Écrire à deux

Le projet d’écrire à deux a pour ainsi dire commencé en 1984 quand nous avons décidé d’unir nos efforts pour approfondir l’idée de complémentarité. Le désir de collaborer à l’approfondissement et à l’évolution des rapports entre hommes et femmes dans l’Église a été l’un des facteurs déclencheurs de cette décision, mais il n’est pas le seul[1]. Notre intérêt pour le concept de complémentarité embrassait plus large. À cette époque, nous percevions déjà la complémentarité comme un véritable principe, aux répercussions aussi fondamentales et universelles que celles du principe de non-contradiction d’Aristote, par exemple.

Élaborer un principe de complémentarité représente cependant une tâche énorme à laquelle deux personnes ne peuvent évidemment pas suffire. Nous avons toujours considéré notre projet comme un geste essentiellement symbolique : manifester la fécondité de cette approche par les quelques travaux que nous réaliserions ensemble.

Écrire à deux ne va pas de soi toutefois. Chaque personne a son style d’écriture, son encyclopédie personnelle, sa méthode de travail, sa tournure d’esprit et même une visée principale qui lui est propre, sa voie de prédilection.

Dialoguer ou discuter en général ne va pas de soi non plus. La tendance à s’opposer, à camper sur sa position, ou encore la tendance inverse, celle de renoncer à sa position pour en finir justement avec les remises en question, sont communes et quasi irrépressibles. C’est le piège de la polarisation.

Pour l’éviter, il faut un troisième terme qui soit l’étalon, la référence au projet. Dans la discussion entre Jésus et les Pharisiens au sujet du divorce, ceux-ci demandent: « Est-il permis à un homme de renvoyer sa femme? » (Matthieu 19, 3ss) Cette question nous situe dès le départ devant une discussion close, un rapport rompu entre l’époux et l’épouse. Comment résoudre l’impasse? Jésus répond: « Au commencement, il n’en était pas ainsi… ». C’est qu’au commencement, il y avait un projet, un projet de rapport entre Dieu et l’humain, et entre l’humain et l’humain.

Qu’en est-il du projet d’écrire? « Écrire, c’est avoir la passion de l’origine », propose Jacques Derrida en citant Edmond Jabès[2]. Mais la passion d’écrire peut également conduire au divorce, à la rupture de dialogue: est-il permis de renvoyer l’autre? Il est facile de se complaire dans les mots et de s’y cantonner, de monologuer.

Pour nous, l’origine se définit comme l’endroit et le moment où l’on découvre le projet … et sa base. Car tout projet repose sur une fondation. Une maison bâtie sur le sable ne peut escompter le même avenir qu’une maison bâtie sur le roc. L’aboutissement de toute oeuvre est en quelque sorte tributaire du projet qui l’anime et de la base sur laquelle elle s’édifie.

Remonter à l’origine fait partie de la méthode de toutes sciences. Dans chaque domaine, c’est le projet amorcé dès le commencement du monde qu’il importe de découvrir et de développer. Remonter à l’origine est un chemin pour entrer en rapport avec la réalité (la base) et le sens (le projet), un moyen pour remettre nos pendules à l’heure, retrouver nos points de repère, renouveler notre manière de penser, de traiter les personnes et les choses. Finalement, il s’agit toujours d’entrer en relation avec l’autre quel qu’il soit, de manière de plus en plus adéquate.

Dans nos recherches, nous sommes remontés à l’origine par deux voies, la Bible et les philosophes Présocratiques, afin de partager la même découverte: au commencement était la complémentarité, c’est-à-dire la dualité sans duel[3].

Dans cette perspective, la complémentarité n’est pas qu’un sujet sur lequel on réfléchit, il faut la pratiquer, s’y exercer. Elle est partie prenante de la caritas, qui comprend cet amour du genre humain (caritas generis humani) dont parlait Cicéron[4].

Écrire à deux nous apparaît alors comme une méthode qui a un fondement « originaire ». Elle est une forme d’application de ce qu’implique la référence de Jésus au « commencement » et qui traverse son enseignement : il faut que l’un (soi) aime, vive et travaille avec l’autre (le prochain).

Francine Dupras et Jean-Marc Rufiange
27 juin 2013

 


[1] Pour connaître notre cheminement, voir Projet conjoint de recherches.

[2] Jacques Derrida, L’Écriture et la différence, Éditions du Seuil, Collection « Tel Quel », Paris, 1967, page 430.

[3] L’étymologie du mot « duel » (duellum) permet de faire ressortir l’ambivalence potentielle de tout ce qui est « deux ».
1. « Duel » repose sur la racine du mot latin duo, « deux », mais s’est orienté vers la valence d’opposition. Comme le fait de plus remarquer le Wiktionnaire, la valence oppositionnelle ou négative remonte à l’indo-européen : du radical indo-européen commun dāu-, deu- (« détruire, brûler ») qui donne le grec ancien δύη, duē (« misère, souffrance »). Voyez cependant son synonyme bellum pour des explications sur une autre dérivation possible. Variante de bellum : « guerre ».
2. Bellum n’est donc qu’une évolution phonétique de duellum. Le « deux » peut ainsi mener à la « guerre ». Nous suggérons donc de faire évoluer le « deux » dans le sens de la complémentarité et de la caritas, d’où notre souhait de « dualité sans duel ». Nous aurions aussi pu dire « dualité non duelle ».

[4] « Mais de tout ce qui est honnête, rien n’a plus d’éclat et ne s’étend plus loin que l’union des hommes avec leurs semblables; cette société et cette communauté d’intérêts, cet amour de l’humanité, amour qui naît avec la tendresse des pères pour leurs enfants, se développe dans les liens du mariage, au milieu des noeuds les plus sacrés, puis coule insensiblement au dehors, s’étend aux parents, aux alliés, aux amis, aux relations de voisinage, grandit avec le titre de citoyen, se répand sur les nations alliées et attachées à la nôtre, enfin est consommé par l’union de tout le genre humain. Lorsque dans cette union universelle, on rend à chacun ce qui lui appartient, lorsqu’on se fait le soutien équitable et zélé de cette société générale des hommes, alors on pratique la justice, qui a pour compagnes la piété, la bonté, la libéralité, la bienveillance, la douceur, et toutes les qualités qui viennent du même esprit… » (Cicéron, Des suprêmes biens et des suprêmes maux, Livre V, XXIII)

 

1 Responses to Écrire à deux

  1. Élizabeth dit :

    En tout cas, vous êtes bien courageux et humbles d’écrire à deux! C’est difficile d’écrire, de se faire corriger (quelques fois, bien drastiquement!) mais là, écrire à deux! Mais, en même temps, je me dis que cela doit être extrêmement enrichissant et doit ouvrir tout un monde de possibilités. En plus, vous pouvez appliquer concrètement, au quotidien, le principe de complémentarité. C’est génial en fait!
    Merci beaucoup pour toutes vos réflexions qui nous amènent plus loin dans notre cheminement personnel et notre compréhension de la relation homme-femme.

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