par Francine Dupras et Jean-Marc Rufiange
Introduction
Le 31 mai 2004, moins d’un an avant son élection comme successeur de Pierre, Joseph Ratzinger signait, en tant que préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, une Lettre portant sur « la collaboration de l’homme et de la femme dans l’Église et dans le monde ».
Cette Lettre adressée aux évêques de l’Église catholique est passée relativement inaperçue malgré l’actualité de son sujet[1]. Le document se présente comme une invitation à réfléchir plus avant sur la nature et la destinée de l’être humain à partir du fait qu’il a été créé homme et femme, à l’image de Dieu. Le passage suivant a particulièrement retenu notre attention :
… le présent document entend proposer des réflexions inspirées par les données doctrinales de l’anthropologie biblique — indispensables pour protéger l’identité de la personne humaine — sur certains présupposés d’une conception correcte de la collaboration active de l’homme et de la femme dans l’Église et dans le monde, dans la reconnaissance de leurs différences. D’autre part, ces réflexions entendent être un point de départ d’une démarche d’approfondissement au sein même de l’Église et instaurer un dialogue avec les hommes et les femmes de bonne volonté, dans la recherche sincère de la vérité et en vue d’un engagement commun pour tisser des relations toujours plus authentiques. [2]
Cette entrée en matière du cardinal Ratzinger nous a incités à concrétiser un projet que nous mûrissons depuis nos années d’université, celui d’écrire sur la complémentarité du rapport homme et femme à partir de la Genèse; les orientations qui sont à la base de notre projet correspondent essentiellement à l’approche qu’il préconise.
Ci-dessous, nous reprenons le passage cité en le partageant en six extraits. Chaque extrait fera l’objet d’un commentaire.
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Premier extrait : « … proposer des réflexions inspirées par les données doctrinales de l’anthropologie biblique »
Au fil des années, notre travail d’élaboration d’un principe de complémentarité — dont le rapport homme et femme est un fondement — s’est de plus en plus référé aux trois premiers chapitres de la Genèse. Ces textes bibliques, écrits originellement en hébreu, irriguent nos réflexions.
Dans Genèse 1, la constitution de l’être humain créé zakhar unekevah[3] (homme et femme) nous apparaît primordiale; tel un principe bio-logique, elle définit la relation à l’autre (le prochain) comme essentiellement féconde: « Fructifiez et multipliez-vous » (Gn 1, 27-28).
Dans Genèse 2, Elohim (Dieu) atteste la nécessité du rapport à un autre que soi: il n’est pas bon que l’Adam, c’est-à-dire l’Homme au sens générique du terme, soit seul. « Je veux lui faire un ezer kenegdo » (une aide assortie), dit Elohim (Gn 2, 18). Un ezer, l’aide, implique une distinction entre l’un et l’autre; il ne s’agit pas d’un autre individu indifférencié, mais d’un autre qui vient compléter ce qui manque à l’Adam afin d’en assurer la ‘bonté’. Car, s’il n’est pas ‘bon’ que l’Adam soit seul, il est bon qu’il soit aidé, complété par quelqu’un d’autre.
Cependant, si les animaux sont différents de l’Adam, ils ne sont pas kenegdo (assortis). Le sens de kenegdo est rendu par les expressions suivantes : « l’os de mes os et la chair de ma chair » (Gn 2, 23). Ces expressions marquent bien l’assortiment (de même « sorte », de même « espèce »), c’est-à-dire la proximité, la parenté, l’intimité au niveau de l’être entre l’un et l’autre. Ezer kenegdo constitue le prototype du rapport entre l’un et son prochain reflété jusque dans la forme linguistique des mots qui seront employés: ischa et isch. L’ezer kenegdo de l’Adam sera appelé ischa « car tiré(e) de isch » (Gn 2, 23).
