Le rond et le pointu – p. 8

Table des matières1234567Conclusion

CONCLUSION

Sommes-nous donc condamnés à l’inévitable violence de la domination tout autant qu’à l’arrogance de la matrice autosuffisante? On ne saurait le souhaiter. Mais pour éviter le piège mortel, il faudrait certaines conditions.

De tout temps, les penseurs de la terre ont manifesté de l’intérêt pour tout ce qui est double, binaire, opposé ou contradictoire, et l’on a souvent réduit toutes les polarités à la rubrique maîtresse bien/mal ou être/rien. Les conséquences de cette approche ou vision de l’univers sont vastes et graves, car on se retrouve quasi toujours devant une résolution de la contradiction en termes de domination. Dans les sociétés, ce phénomène se reflète dans le racisme, l’intolérance religieuse sous toutes ses formes, de même que dans la domination masculine.

L’une des raisons de la fixation de la polarité en termes d’opposition irréductible est purement mécanique et a trait au problème de la symétrie, qui implique une polarité égale et pure, telle que celle que l’on retrouve dans les métaux. Or ceux-ci, dont la pureté nous fascine, sont tout de même les plus parfaits exemples de la stabilité totale, qualité pour un minéral, certes, mais signe de mort pour tout ce qui est vivant. Dans ce domaine, la symétrie correspond à un état de stagnation totale et à la mort.

On arrive ainsi à la notion de système fermé. La fermeture est au système, comme sa qualification l’indique, ce qui ne procède à aucun échange avec l’extérieur. Symétrie et système clos sont des états incompatibles avec la vie, sous quelque forme qu’elle prenne, incluant les rapports sociaux autant que la vitalité strictement biologique.

On devrait donc envisager les notions de système ouvert et d’asymétrie, qui, toutes deux, se jumellent au triadisme. Dans cette perspective, l’excroissance ou la «débalance» dans le rapport des éléments de la polarité indiquerait l’existence d’un troisième terme. Pour l’illustrer, on pourrait revenir à la conception du village Winnebago, perçu par les uns selon un dualisme diamétral, et, par les autres, selon un dualisme concentrique. Grâce à la superposition de l’étude du village Bororo, Lévi-Strauss découvre à l’oeuvre une troisième forme:

j’ai montré dans un autre travail que la règle selon laquelle un supérieur d’une moitié épouse obligatoirement un supérieur de l’autre, un moyen, un moyen et un inférieur, un inférieur, convertirait la société bororo, d’un système apparent d’exogamie dualiste, en un système réel d’endogamie triadique, puisque nous serions en présence de trois sous-sociétés, formées chacune d’individus sans relation de parenté avec les membres des deux autres: les supérieurs, les moyens et les inférieurs[58].
le triadisme et le dualisme sont indissociables, parce que le second n’est jamais conçu comme tel, mais seulement sous forme de limite du premier. Nous pourrons alors aborder l’autre aspect du problème, qui concerne la coexistence de deux formes de dualisme, diamétral et concentrique. La réponse vient aussitôt: le dualisme concentrique est lui-même un médiateur entre le dualisme diamétral et le triadisme, et c’est par son intermédiaire que le passage d’une forme à l’autre se fait[59].
Essayons de formuler la représentation géométrique la plus simple qu’on puisse concevoir du dualisme diamétral, tel qu’il se trouve empiriquement réalisé dans des structures villageoises comme celles que nous avons illustrées. Il suffira de figurer un plan de village sur une droite. Le dualisme diamétral sera représenté par deux segments de droite placés dans le prolongement l’un de l’autre et possédant une commune extrémité[60].
Mais quand nous voulons opérer de même avec le dualisme concentrique, tout change: s’il reste possible d’étaler le cercle périphérique sur une droite (continue cette fois, et non plus formée de deux segments), le centre sera extérieur à cette droite, sous forme d’un point. Au lieu de deux segments de droite, nous aurons donc une droite et un point; et comme les éléments significatifs de cette droite sont les deux origines, la représentation pourra être analysée en trois pôles[61].
Il y a donc une profonde différence entre le dualisme diamétral et le dualisme concentrique: le premier est statique, c’est un dualisme qui ne peut pas se dépasser lui-même; ses transformations n’engendrent rien d’autre qu’un dualisme semblable à celui dont on était parti. Mais le dualisme concentrique et dynamique; il porte en lui un triadisme implicite; ou, pour parler plus exactement, tout effort pour passer de la triade asymétrique à la dyade symétrique suppose le dualisme concentrique qui est  dyadique comme l’un, mais asymétrique comme l’autre[62].
La nature ternaire du dualisme concentrique ressort aussi d’une autre remarque: c’est un système qui ne se suffit pas à lui-même et qui doit toujours se référer au milieu environnant. L’opposition entre terrain déblayé (cercle central) et terrain vague (cercle périphérique) appelle un troisième terme, brousse ou forêt – c’est-à-dire terrain vierge – qui circonscrit l’ensemble binaire, mais aussi le prolonge, puisque le terrain déblayé est au terrain vague comme celui-ci est au terrain vierge. Dans un système diamétral, au contraire, le terrain vierge représente un élément non pertinent; les moitiés se définissent l’une par opposition à l’autre et l’apparente symétrie de leur structure crée l’illusion d’un système clos[63].

