L’Immaculée Conception et l’histoire du Salut

 

Le 25 décembre 2005, dans la première année de son mandat comme successeur de Pierre, Benoît XVI publiait une encyclique sur l’amour chrétien: « Deus caritas est ». Pour atteindre la plénitude de cet amour, il rappelait que « des purifications et des maturations sont nécessaires ». On comprend habituellement que ce rappel concerne chaque individu dans son cheminement propre. Mais on oublie trop souvent que, dans la vision biblique, cela concerne aussi le cheminement du peuple juif d’abord, de l’Église et de toute l’humanité par extension. C’est ce qu’on appelle l’histoire du Salut.

Cheminement dans l’action trinitaire

C’est à l’apogée de l’histoire du Salut, du cheminement de son peuple, que le Messie advient. Cet avènement n’est donc pas fortuit ni accessoire; il est le résultat d’un cheminement qui implique toute l’humanité.

Dans la théologie chrétienne, on a cependant fini par faire abstraction, au moins partiellement, de cette progression dans l’histoire en insistant fortement sur la grâce rédemptive du sacrifice du Christ, le Messie, dont le vecteur est perçu, non seulement comme dirigé vers un avenir du Salut, mais comme la puissance rétroactive qui assure le Salut dans le passé tout aussi bien.

Cet accent mis sur l’action du Christ peut également contribuer à faire que l’on néglige l’action toujours initiatrice du Père, qui est à l’origine du projet de la Création tout comme de la Rédemption, et celle de l’Esprit Saint qui en est l’agent. De ce point de vue, l’Incarnation du Fils résulte de l’intention du Père et de l’action de l’Esprit. À Marie, l’Ange de l’Annonciation dit bien: « L’Esprit te prendra sous son ombre ».

Genèse toujours en cours de l’Humanité

Dans la Rédemption, Dieu ne rompt pas avec son projet de Création, il ne le redéfinit pas. Il adapte sa stratégie en fonction des choix de l’Homme. La logique initiale de son dessein n’est donc pas oubliée, elle est au contraire reformulée. Après sa Chute, l’Homme, cet Adam primordial, chef-d’oeuvre de son action créatrice, son image et sa ressemblance, est reconduit à un nouvel accomplissement, dans une union encore plus intime et définitive avec la divinité, dans le Fils incarné. C’est pourquoi Jésus, le Christ, est appelé le nouvel Adam.

Dans ce dessein primal, Dieu-Élohim a défini l’Homme, l’Adam, dans la dualité homme (!) et femme (!) – en hébreu: Zakar et NeQéBvaE, Gn 1 – et leur avait commandé: « fructifiez et multipliez et remplissez la terre et (la) conquérez et dominez… ». Ainsi le Fils, nouvel Adam, devait s’incarner comme le Fruit de l’humanité homme et femme – cette fois, AÏSh et AïShaE en hébreu, Gn 2. Si le Christ est le nouvel Adam, on pourrait alors dire que  Joseph et Marie sont le nouveau AÏSh et la nouvelle AïShaE.

Et, comme le plan divin est loin d’être uniforme et linéaire, Marie est aussi qualifiée par la tradition chrétienne comme nouvelle Haoua/Ève: « la vivante ». La création de la nouvelle Ève constitue ainsi le premier mouvement de la stratégie divine, car Marie deviendra la mère de celui qui se déclarera la Vie même.

Marie comme pivot de l’Histoire

Marie est, en quelque sorte, le pivot autour duquel est articulée la logique de la Rédemption. Pour cela, il faut, toujours selon cette même tradition chrétienne, qu’elle soit conçue sans trace de la Chute. Elle est Marie l’Immaculée.

Augustin l’avait déjà prévu:

De la Sainte Vierge Marie, pour l’honneur du Christ, je ne veux pas qu’il soit question lorsqu’il s’agit de péchés. Nous savons en effet qu’une grâce plus grande lui a été accordée pour vaincre de toute part le péché par cela même qu’elle a mérité de concevoir et d’enfanter celui dont il est certain qu’il n’eut aucun péché.

