Projet conjoint de recherches

Un principe de complémentarité

En 1984, Jean-Marc Rufiange m’a proposé de conjuguer nos approches disciplinaires respectives aux fins de l’approfondissement d’un principe de complémentarité. Il venait de terminer son mémoire en théologie: L’en-jeu symbolique du couple pain-vin dans l’Eucharistie (Université de Montréal, 1983). Il y démontrait notamment le rapport existant entre le traitement de ce couple symbolique et le traitement des couples clerc-laïc, homme-femme dans l’Église catholique.

Dans mon mémoire en philosophie: Sécularisation et idéologies (Université de Montréal, août 1979), j’examinais le phénomène de sécularisation sous l’angle d’un transfert du sacré s’opérant du religieux au politique par le biais des idéologies.

On pourrait dire, schématiquement, que M. Rufiange fut sensibilisé à l’enjeu du pouvoir dans le contexte du sacré comme je l’avais été à l’enjeu du sacré dans le contexte du pouvoir politique. Plus profondément, chacun de nous fut saisi de l’incidence de la conception du rapport homme-femme au sein d’une conception plus générale des rapports.

Tous deux très proches de la réalité ecclésiale catholique, nous ne pouvions manquer de constater les anomalies – eu égard au caractère baptismal – qui soutiennent une conception du sacerdoce divisant l’Église en deux groupes, le clergé et le laïcat, clivage qui recoupe le rapport homme et femme. Cette division demeure encore malgré certains accommodements conciliaires. La praxis du rapport homme et femme dans l’Église catholique et la problématique plus générale et fondamentale dont elle relève ont été les facteurs déclencheurs de notre projet de recherches.

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La réalisation par un homme et une femme d’un doctorat conjoint sur la complémentarité nous est très tôt apparue comme une exigence relevant de la méthode. Cependant, la définition du doctorat, telle qu’énoncée dans la plupart des disciplines, exclut qu’une thèse soit présentée par deux candidats, à plus forte raison s’ils travaillent à partir de cadres disciplinaires différents. Alors que le doctorat conjoint revêt un caractère exceptionnel, nombreux sont pourtant les centres consacrés à tel ou tel objet de recherches qui favorisent les équipes multidisciplinaires de travail.

À l’époque, lorsque nous avons consulté les répertoires de certaines institutions universitaires, au Canada et ailleurs, nous avons été à même de constater que l’idée de doctorat conjoint, en dehors de toute question de candidature, soulevait une problématique relative aux deux grands champs de connaissance. Nous avons découvert qu’en Europe, par exemple, les thèses conjointes appartenaient presque exclusivement au secteur des sciences dites exactes. Si une approche concertée de l’objet de recherche est fréquemment utilisée dans cette sphère de sciences et de techniques, elle s’est introduite avec beaucoup plus de circonspection dans les sciences humaines. Du côté des sciences humaines, en effet, seules des thèses en sexologie faisaient exception à la règle, et elles avaient ceci de remarquable qu’un homme et une femme en étaient, dans la majorité des cas, les auteurs.

Que des thèses de doctorat ayant pour auteurs un homme et une femme aient été reconnues en sexologie fut particulièrement significatif pour nous; ces thèses symbolisent la reconnaissance implicite de la valeur d’une concertation de deux points de vue dans le traitement de l’objet et, plus spécifiquement, une certaine valeur reconnue à l’homologie de forme entre l’objet traité, la sexualité, et les auteurs en tant qu’êtres sexués «complémentaires». Autrement dit, la réalité qui est objet d’analyse étant une conjugaison de réalités, masculine et féminine, on reconnaîtrait la pertinence des apports conjoints d’un homme et d’une femme pour en rendre compte adéquatement. Il y aurait donc un type d’accueil réservé au doctorat conjoint qui serait, en sciences exactes, d’ordre plutôt pragmatique visant l’efficacité, et qui, en sexologie, tiendrait compte d’une certaine communauté structurelle ou convenance entre objet de thèse et auteurs.

Pour ce qui est de la considération que l’on avait pour cette forme de doctorat de ce côté-ci de l’Atlantique, nous avons eu, deux types de réponse. La première, négative, présentait comme argument qu’un doctorat conjoint détruirait l’idée même d’université; la seconde, plus positive, s’est montrée tout à fait favorable à un travail conjoint, pourvu qu’en bout de ligne deux thèses soient produites. Le rejet académique se trouvait donc maintenu dans les deux cas: de façon radicale, au nom de la promotion de la valeur individuelle du candidat qui atteint le sommet de la hiérarchie académique avec l’obtention d’un doctorat; de façon pratique, en acceptant tout ce qui peut contribuer au rendement du doctorant, le travail conjoint demeurant toutefois dans la sphère privée des moyens.

Notre projet de recherches en tant que tel a reçu un accueil bienveillant à l’Université Concordia au département de Philosophie et histoire des religions. Après avoir complété la scolarité de doctorat, nous avons toutefois opté pour deux mémoires de maîtrise (1994): Le rond et le pointu, pour M. Rufiange, et Complémentarité et Sciences des Religions, en ce qui me concerne.

