• Le Portique
S’il existe des portes des cieux (Assise, Montmartre), qui sont des portes de l’espace, il y a aussi des portes du temps. Celles du temps personnel, années et moments de chacun, et celles du temps universel, siècles et heures de l’Histoire.
« Laissons couler le temps avec lequel nous nous écoulons petit à petit pour être transformés en la gloire des enfants de Dieu », peut-on lire au portique de Marthe à Tarascon.
Est-ce que le temps de l’Histoire coule et s’écoule et celui de chacun s’élève vers les sommets? Ou est-ce l’inverse? Ou les deux?
Il y a des moments dans la vie où le temps se dilate. Il y a aussi des temps où l’on se souvient des moments passés, où l’on espère des moments futurs, des moments de salut. Nous passons ainsi par des portes qui nous transportent, d’un temps à un autre. Ces passages sont importants car ils fondent notre action présente, par le rappel de nos temps fondateurs, parfois même de nos options fondamentales, et ils appellent vers l’avant, dans l’espérance.
• Les Signes et les Sauts temporels
« Laissons couler le temps »… On dirait pourtant que l’Histoire progresse par saut et que tout saut est précédé dans le temps d’un ou de signes qui l’annoncent sans qu’il ne se réalise encore.
Mais il y a le signe de la Croix: « Tout est accompli », murmure le Christ. En lui, Signe et Saut coïncident: « Je suis la Porte », avait-il annoncé. Après son départ, s’opère une sorte d’anomalie temporelle. Son Heure ayant sonné, se développent les effets directs de la grâce de son incarnation et de la rédemption, y compris ceux de sa résurrection. C’est à cette période que correspond ce qu’on appelle généralement l’Église primitive. Or, aux prémisses se mélangent aussi les éléments normaux de l’évolution des choses, selon les règles du temps qui s’écoule, de l’évolution de l’Histoire. C’est alors que resurgissent, progressivement, les éléments problématiques, ataviques. C’est ainsi que nous pouvons observer, simultanément et en une sorte de contradiction, les avancées de l’Esprit et le retour du non-accompli qui se révèle comme une sorte d’entropie spirituelle ou même charnelle. Entropie charnelle. Le bilan demeure nécessairement positif, mais il existe des périodes durant lesquelles les phases du train d’ondes formé des forces de l’histoire et de l’entropie charnelle s’amplifient, négativement ou positivement, où les effets de la grâce observés semblent s’annuler pour un temps. C’est ainsi que nous avons des cycles de balance bien/mal. Et si l’on se fie à la logique des apocalypses, il existe en outre des moments creux extrêmes.
Car, après les Signes qui annoncent et marquent les Heures de l’Histoire, s’enclenche la minuterie de l’attente. Temps qui apparaît suspendu, sujet au recul. Creuset d’espérance.
• L’Heure provençale
Il y a en Provence une porte du temps qui nous transporte, d’un temps à un autre, du temps qui est le nôtre au temps de l’Église primitive.
L’Église des origines, encore toute empreinte de la Présence de l’Adam-Jésus, l’Humain nouveau, commence, sous l’action de l’Esprit, à se répandre dans l’espace. À partir de Jérusalem, en rayonnement graduel dans le tissu de l’empire romain, l’Église prend son envol. Les disciples vont par les chemins, deux par deux d’abord et, ensuite, en multitudes.
Mais il y a un petit groupe à part qui connaît un sort particulier: les amis de Jésus, Marthe, Marie-Madeleine et Lazare. Grâce à eux, il y a aujourd’hui, en Provence, des signes des temps, parce qu’un Lazare, évêque, et ses deux soeurs, prêcheuses et priantes, ont marqué de leurs pas cette terre de présence.
Ils avaient déjà fait leurs marques au temps de Jésus : Marthe par sa confession, Marie-Madeleine par son amour et Lazare, ressuscité, parce qu’il était ainsi devenu un signe des temps, une sorte de porte du ciel ambulante, que les autorités se mirent à détester hautement :
Les grands prêtres résolurent alors de tuer aussi Lazare, parce que beaucoup de juifs les quittaient à cause de lui et croyaient en Jésus. (Jean 12, 10-11)
La tradition raconte que les trois amis de Jésus et leurs proches furent ainsi exilés par les juifs, à cause de leur témoignage:
[…] parce qu’ils prêchaient hautement le résurrection du Sauveur du Monde, et qu’ils l’avaient aimé chèrement durant sa vie, et pour les faire périr, ils les exposèrent dans un vaisseau sans voiles, sans avirons et sans gouvernail; mais comme il n’y a point de conseil humain qui se puisse opposer aux arrêts de la Providence, cette sainte troupe, […] aborda heureusement au port de Marseille, où s’étant débarquée elle se sépara pour aller prêcher l’Évangile dans tout le reste de la Provence. (Antoine de Ruffi dans son « Histoire de la Ville de Marseille contenant ce qui s’est passé de plus mémorable depuis sa fondation », 1696)
En sonnant à la porte marseillaise, l’exil est devenu visite.