Notons tout de suite que ischa n’est pas le féminin de isch en hébreu. En fait, les deux mots n’ont même pas de racine commune. L’auteur de la Genèse met l’accent sur la communauté structurelle de base qui existe entre l’Adam et son aide assorti, une communauté structurelle dont la ressemblance des termes, exploitée par le biais d’une sorte de jeu de mots, devient sémantiquement significative.
L’ignorance ou la méconnaissance de ce genre de subtilités propres à la langue hébraïque ont déjà conduit à des interprétations problématiques, comme celle qui veut que ischa, au sens de femelle, soit tirée de isch au sens de mâle.
Dans Genèse 3, nous découvrons aussi que le rapport entre l’ischa et son isch est lié au rapport qu’ils entretiennent avec Yahvé Elohim (Dieu). Au commencement l’Adam, créé zakhar unekevah, le fut à l’image et à la ressemblance de Dieu. Mais le serpent s’immisce dans les relations pour contester les vues de Yahvé Elohim. Usurpant sa place auprès de l’humanité, il présente son propre point de vue pour convaincre celle-ci d’outrepasser la limite que Dieu lui a fixée. Être l’égal de Dieu remplace le principe de ressemblance. Ce qu’on appelle «la chute» atteint aussitôt le rapport de l’humain à Dieu, avec pour conséquence la perversion du rapport de complémentarité dans la dynamique du désir et de la domination qui marque désormais les relations entre la femme et l’homme et, donc, l’humanité tout entière, qui se voit soumise aux « douleurs » de la génération et à la « sueur » du labeur (Gn 3, 16-19).
Ces quelques exemples d’interprétation montrent déjà tout le potentiel de réflexions offert par l’anthropologie biblique. Ils montrent aussi que la manière de traduire les textes de la Genèse importe beaucoup. Les interprétations qu’elle comporte et qu’elle suscite ont des répercussions notamment sur notre manière de concevoir le couple primordial zakhar unekevah, et, par voie de conséquence, le type de collaboration qui doit s’établir entre l’homme et la femme dans l’Église et le monde d’aujourd’hui.
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Deuxième extrait : « les données doctrinales de l’anthropologie biblique — indispensables pour protéger l’identité de la personne humaine »
La lecture de la Bible n’est pas réservée aux adeptes du judaïsme et du christianisme. La Bible comme oeuvre s’adresse à tous, elle donne à penser. Sa densité symbolique est immense. Une certaine manière de concevoir la science et ce qui est ‘scientifique’ contribue cependant à jeter un discrédit sur elle, la reléguant au rang d’une collection de récits légendaires sans autre valeur que littéraire ou religieuse. Ce préjugé affecte particulièrement les récits de créations de la Genèse. En accordant le statut de seul canon de la vérité à la science, on se prive, a priori, de la puissance de la Révélation, capable de fonder l’identité en même temps que la diversité de l’être humain.
Les textes bibliques constituent un fonds inépuisable de sens, au singulier comme au pluriel; ils sont d’une richesse, d’une pertinence et d’une portée universelle. La fréquentation du texte hébreu de l’Ancien Testament est très féconde et elle bouleverse bien souvent notre manière de lire ces écrits que l’on croyait connaître. Ceci est particulièrement vrai des trois premiers chapitres de la Genèse. Du moins, c’est l’expérience que nous en avons et que nous aimerions partager.
En dépit d’errements inévitables dus à la nécessité du temps, que l’on peut percevoir ici et là dans la Bible, le rapport homme et femme y est abordé avec cohérence et subtilité. Les traductions éprouvent de la difficulté à en rendre compte, notamment à cause de la largeur sémantique de la langue hébraïque. De plus, pour parvenir à une compréhension la moindrement adéquate d’un texte, le traducteur ou l’interprète doit appliquer une certaine grille de lecture – c’est incontournable – pour dégager une structure et des significations qui ressortent dudit texte. Cette grille est comme l’outil indispensable à sa préhension du sens; elle est constituée d’un ou de plusieurs présupposés. Le nôtre, c’est-à-dire le présupposé qui nous permet de dégager une structure sur laquelle nous fondons notre interprétation des textes bibliques primordiaux, on l’aura deviné, est le principe de complémentarité.