Heureuse illusion car, si le système était vraiment clos, il ne pourrait y avoir de vie sociale. En fait, rien n’est statique dans ces processus; on n’a jamais de système définitif. Lorsqu’un ethnologue, par exemple, observe une structure ou une dynamique précise, il doit comprendre que celle-ci n’allait pas de soi et qu’elle est advenue moyennant un long processus, qui passe par la création des mythes et l’élaboration progressive d’une éthique. La possibilité de varier les systèmes existe et permet, dans le cas d’un système social, d’adopter les structures aux nécessités de la survie et du plus grand confort possible pour une société donnée. Les phénomènes biologiques ne se comportent pas autrement. On connaît maintenant l’extraordinaire capacité d’autorégulation des systèmes vivants. Mais si cela donne un potentiel qui va dans le sens de l’équilibre, cela n’exclut pas la possibilité de la maladie et de la mort. Il faut voir que cela est tout aussi vrai pour les systèmes sociaux.

La fermeture d’un système, opérée pour des raisons généralement reliés à la recherche de pouvoir, oppose les éléments qui le composent et provoque ainsi un face à face où le sentiment de l’irréductibilité et de l’autosuffisance génère, on pourrait dire automatiquement, la violence. Le concept clé de ce système moribond est la domination. Dans le cas de la forme du village Bororo, si le système est clos, un clan, qu’il soit au centre ou à la périphérie, pourrait, pour des raisons évidemment contradictoires, se sentir supérieur à l’autre. Or, voici ce qui se passe si, au contraire, le système reste ouvert:

Mais on nous permettra de remarquer – avec toute la prudence qui s’impose à un traitement aussi théorique d’un problème empirique – qu’une seule hypothèse rend compte de ces deux anomalies. Il suffirait d’admettre que, comme les Winnebago, les Bororo pensent simultanément leur structure sociale en perspective diamétrale et en perspective concentrique. Si une moitié, ou toutes les deux, se concevaient, régulièrement ou occasionnellement, comme étant l’une centrale et l’autre périphérique, alors l’opération mentale nécessaire pour passer d’une telle disposition idéale à la disposition concrète du village impliquerait: 1o l’ouverture du cercle intérieur par le sud et son déplacement vers le nord; 2o l’ouverture du cercle extérieur par le nord et son déplacement vers le sud (fig. 10). En inversant les directions, chaque moitié pourrait se penser elle-même, et penser l’autre, comme centrale ou périphérique à volonté; liberté nullement indifférente, puisque la moitié Cera est actuellement supérieure à la moitié Tugaré, tandis que les mythes évoquent une situation inverse. Par ailleurs, il ne serait peut-être pas exact de dire que les Cera sont plus sacrés que les Tugaré; mais chaque moitié paraît au moins entretenir des relations privilégiées avec un certain type de sacré qu’on pourrait appeler, en simplifiant, religieux pour les Cera et magique pour les Tugaré…[64].

Il y aurait donc en quelque sorte une alternance, à tout le moins théorique, des moments ou un clan est perçu comme supérieur à l’autre[65]. Dans le plan strict du village considéré dans sa version concentrique, il faut cependant éviter de penser que le centre est plus important du fait qu’on y regroupe les leaders de la communauté, et se rappeler que la périphérie sert de contenant; celle-ci exerce, par conséquent, une fonction protectrice de première importance. L’idée d’alternance permet de concevoir l’existence de deux leaderships complémentaires, l’un concernant l’organisation sociale proprement dite et l’autre sa protection. Dans un tel cas, il s’agirait d’un système sain.