De natura et gratia (De la nature et de la grâce), XXXXVI. P.L., 44, col. 267.

L’Immaculée Conception de Marie se trouve par le fait même aux confins du concevable et même du politiquement correct aux yeux de plusieurs et c’est pourquoi le développement de la théologie immaculiste ne s’est pas fait sans heurts ni tiraillements. Avant la confirmation définitive du dogme par Pie IX en 1854, la question a fait l’objet de débats enflammés.

Débats théologiques

Un bon nombre des Pères de l’Église évoquaient déjà la notion d’« Immaculée Conception »: Éphrem, Ambroise, Augustin, les Pères grecs dans l’ensemble. Mais si l’on suit l’histoire du développement du concept, nous nous retrouvons toujours face à deux « camps », soutenant des positions opposées et souvent irréductibles.

On souligne souvent les positions apparemment contraires des dominicains et des franciscains sur le sujet, les franciscains étant favorables à la notion, les dominicains défavorables. La position de Thomas d’Aquin est ambivalente et il n’est pas le seul dans ce cas. Garrigou-Lagrange fait ainsi la nomenclature de certains des plus éminents contradicteurs de ce « privilège » qui serait celui de Marie:

Il faut reconnaître qu’au XII° et au XIII° siècle, de grands docteurs comme saint Bernard, saint Ansel­me, Pierre Lombard, Hugues de Saint-Victor, saint Albert le Grand, saint Bonaventure, saint Thomas, paraissent peu favorables au privilège […]

Garrigou-Lagrange, Réginald Fr., La Mère du Sauveur et notre vie intérieure, 2,2,2,3 (http://www.christ-roi.net/index.php/Garrigou-Lagrange,_Réginald_Fr.,_La_Mère_du_Sauveur_et_notre_vie_intérieure)

Pour Garrigou-Lagrange, c’est que ceux-ci « n’ont pas assez considéré l’instant même de l’ani­mation ou de la création de l’âme de Marie, et qu’ils n’ont pas assez distingué, grâce à l’idée de Rédemption préser­vatrice, que Marie, qui devait encourir la tache héridi­taire, ne l’a pas encourue de fait. Ils n’ont pas toujours assez distingué entre ‘debebat contrahere’ et ‘con­traxit peccatum’ ».

Si les protestants y sont contraires, c’est qu’ils s’interrogent sur la possibilité du libre-arbitre de Marie si elle est exempte du péché. À cet égard, la position de Martin Luther rejoindrait celle de Thomas, non sans que les injonctions  de sa pensée le placent dans un tiraillement encore plus aigu. Luther aurait affirmé que « Marie est la seule goutte soustraite par Dieu à l’océan du péché originel », mais il s’opposait à la célébration de ce privilège.*

(*Voir le cours résumé offert dans http://www.mariedenazareth.com/qui-est-marie/luther-et-la-conception-immaculee-de-marie)

Enjeu du dilemme

Les subtilités théologiques nécessitées par la difficulté du sujet font ressortir le caractère polarisant de l’enjeu pivotal de l’apparition de la Vierge Marie dans l’histoire. En regard de son Immaculée Conception, l’irréductibilité foncière des diverses positions peut s’illustrer dans le vis-à-vis des positions catholique et orthodoxe.

Le dogme catholique défini par Pie IX dans la bulle Ineffabilis Deus (8 décembre 1854) proclame:

Nous déclarons, prononçons et définissons que la doctrine, qui tient que la bienheureuse Vierge Marie a été, au premier instant de sa conception par une grâce et une faveur singulière du Dieu tout-puissant, en vue des mérites de Jésus-Christ, Sauveur du genre humain, préservée intacte de toute souillure du péché originel, est une doctrine révélée de Dieu, et qu’ainsi elle doit être crue fermement, et constamment par tous les fidèles.