Notre étude de cette complémentarité, bien qu’elle soit appliquée à des textes archaïques comme ceux de la Genèse, rejoint des enjeux contemporains. Les remises en question du caractère fondamental du rapport homme et femme par les nouvelles théories concernant le genre, les orientations sexuelles et la définition du mariage, contestent ouvertement l’anthropologie biblique. Celle-ci est vue comme distillant un déterminisme de la sexualité qui brime les libertés individuelles. Au concept d’autodétermination des peuples, on adjoint celui de l’autodétermination de la personne. L’identité humaine se remodèle en fonction d’un JE, individuel et indéterminé[4], de plus en plus dissocié de la nature et du rapport à l’autre, un JE dépourvu de fondement ontologique ou même biologique, uniquement confirmé par des droits acquis sur la BASE d’une charte démocratique et ayant pour PROJET l’autoréalisation de soi. C’est le parachèvement de l’individualisme sur le plan anthropologique avec toutes les conséquences que cela peut avoir sur la vie en commun.
Si les préoccupations des chartes trouvent leurs justifications dans le fait que des injustices réelles sont observables dans les rapports humains en général, le véritable progrès dans les relations entre les hommes et les femmes, comme dans toutes les relations entre l’un et son prochain, ne peut être assuré par des chartes des droits de l’Homme axées sur les libertés individuelles. À cet égard, la mise en valeur de l’anthropologie biblique nous apparaît comme l’une des clés essentielles au relèvement et à l’avancement des sociétés, des groupes et des familles, quant à la qualité des relations humaines.
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Troisième extrait : « … certains présupposés d’une conception correcte de la collaboration active de l’homme et de la femme »
Pour arriver à une conception correcte de la collaboration active de l’homme et de la femme, nous pensons que celle-ci doit émaner de principes, d’où la nécessité d’établir certains présupposés. Notre travail de réflexion se situe presque essentiellement à ce niveau. Traitant de complémentarité, c’est d’un principe dont il s’agit et non d’un simple attribut servant à qualifier un type de relations.
Le niveau des présupposés est aussi celui où se situe le « commencement » biblique. À partir de la déclaration de principe que constitue le premier verset de la Bible, lequel proclame la Création du couple « les cieux et la terre », jusqu’à son point culminant dans la Création de zakhar unekevah (homme et femme), la dynamique de Création prend, dans le contexte de Genèse 1, la dimension d’un principe universel. On perçoit également comme un vecteur dans ce déploiement, supporté par la symbolique des jours.
Sirac le Sage formule le principe comme suit:
Toutes choses vont par deux, l’une en face de l’autre, et il n’a rien fait d’incomplet ; l’une assure le bien de l’autre. Qui se rassasiera de voir sa gloire ? (Ecclésiastique 42, 24-25)
C’est dans cette foulée que nous entrevoyons l’apport d’une réflexion qui se développe à partir d’un principe de complémentarité, lequel assume l’un et le multiple sur la BASE de ce « deux par deux » universel. Il ne s’agit pas d’un vis-à-vis clos sur lui-même; la complémentarité implique la fécondité du rapport dans le deux, entre tous les deux, une fécondité qui se situe dans l’axe d’un PROJET, cette perception d’un vecteur, dont le rapport homme et femme constitue à nos yeux le prototype anthropo-logique.
Outre l’appel à la fécondité bio-logique qui permet de « remplir la terre », Elohim convoque l’homme et la femme dès l’origine pour qu’ils collaborent activement à la gouvernance de son Projet créatif: « remplissez la terre et soumettez-la; dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tout être vivant qui rampe sur la terre » (Gn 1, 28).