Car c’était l’Heure de la Provence. Comme à Cana.
À Cana, on parle aussi de temps. On parle aussi d’y lire les signes. Une version sait que l’heure n’est pas venue, celle de l’homme-Adam Jésus. Une autre version, celle de la femme-Ischa Marie, entre dans les fonctions cachées du temps et interpelle : « Faites tout ce qu’il vous dira ». Elle lui ouvre une porte dans le Temps. C’est l’heure du vin. L’heure du vin et des noces. Jésus dit: « Femme, quel est le rapport? Tout nous sépare! », mais il comprend que Marie, la Femme, appelle le Temps, et il agit dans son sens. Et ce fut le commencement d’un nouveau temps, marqué par le commencement des signes du Temps.
• Porte du temps, ouverture à l’espace
« Laissons couler le temps … pour être transformés en la gloire des enfants de Dieu », disait le Genevois amoureux de la Provence.
Mais nous ne parlerons pas de l’homme évêque, qu’il s’appelle François de Sales ou Lazare de Béthanie. Nous en avons assez parlé. Parlons plutôt de ces femmes qui sont leurs soeurs et qui sont les amies de Jésus.
François ressentait depuis longtemps la nécessité d’ouvrir les portes à la sainteté de tous, cette gloire des enfants de Dieu, particulièrement aux femmes qui étaient confinées au cloître et à la contemplation :
Un projet a mûri peu à peu dans la pensée de l’évêque, une nouvelle forme de vie religieuse; il sent qu’entre les monastères réformés, très austères, et les monastères non réformés, généralement très relâchés à cette époque, il existe une troisième voie. Si la sainteté n’était pas envisageable sans le froid, la faim et le dénuement volontaires, que deviendraient alors ceux, bien nombreux, qui doivent porter une épreuve de santé, ou simplement une forme physique réclamant quelque prudence? Il a trop vu de ces jeunes filles ou femmes désirant une vie monastique inabordable pour cette seule raison. Il en a vu d’autres, aussi, que les austérités n’aidaient pas à approfondir une vie d’union à Dieu. Il veut intérioriser les exigences de la vie contemplative et la mettre à la portée de toutes: jeunes, moins jeunes, fortes, moins fortes, veuves libres de toutes obligations.
Il faut dire que la Providence elle-même semblait approuver le projet de François car elle lui présenta la parfaite incarnation de cet idéal en la personne de Jeanne, veuve et baronne. Quand il la rencontra, il sut que l’heure était venue. Cette femme lui avait été annoncée.
Par ailleurs et complémentairement, il fallait dans ce projet hors les murs monastiques une dimension de prière:
La rigueur de cet institut impliquerait une vie spirituelle développée, avec pour corollaires l’obéissance, la complaisance mutuelle, la douceur, le respect des règles fondées sur l’humilité, la chasteté, la pauvreté.
Les historiens auraient avantage à se pencher davantage sur cette approche qui se fonde sur une vision complémentaire de l’appel évangélique, qui avait pourtant cours dans l’Église depuis fort longtemps, basée principalement sur une interprétation des rôles spécifiques de Marthe et de Marie issue d’une lecture de Luc :
Comme ils faisaient route, il entra dans un village, et une femme, nommée Marthe, le reçut dans sa maison. Celle-ci avait une soeur appelée Marie, qui, s’étant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole. Marthe, elle, était absorbée par les multiples soins du service. Intervenant, elle dit : « Seigneur, cela ne te fait rien que ma soeur me laisse servir toute seule? Dis-lui donc de m’aider. » Mais le Seigneur lui répondit : « Marthe, Marthe, tu te soucies et t’agites pour beaucoup de choses; pourtant il en faut peu, une seule même. C’est Marie qui a choisi la meilleure part ; elle ne lui sera pas enlevée. » (Lc 10, 38-42)
C’est ainsi que, dans l’exil d’Annecy, François fonda avec sa pieuse amie la congrégation des filles de la Visitation. On comprend la dévotion que Jeanne et François entretenaient à l’égard des deux soeurs de Béthanie, ces deux femmes qui, justement, étaient venues visiter cette Provence et marcher sur ses chemins en proclamant la bonne nouvelle. Mais pourquoi la Visitation?
La Femme qui porte l’Enfant-Dieu va en hâte faire la Visitation de la femme qui porte l’enfant-prophète. Pour la soutenir, sans doute, mais aussi pour unir le signes de l’avènement dans un seul évènement. Marie court et marche, de son lieu vers le lieu de l’autre. Et l’autre femme l’accueille, en même temps que l’enfant-prophète reconnaît le Signe des signes des temps, dès le sein de sa mère.