Comme on le voit, « la puissance rétroactive » du sacrifice du Christ est affirmée d’emblée. Mais s’il est indéniable que le rayonnement du Sauveur incarné doit effectivement aller dans toutes les directions spatiales et temporelles, il ne faut pas qu’il soit le centre unique de notre attention; l’achèvement que constitue l’Incarnation doit aussi être vu comme le résultat d’une longue préparation qui fonde toute l’histoire du Salut.

C’est ce que les orthodoxes tentent de faire valoir:

Si la Sainte Vierge pouvait jouir des effets de la Rédemption avant l’oeuvre rédemptrice du Christ on ne voit pas pourquoi ce privilège n’aurait pu être étendu à d’autres personnes, à tout le lignage du Christ, par exemple, à toute cette postérité d’Adam, qui contribua de génération en génération à préparer la nature humaine assumée par le Verbe dans le sein de Marie. On ne peut séparer d’une manière absolue la Sainte Vierge dés le moment de sa conception par Joachim et Anne du reste de la postérité d’Adam. En l’isolant ainsi ne court-on pas le risque de déprécier toute l’histoire de l’humanité avant le Christ, d’abolir le sens même de l’Ancien Testament, qui fut une attente messianique, une préparation progressive de l’humanité à l’Incarnation du Verbe ? En effet, si l’Incarnation n’était conditionnée que par le privilège accordé à la Vierge « en vue du mérite de son Fils », la venue du Messie dans le monde pouvait s’accomplir à n’importe quel moment. Dieu pouvait, par un décret spécial qui n’aurait dépendu que de l’arbitraire divin, créer l’instrument Immaculé de son Incarnation, sans tenir compte de la liberté humaine dans les destinées du monde déchu ? Pourtant, l’histoire de l’Ancien Testament nous apprend autre chose : le sacrifice volontaire d’Abraham, les souffrances de Job, l’oeuvre des prophètes, toute l’histoire enfin du peuple élu avec ses ascensions et ses Chutes, n’est pas seulement un assemblage de préfigurations du Christ, mais aussi une épreuve incessante de la liberté humaine répondant à l’appel divin, fournissant à Dieu, dans cet acheminement lent et laborieux les conditions humaines nécessaires à l’accomplissement de sa promesse.

(http://clubchretien.free.fr/vierge_marie.html)

Les orthodoxes craignent un « déchirement » de la trame de l’histoire du Salut, la perte du « lien de solidarité historique avec les autres actes qui contribuèrent à préparer, au long des siècles, l’avènement du Messie* ».

(*Citation du théologien russe orthodoxe Vladimir Lossky. https://fr.wikipedia.org/wiki/Immaculée_Conception)

L’argumentation orthodoxe revient encore à la question du « libre arbitre » qu’évoquent les protestants, comme on peut le voir ici:

Le dogme de l’Immaculée Conception, tel qu’il est formulé par l’Eglise Romaine, déchire cette sainte continuité des justes ancêtres de Dieu qui trouve son terme final dans le Ecce ancila Domini. L’histoire d’Israël perd son sens intrinsèque, la liberté humaine est privée de toute sa valeur et la venue même du Christ qui s’effectuerait en vertu d’un décret arbitraire de Dieu, reçoit le caractère d’une apparition de « deus ex machina », faisant irruption dans l’histoire humaine.

Pour aller dans le sens de cet argument, on conçoit que, même sans le dogme de l’Immaculée Conception, l’Incarnation elle-même peut être taxée de « deus ex machina » si l’on ne prend pas en compte son lien intrinsèque avec l’histoire du Salut.

Par contre, on ne peut se limiter à ne voir qu’une progression sans coups vers l’Incarnation. Il faut, à un moment ou l’autre, un événement qui constitue l’avènement. Et nous revenons de facto au « Ecce ancilla Domini » de Marie. C’est cet acte de liberté d’une personne qui crée l’événement et permet l’avènement. Mais cet acte de liberté de Marie n’aurait plus aucun sens si son Fils n’avait pas fait lui aussi le sien: « Père, que ta volonté soit faite et non la mienne »…, acte qui inaugure l’événement central, ultime et unique de sa mort et résurrection.