De plus, l’onto-logie, qui est le discours sur l’être, est toujours reliée à une théo-logie, un discours sur Dieu, spécialement du point de vue biblique. Ainsi, l’être humain, à la fois un (l’Adam générique) et deux (zakhar une-kevah), a été créé à l’image de Dieu (Elohim). Quand Dieu est appelé à se nommer, il dit simplement: « JE SUIS QUI EST » (Exode 3, 14). C’est l’Être se déployant dans l’Être qui implique la révélation de la Trinité en tant que Dieu EST à la fois Un et Trois. Ceci constitue pour nous le fondement onto-théo-logique d’une conception juste du rapport homme et femme, et de tout ce qui existe et entre en relation, de l’Univers en somme. Dieu EST et il EST Père et Fils et Esprit. Puisqu’il n’est pas seul en lui-même et qu’il crée à son image, il n’a rien fait de solitaire et, en ce sens, rien d’incomplet. L’ÊTRE humain, du point de vue ontologique, inclut donc l’être de l’Autre, de même que l’être du Rapport qui s’établit entre l’un et l’autre, leur complémentarité.
Zakhar unekevah, l’Adam et ezer kenegdo, isch et ischa, ces couples de complémentaires que l’on interprète souvent, sans souligner leurs nuances et leurs différences, sous les traits du couple « homme et femme », et encore trop souvent de façon plus restrictive encore comme « mâle et femelle », font partie des éléments que nous désirons approfondir à partir de l’hébreu. Notre objectif est de mieux saisir la BASE, la structure que ces mots manifestent ou symbolisent, pour mieux comprendre le PROJET qui l’inspire et constitue le vecteur de l’histoire de notre humanité, en quête de son plein épanouissement à l’image de la Trinité.
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Quatrième extrait : « la collaboration active de l’homme et de la femme dans l’Église et dans le monde, dans la reconnaissance de leurs différences. »
Dans notre perspective, poser la question de l’homme et de la femme à partir de leur rapport originel est aussi une question sur la société et sur l’Église elle-même en tant que société (Église = ecclesia : « assemblée »).
La société repose essentiellement sur le rapport entre l’homme et la femme. Les générations multipliées qui composent le tissu social découlent de la génération constitutive de ce rapport initial. Mais la génération dans l’engendrement n’est pas le seul résultat inhérent au rapport entre deux individus. Tout « résultat », tout « fruit », est le produit d’un rapport, de la combinaison des efforts, des potentiels particuliers de chaque personne: la société est ainsi formée.
La structuration initiale est celle qui relie deux éléments distincts. Or, le « deux » implique un couple dont les éléments sont souvent mis dans un rapport d’opposition. Pour éviter la cristallisation de cette opposition, le face-à-face stérile, il faut un troisième terme qui ne soit pas exclu en principe. Le rapport doit s’ouvrir à la croissance et à la fécondité, symbolisé par le « fruit ». Axée sur l’accomplissement du projet trinitaire, conçu dès le commencement comme un et divers, la complémentarité telle que nous la concevons implique une ouverture au produit, au fruit du rapport. L’Esprit est celui qui opère cette ouverture de l’un à son prochain, et au tiers, et à tous les autres. Il est celui qui suscite et rend fécondes toutes complémentarités.
Tout en reconnaissant les différences entre les uns et les autres dont celles entre hommes et femmes, il faut saisir le vecteur auquel tous et chacun peuvent s’identifier et communier :
Car tous, vous êtes fils de Dieu par le moyen de la foi en Christ Jésus; vous tous, en effet, qui avez été baptisés dans le Christ, c’est le Christ que vous avez revêtu. Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y pas d’esclave ni d’homme libre, il n’y a pas d’homme et de femme; car tous, vous êtes un dans le Christ Jésus. (Galates 3, 27-28)
Pour favoriser la collaboration active des uns et des autres dans l’Église, il nous semble que la prise en compte de la dimension baptismale est fondamentale. Le baptême conféré au nom du Père et du Fils et de l’Esprit constitue l’ÊTRE de l’Église, le fondement de la communion de tous dans un même Esprit comme enfants d’un seul et même Père, chacun collaborant selon l’appel reçu à l’œuvre commune et multiforme de l’annonce de l’Évangile.
