Symbole et Eucharistie – Épilogue

Au cours d’essais préliminaires, je me suis assigné trois tâches principales: établir une approche du symbole capable de satisfaire les exigences de la raison contemporaine par la recherche d’un discours théorique pertinent[1], introduire au principe de complémentarité comme mécanisme essentiel du symbolique et explorer cette dynamique du binaire sous l’angle de différentes disciplines scientifiques [2]. Au terme de ce cheminement, il s’agissait d’éprouver cette méthode en l’appliquant à l’objet que je visais dès le départ: l’étude du couple pain et vin du symbole eucharistique, sur la base de l’importance, théorique et pratique, que j’accorde au rapport unissant «une chose et l’autre».

Reprenons dans cette perspective les commandements du Christ, «mangez et buvez». Est-ce que Jésus avait «conscience» de toutes les implications dont il a été question? Sûrement pas dans ces termes, mais l’important est bien exprimé par Léon-Dufour:

Comme on le pressent, cette interprétation «symbolique» est riche de sens, à condition qu’elle s’enracine dans l’univers symbolique de Jésus lui-même. Or est-il possible d’universaliser une symbolique? Oui, si l’on reconnaît que Jésus, héritier d’Israël et par lui du monde des hommes (et de la création) a puisé son action dans le tréfonds de l’humanité. Seuls les matériaux pain et vin relèvent d’une civilisation donnée .

On comprend que le sens profond de ses paroles suppose une communion, non plus seulement au seul Jésus de Nazareth, mais au Fils de l’Homme en tant que représentant de l’humanité, et, en fin de compte, de l’univers entier dans la mesure où celui-ci manifeste le principe général de la répartition des fonctions selon une structure binaire. Jésus n’insiste pas à tort sur le Fils de l’Homme. Il sait son action universelle, englobante, unitive. Ce qu’il propose, c’est une conversion à la grâce qui se manifeste par une communion au mécanisme universel de l’être, en tant qu’il est seul capable d’amener la création à Dieu, étant image de Dieu même. Le sens de son unité avec le Père devient pour lui l’objectif qu’il propose comme idéal «chrétien». Dans sa prière sacerdotale (Jn, 17), Jésus exprime très exactement cette idée en priant le Père :

Et moi, la gloire que tu m’as donnée, je la leur ai donnée, pour qu’ils soient un comme nous sommes un; moi en eux et toi en moi, pour qu’ils se trouvent accomplis dans l’unité […]. (Jn 17, 22-23a)

Partir de l’anthropologie, de la physique ou de la biologie, pour en arriver au symbole eucharistique au bout du compte peut faire penser aux démarches gnostiques et ésotériques que l’on connaît bien. Il apparaît ordinairement plus orthodoxe de projeter nos images de Dieu sur les choses que l’inverse. Mais, puisque nos images de Dieu sont finalement des images de nous-mêmes, la boucle se referme, et la démarche théologique est tout autant vouée au néant de l’illusion.

Par contre, si l’on forme une conception de Dieu, de l’homme, de l’univers, à partir ce qui s’impose à l’observation, on a plus de chance de relativement bien concevoir le Dieu qui, à la source de tout, ne se renie pas dans ce qu’il fait. Il apparaît de plus en plus important de questionner tout système conceptuel incompatible avec les observations pratiques que les sciences nous offrent et que le quotidien, souvent, nous confirme. Devant les exigences de nos contemporains, il ne faut pas craindre de resituer la démarche religieuse dans un contexte plus plausible.

L’apparition de Jésus dans l’histoire doit désormais être perçue comme faisant partie d’une logique historique et la démarche «divinisatrice» comme faisant partie d’une logique divine. C’est en ce sens que Jésus dit: «Prenez, mangez, buvez». La communion implique des symboles hautement prégnants (plus que signifiants), pleins de l’imago dei. Cette image de Dieu à l’alpha de la création devient aussi sa visée, son omega. Le Dieu trinitaire a certainement donné à sa création un élan trinitaire et celle-ci est en souffrance de cette harmonisation finale, trinitaire.

Il peut sembler paradoxal de parler ici de «trinitaire» alors qu’il n’a été question, essentiellement, que du «binaire» dans cette collection d’essais. Le binaire est une manifestation du trinitaire et c’est seulement ainsi qu’il est capable de transcender le piège dualiste. Le binaire dualiste de la pensée est duel et mène à la mort du symbole, reflet d’une tendance mortifère dans le vécu. Le binaire «complémentaire» ne connaît sa raison d’être que dans le produit de la «complétude». Ce qui revient à dire que la «complétude» n’existe pas pour elle-même. Elle est pleine, pleine à craquer: un seul moment d’autosatisfaction et c’est l’explosion ou le retour aux individualités irréductibles et, finalement, le duel.

Le binaire complémentaire débouche, en même temps que sa propre action, sur le fruit de celle-ci même. Cette dynamique ne ressemble-t-elle pas étrangement à la notion de Trinité que se faisaient les Pères de l’Église: «Est engendré l’Esprit de l’amour réciproque du Père et du Fils»? Mais la quête de complémentarité ne s’accomplit pas sans combat, sans la lutte de l’ombre qui cherche toujours à imposer le duel comme insurmontable.

Et c’est là que joue concrètement l’Eucharistie et son pouvoir de conformation à l’harmonie divine.

Jean-Marc Rufiange


[1]. Voir «Le symbole et le réel».
[2]. Voir «La dynamique du binaire».

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