Il faut donc comprendre que le temps n’est pas le seul facteur impliqué ici. La grâce « prévenante » du Dieu trinitaire est toujours active. En son sein, passé, présent et avenir s’agencent de diverses manières et non pas seulement de façon linéaire, de sorte qu’en interprétant l’histoire, on doit y discerner à la fois les continuités et les ruptures, comme ce fut le cas pour la physique quantique. Celle-ci a été obligée de constater et donc d’admettre l’idée d’un « saut quantique », qui allait en contradiction avec l’énoncé de la physique classique s’appuyant sur le principe de continuité d’Aristote: « Natura non facit saltus » (la nature ne fait pas de saut).

L’irréductibilité reflétée dans la problématique du dogme de l’Immaculée Conception se situe donc aux confins du temps et de l’éternité et ne se résout qu’à l’intérieur de la dynamique trinitaire. On ne peut donc pas se limiter, pour expliquer le Salut, à la seule action du Christ, le Fils incarné. L’histoire du Salut résulte aussi de l’action initiatrice du Père et de l’action agente de l’Esprit Saint.

Voie de l’Esprit Saint

Cherchant une solution au dilemme de l’Immaculée Conception, Duns Scot propose l’idée que cette grâce est non pas libératrice mais préservatrice. Cet argument oblige la théologie à sortir d’un certain christocentrisme. La notion se retrouve, bien que peu relevée, dans la Constitution sur le dogme. Pie IX cite son prédécesseur Alexandre VII qui évoque la logique impliquée dans la proposition de Duns Scot:

[…] la Bienheureuse Vierge, comme ayant été, par la grâce prévenante du Saint-Esprit, préservée du péché originel […]

Constitution apostolique Ineffabilis Deus, première partie, article 2.

La grâce prévenante de l’Esprit de Dieu: N’est-ce pas l’Esprit qui traverse les temps et unit le commencement, l’instant présent et la fin?

Judith de Béthulia, la ville « vierge » *, se fait prophétesse de cette vision dans sa magnifique prière:

[…] c’est toi qui as fait le passé et ce qui arrive maintenant et ce qui arrivera plus tard. Le présent et l’avenir, tu les as conçus, et ce qui est arrivé, c’est ce que tu avais dans l’esprit. Tes desseins se présentèrent et dirent: « Nous sommes là! » Car toutes tes voies sont préparées et tes jugements portés avec prévoyance.
(Judith 9:5-6. Version Bible de Jérusalem)

(* Le nom de la ville où habitait Judith: « Béthulia », se rapproche du mot hébreu « betoulah » qui signifie « vierge ».)

Dans une vision historico-eschatologique, la « fin » est le moment révélateur du sens de tout le processus. Teilhard de Chardin l’avait appelé « point omega ». Wolfhart Pannenberg avait appliqué le terme de « prolepsis » à cette idée et il est vrai qu’à la fin tout sera révélé. Le Christ a dit: « Car le Fils de l’homme doit venir dans la gloire de son Père, avec ses anges ; et alors il rendra à chacun selon ses œuvres ». (Mt 16:27 )

N’est-il pas remarquable par ailleurs que le sommet de l’apparition de Marie à Fatima soit sa déclaration: « À la fin mon Coeur Immaculé triomphera »?

Mais si la fin est la révélation de tout le processus et l’accomplissement du dessein de Dieu, il ne faut jamais oublier que celui-ci est « déjà-là » aux origines, au « commencement » (Bereshit, en hébreu). La « prolepsis » implique que le commencement, le maintenant et la fin se superposent hors du temps linéaire et constituent pour Dieu, dans son Esprit, un « en même temps » transcendant le temps mais immanent dans l’histoire.

Dans le dessein de Dieu tout se tient et tout est relié.

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