De plus, l’Église, par la voie de la renaissance que constitue le baptême, s’incorpore à la chair et au sang du Peuple de Dieu : « si vous êtes du Christ, alors vous êtes descendance d’Abraham, héritiers selon la Promesse. » (Galates 3, 29)
Unis de cette manière, nous pouvons collaborer de plus en plus efficacement, mettant à profit les complémentarités primordiales, à partir de celle de la femme et de l’homme, mais innombrables aussi, qui se forment au fur et à mesure des besoins et des appels, dans une ouverture constante au fruit et à sa bonté :
c’est moi qui vous ai choisis et vous ai établis pour que vous alliez, vous, et portiez du fruit (Jean 15, 16)
Il n’y a certes pas de bon arbre qui fasse un fruit pourri, ni inversement d’arbre pourri qui fasse un bon fruit; car chaque arbre à son fruit se connaît (Luc 6, 43-44)
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Cinquième extrait : « un point de départ d’une démarche d’approfondissement au sein même de l’Église »
En prenant comme paradigme le rapport homme et femme pour lire la Bible qui est, ne l’oublions pas, une « bibliothèque », la première réalité que l’on découvre est l’importance stratégique qu’il revêt dans l’ensemble de la Révélation. Il en est question non seulement au commencement mais à la fin comme au coeur des livres de cette bibliothèque. Il contribue à définir le vecteur qui traverse l’histoire du Peuple de Dieu puisque la génération en est le principe. Ainsi tout concourt à l’accomplissement de la promesse faite à Abraham, celle d’une descendance qu’on ne peut dénombrer, comme la poussière de la terre (Gn 13, 16) et les étoiles des cieux (Gn 15, 5).
Au commencement était le Logos. Et le Logos s’est fait chair. Genealogos.
La Bible nous permet de retracer non seulement l’histoire mais la généalogie d’un Peuple qui incorpore finalement tous les peuples de tous les temps.
L’Adam créé zakhar unekevah est à l’image et à la ressemblance de Dieu, comme l’enfant ressemble à ses parents. La conséquence de la chute en Genèse 3 opère une sorte de scission dans la famille. Il y aura désormais deux descendances antagonistes, celle de l’ischa et celle du serpent : « Je mettrai de l’inimitié entre toi et l’ischa, entre ta descendance et sa descendance », dit Yahvé Elohim au serpent. (Gn 3, 15) Cette inimitié perdurera jusqu’à la fin des Livres, jusque dans le livre de l’Apocalypse.
Mais il n’y a pas que les vicissitudes. Le Cantique des cantiques, ce livre sapiential (« Le plus beau chant de Salomon »), est situé au coeur de la Bible, en plein millieu de cette bibliothèque. Trop souvent interprété avec légèreté, comme une sorte de récit « érotique », il exprime plutôt un dialogue mystique entre Elle et Lui. Sous le symbole du rapport entre la Choulammite et son bien-aimé, la femme et l’homme, la fiancée et le fiancé, l’épouse et l’époux, la soeur et le frère, on pressent la quête d’un rapport unique, un relèvement, un accomplissement qui fait écho au rapport entre ischa et isch de Genèse 2, 23.