Les réflexions de Lévi-Strauss que l’on a choisi de présenter dans le cadre de cette conclusion ont des implications importantes. Si, en effet, la conception de l’espace reflète une structure fondamentale de la pensée et de son rapport avec le réel, il est possible, en constatant la similitude des rapports spatiaux et des rapports sociaux, de soupçonner l’existence d’une structure générale applicable à toute conception et à tout phénomène. En appliquant, par exemple, les considérations spatiales ci haut mentionnées à une structure sociale, on voit combien elles peuvent éclairer la réflexion sur la répartition des classes sociales selon Marx ou Dumézil. la répartition chez Marx est nettement diamétrale; chez Dumézil, elle est triadique (il resterait à voir si elle est concentrique).

On voit aussi la pertinence d’une conception diamétrale, qui est intrinsèquement oppositionnelle, au couple homme/femme, quand on conçoit celui-ci comme un rapport de forces d’où provient la guerre des sexes. Quant à la conception triadique et concentrique, elle permet justement de dépasser le conflit pour la fécondité. Pour ce faire, associons au couple son complément naturel, l’enfant, afin de retrouver un système à trois termes que l’on disposerait spatialement en centre et périphérie.

Nonobstant les réticences sur les stéréotypes sexuels, on devrait placer la femme et l’enfant au centre et l`homme à la périphérie pour la protection. Cette disposition implique que le centre, composé de la femme et de l’enfant, serait en rapport avec un autre niveau de réalité, inscrit dans une nouvelle complémentarité. Cette réalité devrait être transcendante, comme le sont «les cieux» par rapport à la tour et à la ville. On prend ainsi une double revanche sur ceux qui croiraient qu’il s’agit ici de fournir une conception traditionnelle du rapport homme/femme, puisque, d’abord, on assimile la femme et l’enfant à la tour, que tout bon freudien assimilerait au phallus, et que, de plus, on les assimile à la fonction de médiation généralement réservée au sacerdoce.

L’instinct de préservation de l’espèce travaille dans le même sens et la progéniture d’un couple apparaît comme une excroissance, un troisième terme, provoquant l’asymétrie constituante de la vie. On pourrait conclure sur cette observation en se disant que la lutte pour la survie n’est jamais facile à gagner, puisque la tendance entropique pousse le système à sa fermeture. Il faut sans cesse que le système réagisse, qu’il recrée les ouvertures, agissant ainsi néguentropiquement. Cette vigilance prend à ce point d’énergie qu’il arrive qu’un système meurt en se refusant à la vie, par souci d’une perfection illusoire prônant la symétrie et le face à face.

C’est ainsi que Lévi-Strauss lui-même n’échappe pas au piège de l’opposition diamétrale quand il en vient au rapport entre femmes et hommes:

Telle est la dichotomie déchirante, source du désordre: il y a des femmes et des hommes. Nous voici revenus à notre point de départ : la parenté comme solution à la différence sexuelle. Mais, si vraiment l’harmonie est asexuée, si le paradis c’est l’absence d’interdit sur les sexes, si la paix réside dans la sublimation, la procréation comme telle est absente de la pensée de Lévi-Strauss. Car la procréation doit pour être pensable s’intégrer dans un système où le nouveau puisse s’expliquer. Tout comme, dans la dialectique, on fait un à partir de deux contraires, «dans la vie», l’enfant se fait de deux dissemblables. Lévi-Strauss refuse, dans la dialectique, ce qui lui paraît mythique : ce qui la rend semblable à une alliance féconde. Ce qui résulte de l’échange, c’est l’enfant: or, tout ce (sic) passe comme si, dans le système de Lévi-Strauss, l’enfant comme le fou, comme le shaman, comme l’Amérique indienne, comme l’ethnologue, était hors structure, valeur symbolique zéro, impensé[66].
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[58]. Lévi-Strauss, op. cit., p. 159.
[59]. Ibid., p. 167.
[60]. Id.
[61]. Ibid., p. 167-168.
[62]. Ibid., p. 168.
[63]. Ibid. p. 167-168.
[64]. Ibid. p. 161-162.
[65]. Il faut bien comprendre que les expressions spatiales, supérieur/inférieur, auxquelles on donne des valences qualifiantes, ne devraient référer, elles aussi, qu’à des positions complémentaires, car, dans l’espace même, ce qui est supérieur spatialement n’est pas supérieur ontologiquement.
[66]. Catherine Backès-Clément, Lévi-Strauss ou la structure et le malheur, p. 153-154.

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