est tombée à terre; elle a germé; c’est ainsi qu’a été produite la résine de térébentine (sic). Rê a pleuré de nouveau. L’eau de son oeil est tombée à terre. Elle s’est changée en abeille. Quand l’abeille eut été créée, dans les fleurs de tous les arbres commença son activité. C’est ainsi qu’est produite la cire, tandis que le miel provient de son eau. (p. 50)
Rê fut fatigué; la sueur de son corps tomba à terre et elle germa et elle se transforma en lin; c’est ainsi que fut produite la toile. Il cracha, Il vomit; c’est ainsi que fut créé le bitume. Alors Neith l’a mélangé avec ce qui lui convient, qui est issu de Rê et l’a mis sur le corps du dieu. Alors Rê a craché de nouveau, l’eau de sa bouche est tombée à terre, elle a germé; c’est ainsi que fut créé le papyrus. Alors Isis et Nephtys furent fatigués; leur sueur est tombées (sic) à terre, elle a germé, c’est ainsi que fut créée la gomme odoriférante. (p. 50)

On voit bien, d’après ces exemples, que les humeurs ne sont pas indifférenciées et que chacune possède sa fonction propre, rejoignant ainsi les connaissances approfondies qu’apporte la médecine moderne. Mais celle-ci n’est pas la seule à s’être intéressée aux humeurs en général. En fait, il existe une véritable histoire médicinale mondiale tournant autour de ces liquides vitaux.

Nous aurions bien tort de reléguer comme dépassée, comme préscientifique, la très ancienne théorie gréco-romaine des humeurs, présente chez Hippocrate et bien avant lui, puis systématisée par Galien, qui a servi de fondement à la médecine occidentale jusqu’au XVIIIe siècle. Longue durée donc, exceptionnelle, que la théorie psychanalytique a peu de chances d’atteindre… Extension aussi dans l’espace: la théorie humorale est présente en Afrique, en Asie orientale, en Amérique du Sud. Selon un articule récent, les médecins new-yorkais d’aujourd’hui ont, avec l’arrivée massive des porto-ricains, à en connaître et à en faire usage. L’auteur, Erwin Ackerknecht, pose une question pertinente: «Doit-on traiter de la théorie humorale en termes de diffusion ou y voir une conception élémentaire qui réapparaît sans cesse?»
Que dit la théorie des humeurs?
– Que les humeurs sont quatre (sang, phlegme, bile, atrabile) comme sont quatre les éléments (eau, terre, air, feu) et les qualités (chaud, froid, sec, humide); il y a là à l’oeuvre plus qu’une concordance: une résonance, l’idée d’un corps qui serait un microcosme, le miroir de l’univers.
– Que les humeurs sont les liquides; or les liquides n’ont pas de forme, c’est leur contenant qui la leur donne.
– Que les humeurs circulent ou stagnent.
– Qu’une régulation convenable des humeurs, c’est-à-dire un régime permettant d’en contrôler et d’en contenir la circulation, constitue la bonne santé (euthymie); cette tentative de contrôle connaît des échecs qui font les maladies de l’âme[26].

Au terme de ces diverses considérations sur la théorique du rond et du pointu, revenons aux objections de Douglas quant à la pertinence des interprétations psychanalytiques. Dans ce contexte plus universel de signification des humeurs, il semble que sa critique se fasse plus nuancée:

Nous voici déjà moins loin de la psychanalyse. Les rapprochements ici s’imposent. Ils sont multiples. On pensera d’abord à la théorie de la libido où l’on peut voir une sexualisation de la théorie des humeurs, tout «écoulement» devenant sexuel. La libido est avant tout pour Freud ce qui, comme l’humeur, se déplace, se transforme, est susceptible d’investir tel objet, tel organe, elle est un x aux mille visages, aux cent détours, elle se retrouve là où on l’attend le moins: libido divagante et toxique. Et quelle insistance, quelle constance chez Freud, de la métaphore hydraulique, sans doute pour lui moins métaphore que pour nous : le flux, l’étiage, le barrage, l’angoisse flottante, le couple circulation libre-stase libidinale, la fixation même; et à l’arrière plan, l’hypothèse hormonale dont Freud a pu penser qu’une fois confirmée elle aurait des chances de rendre la psychanalyse inutile. À tout le moins, l’imaginaire de l’humeur n’est pas mort, ni pour lui ni pour nous[27].
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[21]. Douglas, op. cit., p. 121.
[22]. Il y a, bien sûr, différents types de liquide. Bien que ces distinctions soient importantes, particulièrement en ce qui a trait aux matières fécales, on considèrera l’emploi du mot «liquide» en tant que rubrique des éléments associés au pôle qui est opposé à celui de « solide », auquel on peut associer des éléments comme «stable», «dur» et «sec».
[23]. Eliade, op. cit., p. 165.
[24]. Ibid., p. 166.
[25]. Suppléments du Cahier Evangile no 38, La création du monde et de l’homme, p. 17, 21 et 50.
[26]. Avant propos de Nouvelle revue de psychanalyse, 32, 111, 1985, p. 6-7.
[27]. Ibid., p. 7.

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