Il y a plus encore. Salomon est dépositaire de la promesse faite à la lignée de David son père. L’annonce d’un héritier dont la royauté sera établie pour toujours implique elle aussi la génération, à laquelle répondent les deux annonciations et les deux généalogies, celles des évangiles de Matthieu et Luc[5], auxquelles il faut ajouter l’affirmation de Paul, car le Christ, Fils de David et Fils de Dieu, est bien né de Marie : «lorsque vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils, né d’une femme» (Galates 4, 4). La promesse faite à David recoupe ainsi la prophétie d’Isaïe: « Voici que la nubile est enceinte et va enfanter un fils » (Isaïe 7, 14). Le plus beau chant de Salomon, qui célèbre un amour conjugal virginal à l’inverse de la dynamique pervertie du désir et de la domination, n’est-il pas inspiré de cette annonce prophétique de la nubile qui est enceinte et va enfanter?
Dans l’Apocalypse, qui clôt le cycle des livres bibliques, les deux axes d’annonces, celui du fils de David et celui de la nubile enceinte, se retrouvent aux derniers versets, côte-à-côte, identifiés par l’Héritier lui-même:
Moi, je suis le rejeton et la race de David, l’étoile resplendissante du matin. Et l’Esprit et l’Épousée disent: « Viens! »
(Apocalypse 22, 16b-17a)
Il faut donc inclure dans cette trajectoire le rapport virginal qui unit Marie (la nubile enceinte) et Joseph (le fils de David) dont le Fruit est Jésus, premier-né d’une multitude de soeurs et de frères auxquels il est dit: « Heureux ceux qui lavent leurs robes, pour qu’ils aient pouvoir sur l’arbre de vie » (Apocalypse 22, 14a). Un nouvel accès à l’Arbre de la vie est donc le Projet du Dieu rédempteur.
L’approfondissement d’un principe de complémentarité qui s’attache au cep biblique nous laisse ainsi entrevoir la dimension eschatologique du rapport homme et femme en Joseph et Marie. Leur complémentarité nous apparaît essentielle à la compréhension même de ce qu’est l’Église sur la voie du salut, tout comme la consommation du pain et du vin, le corps et le sang de Jésus, Arbre de vie – repris liturgiquement par le mémorial eucharistique – sont essentiels à la saisie du don de soi de la dernière Cène.
Le chancelier Jean Gerson affirmait, dans le contexte du Concile de Constance en 1416, que Marie et Joseph constituaient la parfaite union et conjonction. En ce sens, il souhaitait que l’Église instaure une fête liturgique pour célébrer leur mariage. Il était convaincu que cette reconnaissance contribuerait à la paix en touchant la racine des divisions dans l’Église et dans le monde. Le blason de François, successeur de Pierre, exprime cette union de Marie et de Joseph dont le Fruit est le Fils unique du Père, Jésus.
Une telle symbolique est pleine d’enseignement prophétique pour l’Église et pour le monde qui, en bien des lieux, ne reconnaît plus le caractère fondamental de la complémentarité de la femme et de l’homme dans la dynamique des fruits à porter.
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Sixième extrait : « … instaurer un dialogue avec les hommes et les femmes de bonne volonté, dans la recherche sincère de la vérité et en vue d’un engagement commun pour tisser des relations toujours plus authentiques. »
Nous pensons que le paradigme anthropologique du rapport homme et femme nous permet de traverser l’histoire biblique du salut de fond en comble, pourrait-on dire, pour saisir, dans une perspective renouvelée, l’accomplissement du Royaume annoncé par Jésus : « que tous soient un », à l’image de la relation du Père et du Fils (Jean 17, 21). Et ce, en parfait écho avec le commencement:
et les deux deviendront une seule chair. De sorte qu’ils ne seront plus deux, mais une seule chair (Marc 10, 8).
Nous voulons répondre à l’invitation au dialogue proposé par le cardinal Joseph Ratzinger en 2004 en suivant cette voie.
Il s’agit d’un dialogue déjà amorcé sur le plan personnel, puisque les réflexions que nous partagerons sous la rubrique : Écrire à deux sont elles-mêmes issues d’un dialogue entre deux personnes, un homme et une femme, le nôtre. En publiant nos réflexions, ce dialogue veut s’ouvrir encore à d’autres voix dans la perspective d’une « recherche sincère de la vérité » afin de « tisser des relations toujours plus authentiques » sous le souffle de l’Esprit de Dieu.