Dans notre quête d’un lieu d’insertion académique favorable à un doctorat conjoint, notre choix s’est finalement porté sur l’Université du Québec à Trois-Rivières. Le directeur des études de cycles supérieurs nous avait alors convaincus de nous inscrire aux Études québécoises en considération de notre approche multidisciplinaire, la thématique propre à ce programme étant seconde sans être secondaire. De plus, il nous offrait une plus grande latitude: produire deux thèses, soit, mais qui seraient défendues le même jour, devant le même jury. Cette formule reconnaissait implicitement le caractère complémentaire de deux productions distinctes. Malheureusement, cette ouverture s’est refermée avec l’arrivée d’un nouveau directeur.

Notre but n’a jamais été de faire la preuve qu’un doctorat obtenu conjointement valait plus qu’un doctorat obtenu en solitaire, ou de faire école, ou de renverser les fondements de l’université telle que nous la connaissions. Le type de thèse envisagée se voulait le plus possible en homologie de forme avec son objet: la complémentarité.

Si, pour diverses raisons, nous avons dû reporter l’éventuelle réalisation d’un doctorat conjoint à autre temps, autre lieu, autre contexte, nous considérons la possibilité qui nous est offerte de publier certains de nos écrits sur le site Tendances et Enjeu dans le même esprit de collaboration. Ces essais se veulent contributoires au projet plus global d’approfondissement d’un principe de complémentarité selon des paramètres qui lui sont propres.

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Il existe déjà un principe de complémentarité, celui de Niels Bohr en physique. Notre effort de compréhension n’est pas une tentative de prolongement philosophique de ce principe. Il se situe plutôt dans le prolongement du principe onto-théologique qui émane de la réalité trinitaire: un seul Dieu et une pluralité de personnes. Toutefois, le principe de Bohr nous intéresse à cause de la remise en question logique que constitue son paradoxe d’une complémentarité des théories contradictoires, celle des théories ondulatoire et corpusculaire de la lumière notamment. Le «mystère» de la Trinité n’est-il pas considéré comme la coïncidence de deux réalités contradictoires, que l’on pourrait définir comme la coïncidence de l’un et du multiple? La problématique du rapport homme et femme, comme de toute dualité, serait-elle tributaire d’une coïncidence de même type?

Travaillant sur une dynamique générale des rapports incluant le rapport homme et femme, notre approche est multidisciplinaire par nécessité méthodologique, dans la mesure où nous suivons un paradigme unique, le rapport homme et femme, à travers des corpus d’analyse divers.

L’exigence de multidisciplinarité de notre méthode comporte elle-même des obligations et des limites. Nous devons être en mesure de justifier notre entreprise en regard des différentes disciplines que nous traversons, ou plutôt, dont nous essayons de tenir compte dans notre réflexion sur la complémentarité. En effet, il ne s’agit pas de glaner des exemples qui vont dans le sens de nos hypothèses, mais de comprendre la logique des rapports en tenant compte de la contribution des autres disciplines, elles-mêmes complémentaires à notre démarche.

On accuse souvent la multidisciplinarité d’escamoter les spécificités, par contre on reproche à l’analyse sa tendance à être trop pointue. Il faut dépasser l’opposition latente que cela révèle, celle entre synthèse et analyse. Dans cette perspective, nous accueillons le concours d’analyses spécialisées comme autant d’angles d’approche nécessaires à l’élaboration d’un principe de complémentarité.

Notre souhait est de susciter un intérêt renouvelé pour le concept de complémentarité et des collaborations diverses à ce projet qui touche selon nous à tous les niveaux d’enjeu des rapports.

Francine Dupras

14 février 2012

One Response to Projet conjoint de recherches

  1. Stéphane Mercier dit :

    Bonjour Francine

    Si la multidisciplinarité permet d’explorer la compémentarité, je crois qu’une vision éclectique des choses est nécessaire pour bien aborder la complémentarité. Avoir une vision ouverte sur la connaissance, dépasser les préjugés et le dogmatisme lié à l’ignorance, ne pas être restreint par le champs de vision étriqué du spécialiste.

    La complémentarité permet d’aller au-delà de la dualité apparente. Si on considère l’homme par rapport à la femme, on peut effectivement parler de dualité. Mais si on considère l’homme et la femme au niveau de l’être humain, c’est là que la complémentarité prend tout son sens de même lorsque l’on considère l’onde et la particule en tant que lumière. Mais là ne s’arrête pas notre système complémentaire, car si on part du principe que Dieu est de nature trinitaire et que l’humain a été créé à l’image de Dieu, l’humain est alors aussi de nature trinitaire. Notre système complémentaire vient de grimper d’une échelle en complexité. La dualité spirituel versus matériel se transforme en complémentarité elle-aussi.

    Probablement que le plus bel exemple de notion de complémentarité est le « yin & yang ». En effet: « Dans la philosophie chinoise, le yin et le yang sont deux catégories complémentaires, que l’on peut retrouver dans tous les aspects de la vie et de l’univers. Cette notion de complémentarité est propre à la pensée orientale qui pense plus volontiers la dualité sous forme de complémentarité. » (http://fr.wikipedia.org/wiki/Yin_et_yang)

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