Table des matières • 1 • 2 • 3 • 4 • 5 • 6 • 7 • Conclusion
CHAPITRE PREMIER:
Analogie structurelle des systèmes de rituel
L’approche très condensée de Mary Douglas dans Purity and Danger aborde un certain nombre de phénomènes caractéristiques de l’anthropologie générale. Cet essai s’attarde notamment au concept de «limites extérieures» (external bounderies)[3].
Pour Douglas, la limite extérieure est la fonction d’un système de rituel qui détermine le moment où un objet devient polluant, ayant transgressé les limites du système auquel il était intégré. En fait, pour être plus près de l’auteure, il faut préciser que celle-ci se limite presque exclusivement au sujet des corps humains. Le corps humain sert de symbole à la perception de ceux qui construisent les mythes comme modèles de la société dans laquelle ils vivent. Le jeu des entrées et des sorties d’un certain nombre de produits corporels reflète une dynamique équivalente des rapports sociaux:
The Coorgs shared with other castes this fear of what is outside and below. But living in their mountain fastness they were also an isolated community, having only occasional and controllable contact with the world around. For them the model of the exits and entrances of the human body is a doubly apt symbolic focus of fears for their minority standing in the larger society. Here I am suggesting that when rituals express anxiety about the body’s orifices the sociological counterpart of this anxiety is a care to protect the political and cultural unity of a minority group[4].
Douglas s’oppose ainsi avec vigueur aux interprétations d’une anthropologie psychologisante, qui ne verrait, dans cette «anxiété par rapport aux orifices», que le signe d’une fixation anale ou orale, dans la plus pure tradition psychanalytique. Elle partage à cet égard le point de vue de Sandor Ferenczi:
The derisive remark was once made against psychoanalysis that the unconscious sees a penis in every convex object and a vagina or anus in every concave one. I find that this sentence well characterises the facts[5].
Son argument peut se résumer ainsi: «If anal eroticism is expressed at the cultural level we are not entitled to expect a population of anal erotics»[6]. Cela dit, il ne faut pas exclure la valeur de l’interprétation psychologisante, car elle représente certainement une expression valide de l’expérience humaine individuelle de son corps et de son esprit. Mais il faut comprendre que cette interprétation s’appuie sur une vision réductrice d’un système de rituels et de lois donné. En des termes généraux, on ne saurait donner une explication d’un phénomène social par un comportement individuel:
Much literature has been expended by psychologists on Yurok pollution ideas (Erikson, Posinsky). These North Californian Indians who lived by fishing for salmon in the Klamath river, would seem to have been obsessed by the behaviour of liquids, if their pollution rules can be said to express an obsession. They are careful not to mix good water with bad, not to urinate into rivers, not to mix sea and fresh water, and so on. I insist that these rules cannot imply obsessional neurosis, and they cannot be interpreted unless the fluid formlessness of their highly competitive social life be taken into account (Dubois)[7].
L’auteure accorde donc une préférence marquée à l’étude du symbolisme corporel. Les deux éléments centraux de sa thèse, les «limites extérieures» et les «humeurs» peuvent être abordés de façon plus globale: dans un cas, en rapport avec l’idée générale de l’espace, et, dans l’autre, en rapport avec la symbolique aussi générale des liquides. Elle établit bien le rapport symbolique entre le «corps» et la «société».
The body is a model which can stand for any bounded system. Its boundaries can represent any boundaries which are threatened or precarious. The body is a complex structure. The functions of its different parts and their relation afford a source of symbols for other complex structures. We cannot possibly interpret rituals concerning excreta, breast milk, saliva and the rest unless we are prepared to see in the body a symbol of society, and to see the powers and dangers credited to social structure reproduced in small on the human body[8].
En d’autres termes, Douglas admet la possibilité d’une analogie de structure, porteuse de sens, entre le corps humain et la société, perçus comme systèmes.