[1]Nous n’avons nous-mêmes découvert l’existence de cette Lettre que tout récemment, par l’intermédiaire d’un internaute (voir le commentaire de Nathan sur l’article de Sylvie Trudelle : Médiatrice, Mère, Femme).
[2] Pour lire la Lettre en entier : http://poste-restante.net/documentation-la-collaboration-de-lhomme-et-de-la-femme-dans-leglise-et-dans-le-monde.
[3] L’hébreu zakhar unekevah, que l’on traduit généralement « homme et femme », comporte des niveaux de signification qui débordent celui que les langues modernes peuvent rendre. Ces niveaux impliquent, entre autres, des dimensions qui ne se limitent pas à la différentiation sexuelle. Ils ouvrent ainsi la porte à une compréhension plus large du rapport homme et femme, tout comme les mots hébreux isch et ischa au chapître 2. L’analyse de ces dimensions fera l’objet d’études plus poussées au cours de notre projet. Notons que zakhar unekevah, isch et ischa sont des couples de mots assortis que l’on traduit indifféremment par « homme et femme » le plus souvent.
[4] : On peut penser à René Descartes, que d’aucuns considèrent comme le père de la modernité; il définit l’identité humaine à partir de cette affirmation première: « Je suis une chose qui pense ». Il s’agit effectivement d’un JE individualiste et passablement indéterminé.
[5] Annonciation faite à Joseph appelé « fils de David » : Matthieu 1, 18-25
Annonciation faite à Marie, la nubile qui va enfanter : Luc 1, 26-38
Généalogie en descendant d’Abraham à Jésus : Matthieu 1, 1-17
Généalogie en remontant de Jésus à Adam et à Dieu : Luc 3, 23-38
Bonsoir,
Je ne saisis pas bien le dernier paragraphe du 2e extrait:
Le véritable progrès dans les relations entre les hommes et les femmes, comme dans toutes les relations entre l’un et son prochain, ne peut être assuré par des chartes des droits de l’Homme axées sur les libertés individuelles. Mais celles-ci trouvent leurs justifications dans le fait que des injustices perdurent dans les relations entre les uns et les autres. À cet égard, la mise en valeur de l’anthropologie biblique nous apparaît comme l’une des clés essentielles au relèvement et à l’avancement des sociétés, des groupes et des familles, quant à la qualité des relations humaines.
Merci, Anne, pour votre question. Vous avez raison de vous interroger, le paragraphe n’est pas clair. Nous l’avons donc corrigé de la façon suivante :
« Si les préoccupations des chartes trouvent leurs justifications dans le fait que des injustices réelles sont observables dans les rapports humains en général, le véritable progrès dans les relations entre les hommes et les femmes, comme dans toutes les relations entre l’un et son prochain, ne peut être assuré par des chartes des droits de l’Homme axées sur les libertés individuelles. À cet égard, la mise en valeur de l’anthropologie biblique nous apparaît comme l’une des clés essentielles au relèvement et à l’avancement des sociétés, des groupes et des familles, quant à la qualité des relations humaines. »
J’espère que c’est plus clair…
Merci encore.
oui merci beaucoup
Bonjour,
Votre texte m’apporte beaucoup d’espérance et de paix. Car effectivement, comme vous le mentionnez au 2e extrait,
» Les remises en question du caractère fondamental du rapport homme et femme par les nouvelles théories concernant le genre, les orientations sexuelles et la définition du mariage, contestent ouvertement l’anthropologie biblique. Celle-ci est vue comme distillant un déterminisme de la sexualité qui brime les libertés individuelles. Au concept d’autodétermination des peuples, on adjoint celui de l’autodétermination de la personne. L’identité humaine se remodèle en fonction d’un JE, individuel et indéterminé[4], de plus en plus dissocié de la nature et du rapport à l’autre, un JE dépourvu de fondement ontologique ou même biologique, uniquement confirmé par des droits acquis sur la BASE d’une charte démocratique et ayant pour PROJET l’autoréalisation de soi. C’est le parachèvement de l’individualisme sur le plan anthropologique avec toutes les conséquences que cela peut avoir sur la vie en commun ».