Mais l’œuvre aperçue ne se fera pas comme le souhaitaient les deux fondateurs. On ne voyait pas, à cette époque, d’un très bon oeil, des femmes libres dans les rues, comme si cela représentait une sorte de contre-sens en regard de la vision de la femme intérieure, vierge et priante, qui constituait l’idéal de l’engagement féminin dans l’Église à travers les époques écoulées.
Pourtant, c’est ce que désirait François l’évêque. Il songeait depuis longtemps à une oeuvre conforme à sa vision de l’appel universel à la perfection évangélique, également porteuse d’une intuition prophétique, celle de la nécessité d’une présence de l’élément féminin de l’Église dans le monde qui déborderait les cadres conventionnels:
Une simple congrégation de femmes sans vœux perpétuels, non cloîtrées, actives, ouvertes à toutes les personnes, infirmes, voire malades; afin de s’occuper à l’extérieur des pauvres, des malades et des indigents.
Jeanne et François voyaient ces femmes dans l’espace ouvert. Intuition partagée qu’il y avait là une Porte du temps.
• Le rendez-vous de l’Heure
La petite communauté d’Annecy fait bientôt parler d’elle. C’est normal, elle est une lampe ou un fanal, un signal de bal, et sa lumière déborde la petite Annecy vers la grande et prospère Lyon, capitale des Gaules. L’évêque de Lyon, primat des Gaules donc, s’adresse à l’évêque de Genève dans son exil d’Annecy, ainsi qu’à sa collaboratrice, et leur demande de fonder dans son fief.
Autre mystère qui témoigne des fonctions cachées du temps : la petite congrégation n’est pas aussitôt créée que le temps (est-ce le temps perdu?) la rattrape et lui impose de s’inscrire dans son temps, comme si l’heure n’était pas venue.
On tente, tant bien que mal, de suggérer que les fondateurs se plièrent sans peine à ce renversement, mais beaucoup s’en faut, comme le montre un des confidents de François :
« Je ne sais, me disait-il, pourquoi chacun me dit l’instituteur et le fondateur de la Congrégation de ces filles de la Visitation; je suis bien homme de moyens pour faire des fondations, et d’esprit pour établir un Ordre nouveau! Comme s’il n’y avait pas déjà, plus que suffisamment, des instituts monastiques. Vous le dirai-je ingénument? J’ai donc fait ce que je voulais défaire, et défait ce que je voulais faire. » Qu’entendez-vous par là? lui disais-je. « C’est, répartait-il, que je n’avais dessein que d’établir une seule maison à Annecy, où il y eût une congrégation simple de filles et de femmes veuves, sans vœux et sans clôture, dont l’exercice fût de vaquer à la visite et au soulagement des pauvres malades abandonnés et destitués de secours, et à d’autres œuvres de piété et de miséricorde tant spirituelles que corporelles. Et maintenant c’est un Ordre formé vivant sous la règle de saint Augustin, avec les vœux conventuels et la clôture perpétuelle; chose incompatible avec le premier dessein, dans lequel elles ont vécu quelques années : de sorte que le nom de Visitation, qui leur est demeuré, est plutôt une visitation passive qu’active, et elles sont plutôt visitées que visitantes. Ainsi je serai plutôt leur parrain que leur instituteur, puisque mon institution a été comme destituée. Vous n’ignorez pas que Mgr l’archevêque de Lyon est le principal auteur, après Dieu, qu’elles se sont rangées dans l’institut conventuel sous la règle de saint Augustin avec les vœux monastiques, et la clôture : ce serait donc lui qu’il faudrait appeler leur fondateur. Que si j’ai dressé leurs Constitutions conformes à cette règle, ce n’a été que par commission et ordonnance du Saint-Siège apostolique, qui me commanda de l’ériger en monastère formé avec les vœux et la clôture […] »
Qu’est-ce qu’un cloître? Un cloître, c’est un espace fermé et un centre. La rue est un espace ouvert et aussi un vecteur. La rue ou le cloître? Ou les deux?
L’évolution de la situation de la femme dans les sociétés comporte des éléments positifs et négatifs concurrents, comme la place grandissante qu’elle y prend et, par opposition, la montée de sa redéfinition sexualisante qui résulte dans l’exploitation sexuelle, l’avortement, le viol, … L’évolution de la situation de la femme est donc un étalon de l’évolution historique en même temps qu’une condition de l’advenir de l’humanité. Ceci, bien sûr, est d’autant plus vrai pour l’Église qui se doit de montrer le chemin.
Il faut donc que, dans sa chair, l’Église incarne de plus en plus la réalité de ce rapport entre les deux versions de l’Heure. Comme à Cana. Comme en Provence.
Le Vin nouveau est déjà versé, il est à notre portée. Est-ce l’Heure?