Fort bien, mais pourquoi refuser de considérer la pertinence de l’interprétation psychologique, à moins de suggérer que le système psychologique ne fonctionne pas selon des lois comparables, c’est-à-dire qu’il ne comporte pas de «limites», qu’il ne soit pas une «structure complexe»? En effet, si l’on peut reconnaître la valeur signifiante d’un symbole corporel pour exprimer une réalité sociale, l’analogie ainsi présumée ne peut pas être exclusive; elle doit se retrouver dans d’autres systèmes, comme la construction des maisons ou des villages, en fonction de prérogatives corporelles qui comportent, bien sûr et de façon marquée, la notion de limite.
Convenons avec Douglas que l’interprétation psychologisante à laquelle elle s’attaque, si elle se présente comme exclusive, est foncièrement réductrice. Mais il en est de même pour l’interprétation sociologisante. Il s’agit d’un problème lié à la méthode, qui se révèle clairement dans ces quelques lignes:
It is the duty of every craftsman to stick to his last. The sociologists have the duty of meeting one kind of reductionism with their own. Just as it is true that everything symbolises the body, so it is equally true (and all the more so for that reason) that the body symbolises everything else. Out of this symbolism, which in fold upon fold of interior meaning leads back to the experience of the self with its body, the sociologist is justified in trying to work in the other direction to draw out some layers of insights about the self’s experience in society[9].
Il y a changement de direction seulement dans une vision dialectique, qui oppose de facto deux représentations de l’univers: le corps humain et le corps social, excluant aussi, pour ces deux termes, la possibilité de tout rapport avec d’autres niveaux de réalité. Il s’agit effectivement d’un réductionnisme, mais un réductionnisme méthodologique qui oblige à la justification: le penseur doit «s’agripper» et tenir (to stick) à sa création. C’est le problème d’un sociologue qui fait du fait social la rubrique maîtresse des significations concevables.
Ne pourrait-on pas trouver, au fil des mots de Douglas, un certain nombre d’ouvertures qui permettraient une compréhension non réductrice, c’est-à-dire qui soit capable de saisir, non pas l’opposition, mais la compatibilité des interprétations psychologiques et sociologiques? La simple mention de la notion de système, par exemple, ouvre à une perspective selon laquelle on peut comparer plus de deux systèmes-types, si l’on accepte, bien sûr, que ceux-ci puissent être comparés, non seulement dans des circonstances fortuites, mais parce des lois générales des systèmes existent.
On pourrait inscrire la logique du rapport symbolique que Douglas établit entre le corps humain et la société dans une perspective élargie où le corps serait le symbole de «tout». La notion de limite elle-même devrait être exploitée à fond. Chez Douglas, elle n’est perçue que dans une dimension, celle qui permet la dynamique «intrant-extrant» (absorption-rejet). L’auteure n’aborde, en aucun cas, sa fonction «englobante», «contenante», que révèle la notion de système dans son intégrité sécurisée, sous forme symboliquement globulaire. Ainsi, le corps humain ne se présente pas seulement comme un système plein de trous, dont la fonction principale serait de rejeter des éléments polluants, mais comme un système vital qui, avant même d’opérer tout rejet, est profondément signifiant.
L’attention particulière à la question des produits corporels, la matière même de la pollution, en tant que liquides, pourrait aussi mener sur la piste d’un rapport comparable de tous les rituels comportant des liquides: onctions, intinctions, ablutions, boissons (le vin, par exemple) et autres, qui ne saurait se contenter d’une explication sociologique exclusive.
Il s’agira donc de développer plus avant ces deux aspects: la globalité de la corporéité, les humeurs, qui sont des liquides, et la dynamique qui les relie. On verra que le rapport entre un corps et ses rejets liquides est tributaire d’un rapport plus fondamental entre le rond et le pointu. Au cours de ce cheminement, on verra aussi, par la méthode, comment une certaine compatibilité entre la psychologie et la sociologie et, même, d’autres sciences est envisageable dans ce contexte.
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