Cet autodétermination des personnes et toute la question de l’autoréalisation n’est en réalité qu’une illusion de bonheur trompeur etephémère car le vrai PROJET y est absent. Et souvent je ne sais comment l’expliquer aux gens que j’ai l’occasion de côtoyer car pour eux, comme vous le dites: »la science est le statut canon de la vérité. »
En regardant Marie et Joseph, leur relation complémentaire et le fruit qui en découle, Jésus, on voit bien que le projet de »L’ÊTRE humain, inclut donc l’être de l’Autre, de même que l’être du Rapport qui s’établit entre l’un et l’autre, leur complémentarité. » et non l’accomplissement de soi, ni la satisfaction personnelle à l’aide de l’autre.
Nul part dans les textes bibliques du nouveau testament, voit-on le FRUIT, faire l’éloge du JE et de l’autodétermination. C’est tout le contraire, il nous appel à l’AUTRE, au don généreux envers le PROJET.
J’attends avec impatience la suite de vos réflexions.
Bonjour,
Votre 3e extrait a attiré mon attention. La citation de Ben Sirac le Sage: Toutes choses vont par deux, l’une en face de l’autre, et il n’a rien fait d’incomplet ; l’une assure le bien de l’autre. Qui se rassasiera de voir sa gloire ?
… l’une assure le bien de l’autre.
Et quel est ce bien de l’autre? n’est-il pas l’approfondissement de la relation avec celui qui EST? vous en parlez d’ailleurs en parlant que la complémentarité du rapport qui se situe dans l’axe d’un PROJET. Ce projet, ce bien que l’on doit assurer à l’autre, n’est pas de favoriser le cheminement de la personne vers l’ultime bien?
Je suis bien d’accord que la méconnaissance des subtilités des termes peut entraîner des erreurs d’interprétation. J’ai trouvé cet article (
http://www.eglise-montmorency.com/IMG/pdf/158_RC_du_09_10_04.pdf) qui dit:
« Le mal dont souffre Adam, c’est la solitude et le mot hébreu traduit par aide signifie « venir au secours » Ischa est donc en finale présentée comme une source de salut et non comme une servante comme on l’a trop souvent mal compris. » Considérer ischa comme une servante plutôt que comme une « source de salut » ça fait pas mal de différence.
J’ai hâte de lire la suite de vos écrits.
J’aimerais souligner la nouveauté, à mon sens, de votre angle d’attaque. On entend souvent parler de « la place des femmes dans la société et dans l’Église ». Le sujet contient la plupart du temps son lot de tension, exprimée ou entre les lignes.
On ne sent pas cette tension dans votre texte. Vous ouvrez le sujet d’emblée en abordant la relation homme-femme, accueillant les deux partie d’un tout, cherchant la qualité du rapport.
Quel soulagement d’éviter l’écueil de la confrontation ! En effet, si les femmes cherchent à « prendre leur place », en entrant à leur tour dans une dynamique de domination, nous ne ferons que tourner en rond, avec une illusion de progrès. De toute façon, toute personne, homme ou femme, ayant comme but de dorer « sa place » ou « son rôle » est rarement très contributif au projet d’ensemble, toute organisation confondue.
On parle de l’importance des subtilités de vocabulaire…à l’avenir, je ferai attention de parler de « rapport homme-femme » plutôt que de « la place des femme »… »tissons toujours des relations plus authentiques »…